ENQUETER DE QUEL DROIT ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales

« Je n’allais pas leur don­ner les noms, c’est une ques­tion d’éthique »
Entre­tien avec Pinar Selek (socio­logue turque et mili­tante fémi­niste), mai 2010

Article publié dans « Enquê­ter, de quel droit ? Menaces sur l’en­quête en sciences sociales »

Arrê­tée en 1998 par la police turque alors qu’elle mène une enquête socio­lo­gique sur le mou­ve­ment kurde, la socio­logue Pinar Selek refuse de livrer aux auto­ri­tés les noms de ses enquê­tés. Tor­tu­rée, empri­son­née, elle est alors l’objet d’une incri­mi­na­tion sup­plé­men­taire, puisque les auto­ri­tés l’accusent d’avoir posé une bombe dans le bazar égyp­tien, mar­ché aux épices d’Istanbul. Une mobi­li­sa­tion natio­nale et inter­na­tio­nale va se déve­lop­per au fil des années, pour dénon­cer les condi­tions de cette arres­ta­tion et l’absence de fon­de­ments de ces accu­sa­tions qui per­durent jusqu’à aujourd’hui. Libé­rée en 2000, acquit­tée à deux reprises en 2006 et 2007, Pinar Selek doit aujourd’hui faire face à une nou­velle épreuve, l’exil : l’État turc entend rou­vrir le dos­sier et les pour­suites judi­ciaires. Mal­gré la pré­pa­ra­tion de ce nou­veau pro­cès qui lui prend beau­coup d’énergie, elle accepte de racon­ter son his­toire et de reve­nir sur les jus­ti­fi­ca­tions, éthiques et socio­lo­giques, de son refus de livrer à la police l’identité de ses enquê­tés. Son témoi­gnage clô­ture cette seconde par­tie de l’ouvrage en mon­trant les limites des pos­si­bi­li­tés d’accommodement des sciences sociales avec l’arbitraire d’une rai­son d’État. Il invite, à tra­vers la com­pa­rai­son avec d’autres contextes inter­na­tio­naux, à une réflexion sur ce que pour­rait être une pra­tique de recherche tota­le­ment subor­don­née à la loi et à l’autorité réga­lienne d’un État.

 

C’est en juillet 1998 que vous êtes arrê­tée par la police turque à la sor­tie d’un ate­lier pour les enfants des rues que vous ani­miez. Pour­riez-vous reve­nir sur les condi­tions de cette inter­pel­la­tion et sur les rai­sons que les auto­ri­tés turques avan­cèrent alors pour la jus­ti­fier ?

Depuis 12 ans, je reviens sans arrêt à cette ques­tion. Même si c’est dou­lou­reux pour moi de me sou­ve­nir, de par­ler, de reve­nir sur le dérou­le­ment des évé­ne­ments qui consti­tuent un véri­table com­plot. En 1996, j’ai fon­dé « L’atelier de la rue » à Istan­bul. Il n’accueillait pas seule­ment les enfants de la rue ; le fré­quen­taient éga­le­ment des adultes, SDF, tra­ves­tis, trans­sexuelles, tra­vailleuses du sexe, gays, les­biennes, des voleurs, des uni­ver­si­taires, des ven­deurs ambu­lants, des col­lec­teurs d’ordures, des musi­ciens gitans … Un lieu d’échanges, un lieu de mélanges. Le prin­cipe était le sui­vant : les enfants nous appor­taient les objets qu’ils avaient trou­vés dans les pou­belles. Nous tra­vail­lions des objets des plus hété­ro­clites et nous les trans­for­mions en oeuvres artis­tiques. Nous avions un slo­gan : « Jeter n’est pas facile… » J’avais mobi­li­sé beau­coup de pro­fes­seurs de mon uni­ver­si­té pour notre ate­lier. Grâce à leur par­ti­ci­pa­tion, nous réa­li­sions les des­sins, les sculp­tures de plâtre, de terre. Nous ven­dions nos oeuvres et notre maga­zine dans la rue et ça mar­chait bien. Nous ven­dions tous les exem­plaires ! Ensuite, nous avons éga­le­ment fon­dé un théâtre de rue avec le sou­tien de pro­fes­sion­nels. Il y avait beau­coup de béné­voles, des ami(e)s volon­taires se joi­gnaient à nous ; nous étions indé­pen­dants de toute ins­ti­tu­tion. Dans notre petit ate­lier libre à Beyo­glu (un arron­dis­se­ment d’Istanbul situé sur la rive euro­péenne du Bos­phore), nous par­ta­gions nos expé­riences et nous ten­tions d’exprimer la parole/les paroles de la rue par ces dif­fé­rentes voies.

Paral­lè­le­ment, je ter­mi­nais mon mémoire de mas­ter sur les trans­sexuelles à Istan­bul et débu­tais une recherche sur le PKK, le mou­ve­ment des Kurdes. Mon tra­vail repo­sait sur le recueil d’histoires orales avec les membres de cette orga­ni­sa­tion. Un jour… une belle jour­née enso­leillée, oui… en juillet 98, je me suis retrou­vée entre les mains de poli­ciers. Ils sont arri­vés sou­dai­ne­ment, ils m’ont fait mon­ter bru­ta­le­ment dans une voi­ture et ils m’ont emme­née pour l’interrogatoire. Ils ont sai­si tous mes docu­ments de tra­vail et ont com­men­cé immé­dia­te­ment à m’interroger sur cette recherche et sur les gens à qui j’avais par­lé. Je leur ai dit que je tra­vaillais beau­coup avec des groupes d’exclus et qu’un tel tra­vail repo­sait sur le res­pect de l’anonymat des per­sonnes inter­viewées, et qu’en ce sens il m’était impos­sible d’informer la police. Pour cette recherche, je m’étais d’ailleurs enga­gée expres­sé­ment auprès des per­sonnes inter­viewées, leur garan­tis­sant de ne pas révé­ler leur iden­ti­té. C’était un pro­blème éthique pour moi et une condi­tion de l’enquête socio­lo­gique : je ne pou­vais pas don­ner les noms. Heu­reu­se­ment je n’avais pas ins­crit les noms dans mes notes et mes car­nets. J’avais écrit seule­ment x, y, z, etc. Très rapi­de­ment, des poli­ciers ont com­men­cé à lire mes textes, pen­dant que d’autres m’interrogeaient. Ils m’ont dit que « je n’étais pas kurde », que « je venais d’un milieu intel­lec­tuel », que « j’avais beau­coup de contacts et un bon ave­nir », que… si je don­nais les noms et que je ne par­lais à per­sonne de cette ren­contre, ils me libé­re­raient ; mais qu’ils ne me ren­draient pas tout de suite mes textes, ils les gar­de­raient pour les lire : peut être cela allait-il durer une ou deux années. Je n’ai pas accep­té cette pro­po­si­tion. Et j’ai bien sûr refu­sé de les infor­mer, de don­ner les noms… Ils ont un peu insis­té ver­ba­le­ment… Puis une autre étape a com­men­cé : celle de la tor­ture ! Ils m’ont ban­dé les yeux et ils m’ont emme­née dans un autre endroit. Ils m’ont désha­billée et la tor­ture a com­men­cé. Je ne veux pas racon­ter le détail des tor­tures mais la pire de toutes était le car­can pales­ti­nien et les élec­tro­chocs à la tête. Ça a duré des jours et des nuits. À mesure qu’ils lisaient les docu­ments, les ana­ly­saient, ils deve­naient de plus en plus vio­lents. Je ne sais pas com­ment j’ai pu résis­ter et ne pas dire les noms qu’ils me deman­daient. Ensuite, je me suis retrou­vée plon­gée dans un film de science-fic­tion où je jouais le rôle prin­ci­pal. Ils ont nié avoir sai­si ma recherche… Ils ont pré­ten­du avoir trou­vé des bombes dans « L’atelier de Rue ». Ils m’ont fina­le­ment jetée en pri­son en m’accusant de sou­te­nir le PKK.

En quelques semaines, mes avo­cats (à peu près 120 avo­cats) ont pu prou­ver grâce aux rap­ports balis­tiques que les bombes, soi-disant trou­vées dans l’atelier, avaient déjà été réper­to­riées dans un com­mis­sa­riat avant mon arres­ta­tion. Per­sua­dée que le cau­che­mar allait ter­mi­ner, j’attendais alors ma sor­tie de pri­son en pen­sant tou­jours à ma recherche confis­quée par la police. Mais un mois plus tard, un soir que je regar­dais les infor­ma­tions dans la salle télé de la pri­son, je me suis vue à l’écran. On me pré­sen­tait désor­mais comme une ter­ro­riste, on m’accusait d’avoir posé une bombe au bazar égyp­tien. Un homme avait « avoué » et pré­ten­dait avoir posé une bombe avec moi. Les auto­ri­tés avaient pour­tant à plu­sieurs reprises décla­ré offi­ciel­le­ment que l’explosion du bazar était due à une fuite de gaz. Mais « ils » avaient besoin de pré­textes pour légi­ti­mer leur poli­tique et ils m’ont alors choi­si comme sym­bole : une jeune socio­logue turque (et non kurde !) déjà rela­ti­ve­ment connue pour ses tra­vaux de ter­rain concrets sur des sujets de fond de la socié­té turque. Une façon de lan­cer un aver­tis­se­ment aux intel­lec­tuels et cher­cheurs : « Si vous dépas­sez les limites, vous connaî­trez le même des­tin que Pinar ! » S’ils m’avaient atta­quée direc­te­ment sur mon tra­vail de recherche, cela aurait pu être l’occasion de grands débats en Tur­quie et ils le savaient. Et ce pas uni­que­ment dans les milieux uni­ver­si­taires, car j’avais des contacts et poten­tiel­le­ment de l’influence dans des milieux très dif­fé­rents. Ils ont pré­fé­ré me brû­ler sur la place publique comme une sor­cière du Moyen âge ! Oui, je pense qu’il s’agit éga­le­ment là d’une forme de puni­tion mas­cu­line à l’encontre d’une femme mais aus­si de toute per­sonne qui ose­rait sor­tir du rôle

 

Tout a donc démar­ré parce que vous meniez une enquête uni­ver­si­taire sur la ques­tion kurde. Pour­riez-vous nous dire en quoi consis­tait cette enquête pré­ci­sé­ment ? Aviez-vous déjà, parce que vous tra­vailliez sur cette ques­tion, ren­con­tré des pro­blèmes simi­laires ?

C’était la pre­mière fois que je tra­vaillais sur la ques­tion kurde. Mais je tra­vaillais déjà sur les com­mu­nau­tés exclues. J’avais effec­tué des tra­vaux sur les gitans, sur les enfants de la rue, sur les tra­ves­tis et les trans­sexuelles, sur les tra­vailleuses du sexe. Je m’étais pen­chée éga­le­ment sur la réor­ga­ni­sa­tion des médias, sur le mili­ta­risme en Tur­quie (je mili­tais dans des acti­vi­tés anti­mi­li­ta­ristes). Oui, j’avais déjà ren­con­tré, disons, beau­coup de pro­blèmes… Mais pas la tor­ture ni la pri­son. Ni de telles accu­sa­tions ! J’avais seule­ment fait l’objet de menaces. Mal­gré les dif­fi­cul­tés, la guerre qui régnait en Tur­quie était si pesante et hor­rible qu’il m’était impos­sible de fer­mer les yeux. De plus, la ques­tion kurde et de la guerre n’avait pas encore été réel­le­ment explo­rée d’un point de vue scien­ti­fique, ni guère étu­diée dans les uni­ver­si­tés. Seul le socio­logue Ismail Besik­çi avait enquê­té et publié des livres sur la ques­tion kurde qui lui ont valu d’être empri­son­né pen­dant 15 ans. J’ai com­men­cé à me poser quelques ques­tions et à for­ger mes hypo­thèses. Pour­quoi des dizaines de mil­liers de Kurdes pre­naient-ils le maquis dans les mon­tagnes ? Quels étaient les fon­de­ments de l’organisation PKK ? Et de la révolte kurde ? Quelles ana­lyses fai­saient-ils de cette situa­tion ? Com­ment légi­ti­maient- ils la vio­lence ? Quelles étaient les moti­va­tions des mili­tants ?
Et com­ment tout cela avait-il évo­lué au cours du conflit ? On le voit, c’était en même temps une socio­lo­gie de l’organisation qu’est le PKK…

 

Vous évo­quez un pré­cé­dent à tra­vers le cas d’Ismail Besik­çi. Pré­ci­sé­ment, les socio­logues, ou d’autres cher­cheurs, sont-ils ain­si contrô­lés ou mena­cés par le gou­ver­ne­ment turc ? Et si oui, sont-ce spé­ci­fi­que­ment ceux qui tra­vaillent sur la ques­tion kurde ?

Oui, les socio­logues sont contrô­lés et mena­cés en Tur­quie. Sur­tout, si ils ou elles s’intéressent à des sujets tabous. Comme Ismail Besik­çi, accu­sé de faire la pro­pa­gande du PKK dans ses livres parce qu’il traite de la ques­tion kurde. Mais on aurait éga­le­ment pu évo­quer les cher­cheurs tra­vaillant sur la ques­tion armé­nienne, l’armée, la Nation mais aus­si l’histoire de la Répu­blique. Dans la consti­tu­tion et le Code pénal, il existe d’ailleurs des lois très expli­cites. Cela ne veut pas dire non plus que toute recherche sur ces ques­tions est répri­mée. Il n’y a, en fait, pas de ligne de cohé­rence dans les pra­tiques répres­sives. Par­fois ils ne voient pas ou ferment les yeux et n’interviennent pas. Cela dépend de la conjonc­ture poli­tique. Et puis les socio­logues et les poli­to­logues ont appris à connaître les sujets et com­ment et quand les abor­der. On écrit sur les Kurdes, sur les Armé­niens, sur l’armée mais atten­ti­ve­ment, avec pré­cau­tion. L’équilibre est très fra­gile et il peut se bri­ser à chaque ins­tant. Il faut aus­si ajou­ter que depuis la reprise des négo­cia­tions pour l’entrée dans la Com­mu­nau­té euro­péenne, les auto­ri­tés turques sont plus pru­dentes quant à l’usage de la répres­sion et de la cen­sure. Mais vous ne pou­vez jamais être sûr d’être à l’abri de pour­suites. En 1998, je ne savais pas qu’ils se pré­pa­raient à dur­cir le conflit en allant jusqu’à l’arrestation de Öca­lan (le fon­da­teur et chef du PKK). À cette période, il n’était donc pas dans leur inté­rêt qu’on évoque la ques­tion kurde ; or ma recherche était de nature à ouvrir un débat de socié­té

 

Quelle fut la réac­tion des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles de socio­logues ? Et de votre uni­ver­si­té ?

En géné­ral les uni­ver­si­tés et les pro­fes­seurs ne se mobi­lisent pas si rapi­de­ment face à des accu­sa­tions de cette gra­vi­té. Les uni­ver­si­tés ont des règles très strictes édic­tées à l’époque du coup d’État en 1980. Il règne en Tur­quie une forte pres­sion sur les milieux aca­dé­miques. Mais j’ai eu de la chance. Dès les pre­miers jours, les réac­tions furent nom­breuses. Sur­tout dans mon uni­ver­si­té. La sec­tion de socio­lo­gie a remis au tri­bu­nal un témoi­gnage écrit en ma faveur. La réponse ne fut pas tou­jours ins­ti­tu­tion­nelle mais tous les pro­fes­seurs ont signé per­son­nel­le­ment ce témoi­gnage. Et ça, c’est faire preuve d’un grand cou­rage en Tur­quie. Des mil­liers d’intellectuels, des écri­vains comme Yasar Kemal, Orhan Pamuk, Oya Bay­dar, Vedat Tür­ka­li, des aca­dé­mi­ciens, des ONG ont signé la péti­tion qui me sou­te­nait. Ils et elles sont venus suivre le pro­cès, ont écrit de nom­breux articles dans les jour­naux et dans les maga­zines, orga­ni­sé des confé­rences dans les uni­ver­si­tés. Et ce sou­tien se pour­suit jusqu’à aujourd’hui. Dans les uni­ver­si­tés des lec­tures de mes livres, des confé­rences sont orga­ni­sées, des articles me concer­nant sont publiés, on prend posi­tion… Il y a désor­mais une cam­pagne nom­mée : « Jus­tice pour Pinar, jus­tice pour nous tous ! » et aus­si « Liber­té à Pinar, Liber­té à la socio­lo­gie ! » Grâce à ce sou­tien, je me sens plus forte !

 

Par la suite, avez-vous sen­ti un chan­ge­ment dans votre capa­ci­té à mener des recherches (une sur­veillance accrue, des refus d’entretien) ?

Oui, le pro­cès s’est pour­sui­vi jusqu’à aujourd’hui. Tous mes ami(e) s, mes col­lègues me mettent régu­liè­re­ment en garde pour que je sois plus pru­dente. Mais les cou­ver­tures de presse, le fait que les médias parlent de mon cas et de mes tra­vaux, les nom­breux sou­tiens m’ont appor­té une cer­taine noto­rié­té en tant que socio­logue. Oui, les dif­fi­cul­tés sont grandes mais j’ai pu, grâce à tous les sou­tiens, les dépas­ser. Voi­la, c’est la Tur­quie… Il y a eu beau­coup de répres­sion, mais aus­si de la résis­tance. Je crois que j’ai pu résis­ter à ce chaos grâce à la soli­da­ri­té. Dans la pri­son j’ai écrit un autre livre qui est deve­nu très popu­laire en Tur­quie. Après la pri­son, j’ai conti­nué mes recherches et à publier des livres, j’ai tra­vaillé dans un jour­nal, je suis l’éditrice d’un maga­zine théo­rique fémi­niste… Je peux bien dire que main­te­nant, d’une cer­taine façon, je suis encore plus active qu’avant. Les forces mili­ta­ristes avaient pour objec­tif de me ter­ro­ri­ser… en m’accusant de ter­ro­risme. Mais elles n’y sont pas par­ve­nues. Je suis une per­sonne très ouverte : mes livres, mes articles, mes tra­vaux en témoignent. Alors, après les accu­sa­tions, le tri­bu­nal d’Istanbul a dû recon­naître mon inno­cence. Je suis ain­si deve­nue un sym­bole de jus­tice et une socio­logue libre. Mes livres sont deve­nus très popu­laires et l’État, dans cette situa­tion, a para­doxa­le­ment essuyé une défaite. Le fait d’être une femme a aus­si un sens par­ti­cu­lier. J’ai osé des choses qu’une femme ne doit pas faire. J’avais dépas­sé les limites. Oui, mal­gré moi, je suis deve­nue un sym­bole ! Et ils ont conti­nué à com­battre ce sym­bole. Et conti­nuent encore, avec cette nou­velle accu­sa­tion. Ils ont réou­vert le dos­sier et ils réclament… 36 années de pri­son. Aus­si, il y a à peu près un an, j’ai dû quit­ter la Tur­quie.

 

En exil aujourd’hui, par­ve­nez-vous à conti­nuer d’enquêter comme par le pas­sé ?

Oui, je crois que oui. Après ma libé­ra­tion de pri­son, j’ai conti­nué mes enquêtes et mes acti­vi­tés. Par exemple mon der­nier livre porte sur la construc­tion de la mas­cu­li­ni­té dans le ser­vice mili­taire. J’ai tra­vaillé sur la base d’histoires orales avec les appe­lés du ser­vice mili­taire. Ce milieu homo-social consti­tue un théâtre d’observation pri­vi­lé­gié du fonc­tion­ne­ment conjoint du mili­ta­risme et des pro­ces­sus consti­tu­tifs de la mas­cu­li­ni­té dans la socié­té. Aus­si vous pou­vez y trou­ver de nom­breuses illus­tra­tions des valeurs domi­nantes de la socié­té. Suite à ce livre, j’ai de nou­veau reçu des menaces. Je crois que l’État était une fois de plus irri­té par ma per­sonne, parce que je n´ai pas arrê­té, mal­gré la pri­son, mal­gré toutes ces accu­sa­tions. Cepen­dant, si j’ai pu pour­suivre, je crois que c’est encore une fois grâce à la soli­da­ri­té qui n’a pas dimi­nué toutes ces années. Savez-vous si cer­tains de vos enquê­tés ont été mena­cés à leur tour pour avoir accep­té un entre­tien avec vous ? À ma connais­sance, non. La Tur­quie est un pays éton­nant, sur­pre­nant, empli de contra­dic­tions et de para­doxes… La répres­sion y règne mais sou­vent la popu­la­tion ne réagit pas doci­le­ment vis-à-vis de l’État.  Qu’a chan­gé tout cela dans votre pra­tique d’enquête et votre tra­vail socio­lo­gique et quels sont vos pro­jets de publi­ca­tion à venir ? Je me sens un peu fati­guée… Certes, cette fatigue ne m’empêche pas de tra­vailler mais les choses se font moins rapi­de­ment qu’avant. Le plus grand chan­ge­ment c’est aus­si bien sûr l’exil. Je dois conti­nuer mon tra­vail dans une autre langue, un autre milieu, une autre situa­tion. Je ne peux pas conti­nuer mes recherches en Tur­quie. Mais je ne me suis pas arrê­tée. Je pré­pare une thèse de doc­to­rat à l’université de Stras­bourg. Je tra­vaille sur les poli­tiques des mino­ri­tés. Comme avant, je conti­nue à écrire des contes pour les enfants… Mon nou­veau livre va être publié dans une semaine. Et le plus grand miracle pour moi : j’écris un roman ! Je me sens vrai­ment heu­reuse grâce à ce roman.

 

Com­ment pen­sez-vous que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale des socio­logues pour­rait s’organiser pour lut­ter contre ce type d’accusations et de dérives ?

Les obs­tacles éri­gés contre les sciences sociales, le cor­se­tage de la pen­sée ne sont pas des phé­no­mènes locaux. Car la science comme l’art ne connaissent pas de fron­tières. Il faut orga­ni­ser une soli­da­ri­té inter­na­tio­nale contre les toutes les formes de cen­sure. Je pense que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale des socio­logues sera pro­ba­ble­ment plus effi­cace pour faire pres­sion en Tur­quie. Mais dans ma situa­tion, ce n’est pas à moi de déci­der, de coor­don­ner de telles actions ! Quand j’étais en Tur­quie, j’étais très active et j’organisais des cam­pagnes de soli­da­ri­té pour beau­coup de choses. Mais main­te­nant je suis hélas très concen­trée sur ce pro­cès et sur mon cas. Depuis 12 années, je lutte et je résiste, pour ne pas m’enfermer dans ce mau­vais film… C’est vrai­ment fati­gant.

 

Pro­pos recueillis par Syl­vain Lau­rens et Fré­dé­ric Ney­rat





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