Génocide arménien, « le centenaire d’un négationnisme »

La socio­logue turque Pinar Selek a publié cet hiver Parce qu’ils sont armé­niens, qui inter­roge son propre rap­port à la com­mu­nau­té armé­nienne et à son his­toire. Ren­contre avec une uni­ver­si­taire enga­gée qui décrit com­ment le néga­tion­nisme « construit la conscience et le regard non seule­ment des Turcs en géné­ral, mais aus­si des contes­ta­taires et des Armé­niens eux-mêmes ».

C’é­tait il y a dix-sept ans. Pinar Selek est arrê­tée par la police d’Is­tan­bul. Elle est tor­tu­rée, puis incar­cé­rée. Les auto­ri­tés veulent lui arra­cher les noms des Kurdes avec qui elle a réa­li­sé des entre­tiens dans le cadre d’un tra­vail socio­lo­gique. Pinar ne livre rien et apprend, alors qu’elle est sous les ver­rous, son incul­pa­tion pour un atten­tat ter­ro­riste. Aujourd’­hui, en 2015, après quatre pro­cès et quatre acquit­te­ments, la socio­logue n’est pas défi­ni­ti­ve­ment sor­tie d’af­faire. Elle vit en France où elle béné­fi­cie, depuis deux ans, du sta­tut de réfu­gié poli­tique.

C’est donc depuis la France que Pinar Selek pour­suit à pré­sent ses acti­vi­tés de cher­cheuse. Après avoir tra­vaillé sur les Kurdes, puis sur les fémi­nistes et les mino­ri­tés en géné­ral en Tur­quie, elle a com­men­cé à s’in­té­res­ser aux Armé­niens. Mais avant d’a­van­cer dans ce nou­vel axe de recherche, elle a vou­lu « se situer dans le champ », comme elle dit, inter­ro­ger son propre rap­port à cette com­mu­nau­té et à son his­toire, sen­tant que cela n’a­vait rien d’un ter­rain neutre… C’est l’ob­jet de Parce qu’ils sont armé­niens, un petit livre publié cet hiver aux édi­tions Lia­na Levi. À tra­vers ce récit à la pre­mière per­sonne qui mêle sou­ve­nirs d’en­fance, période mili­tante et obser­va­tions sen­sibles, Pinar Selek prend conscience qu’elle a bai­gné, comme tous les Turcs, dans le néga­tion­nisme et qu’elle s’est long­temps méprise sur le peuple armé­nien.

« En Tur­quie, même les mou­ve­ments de gauche s’é­taient habi­tués au déni du géno­cide, écrit-elle. Même s’ils pos­sé­daient dif­fé­rentes réfé­rences, dif­fé­rents modes d’or­ga­ni­sa­tion et d’ac­tion, à l’is­sue des opé­ra­tions de puri­fi­ca­tion eth­nique, ils avaient été pri­vés de la mémoire de leurs fon­da­teurs non musul­mans, ils avaient été tur­qui­fiés. » Pinar raconte son éton­ne­ment devant le silence des Armé­niens, leur timi­di­té à l’é­cole ou plus tard dans l’es­pace public, leur invi­si­bi­li­té dans les mou­ve­ments d’op­po­si­tion. Et réa­lise, non sans auto-cri­tique, que si elle n’a­vait aucune crainte à expri­mer ses opi­nions, si elle fai­sait même par­fois preuve d’ar­ro­gance, c’est aus­si parce qu’elle appar­te­nait à l’i­den­ti­té domi­nante. Être armé­nien aujourd’­hui en Tur­quie, écrit la socio­logue, c’est « se dis­si­mu­ler pour exis­ter. Je n’é­tais pas armé­nienne. Je ne pou­vais même pas ima­gi­ner ce qu’est s’ef­fa­cer, encore moins périr. Même si mes ori­gines eth­niques avaient été for­te­ment mélan­gées dans le pas­sé obs­cur d’Is­tan­bul, je me situais dans l’i­den­ti­té turque domi­nante. »

Le géno­cide armé­nien s’est dérou­lé sur le ter­ri­toire de l’ac­tuelle Tur­quie entre avril 1915 et juillet 1916. Envi­ron un mil­lion deux cent mille Armé­niens sont tués, des mil­liers d’autres sont for­cés à l’exil. Ce géno­cide, pla­ni­fié et exé­cu­té par le par­ti « Jeunes-Turcs » qui diri­geait à l’époque l’Em­pire otto­man, n’est tou­jours pas recon­nu offi­ciel­le­ment par l’É­tat turc qui qua­li­fie les évé­ne­ments de 1915 – 1916 de « Sözde Erme­ni Soykırımı » (« pré­ten­du géno­cide armé­nien »).

Media­part. Com­ment est né votre ouvrage ?

Pinar Selek. Cette année ne com­mé­more pas seule­ment le cen­te­naire du géno­cide armé­nien mais aus­si le cen­te­naire d’un néga­tion­nisme. Ce livre est un témoi­gnage sur les traces du géno­cide, sur ce que veut dire être armé­nien en Tur­quie aujourd’­hui, mais aus­si sur le néga­tion­nisme, les résis­tances et les trans­for­ma­tions. J’ai cher­ché à décrire com­ment la struc­ture éta­tique orga­nise et construit le sys­tème néga­tion­niste à tous les niveaux, et com­ment ce sys­tème construit la conscience et le regard non seule­ment des Turcs en géné­ral, mais aus­si des contes­ta­taires et des Armé­niens eux-mêmes. Ce sont des his­toires assez affreuses… Mais je crois aus­si que la poli­tique, c’est le pou­voir de créer des miracles. Et en Tur­quie quelques mili­tants armé­niens ont réus­si à créer ces miracles. Depuis une ving­taine d’an­nées, ils réflé­chissent sur la manière de dépas­ser les impasses liées au tabou sur le géno­cide armé­nien. Com­ment avan­cer dans un contexte de répres­sion poli­cière qui anéan­tit toute pos­si­bi­li­té de réflexion ? On voit, dans dif­fé­rents pays, que les mili­tants déve­loppent des stra­té­gies d’a­dap­ta­tion, en fai­sant conver­ger les luttes par exemple. C’est ce qui s’est pas­sé en Tur­quie.

Concrè­te­ment, com­ment les Armé­niens ont-ils com­men­cé à appa­raître dans le débat public ?

Cela a com­men­cé autour de l’heb­do­ma­daire Agos, né en 1996, autour de Hrant Dink. Il a réuni intel­lec­tuels turcs et armé­niens, et en deux ans, c’est deve­nu un lieu de ren­contres impor­tant, et visible dans les médias. Ils tra­vaillaient comme des four­mis, en réa­li­té… Et pour la pre­mière fois dans l’his­toire de la Tur­quie, c’é­tait une voix laïque qui s’ex­pri­mait au nom des Armé­niens. Avant cela, seul le patriarche par­lait au nom des Armé­niens. Le milieu d’Agos lut­tait depuis le départ pour la recon­nais­sance du géno­cide mais essayait de l’a­bor­der de manière indi­recte. Par exemple, il posait la ques­tion : « Où sont les Armé­niens ? » C’est là qu’il est appa­ru que la Tur­quie ne comp­tait pas seule­ment 60 000 Armé­niens, mais beau­coup plus en réa­li­té, conver­tis depuis long­temps à l’is­lam. Agos est ain­si deve­nu, petit à petit, un grand réseau et Hrant Dink a vou­lu aller plus loin. Il a com­men­cé à par­ler de géno­cide. Et il a été tué, en 2007. Mais cet assas­si­nat n’a pas arrê­té le mou­ve­ment comme l’es­pé­raient cer­tains. Au contraire, cela a trans­for­mé les autres luttes et chan­gé le dis­cours des contes­ta­taires : les Armé­niens sont deve­nus pré­sents dans cet espace. Ils ont rejoint les femmes, les LGBT et les Kurdes qui se bat­taient déjà pour leurs droits. C’est ain­si qu’a­près la mort de Hrant Dink, on a vu émer­ger un véri­table mou­ve­ment social autour de la cause armé­nienne. Ce sont sur­tout des jeunes, ils sont très actifs et très visibles : c’est quelque chose de nou­veau pour la socié­té turque. L’en­ter­re­ment de Hrant à lui seul avait ras­sem­blé 300 000 per­sonnes autour de ce slo­gan : « Nous sommes tous armé­niens. »

Les men­ta­li­tés ont donc net­te­ment évo­lué. Est-ce que le pou­voir poli­tique suit cette évo­lu­tion ?

Non, s’il y a un chan­ge­ment pro­fond dans la socié­té, il n’y a pas de chan­ge­ment selon moi dans les struc­tures poli­tiques. La struc­ture natio­na­liste de l’État turc résiste. On observe mal­gré tout une influence des luttes sociales sur cette struc­ture : le terme « géno­cide » n’est plus un tabou aujourd’­hui en Tur­quie. Il a été employé notam­ment par le pre­mier conseiller du pre­mier ministre, qui est armé­nien. C’est d’ailleurs la pre­mière fois que l’on a un Armé­nien à ce niveau. Le pre­mier ministre, Ahmet Davu­to­glu (membre de l’AKP, Par­ti de la jus­tice et du déve­lop­pe­ment – ndlr), a lui-même eu des mots de com­pas­sion à l’é­gard du peuple armé­nien en début d’an­née… Ce sont évi­dem­ment des pro­grès. Mais paral­lè­le­ment, ce même gou­ver­ne­ment conti­nue de tenir des pro­pos très natio­na­listes… Et il n’est pas encore pas­sé aux actes. Or on a besoin d’une poli­tique de répa­ra­tion, même sym­bo­lique, et il faut concré­ti­ser. Chan­ger les noms de rues par exemple, effa­cer les assas­sins de nos adresses.

Qu’at­ten­dez-vous de ce 24 avril, qui com­mé­mo­re­ra le cen­te­naire du géno­cide ?

Pour moi, le 24 avril n’est pas une jour­née de deuil. Il ne faut pas se lais­ser enfer­mer dans le deuil, je ne veux pas vivre enfer­mée dans la dou­leur. En tant que per­sonne qui réflé­chit beau­coup sur les domi­na­tions, je suis d’a­vis qu’il faut se concen­trer sur les luttes et les reven­di­ca­tions. Donc le 24 avril, pour moi, c’est une jour­née de reven­di­ca­tions. J’at­tends de l’État turc une recon­nais­sance offi­cielle du géno­cide, je veux que cela se tra­duise par des gestes concrets comme la modi­fi­ca­tion des pro­grammes sco­laires, et je sou­haite que la ques­tion des répa­ra­tions soit offi­ciel­le­ment abor­dée. Cela ne veut pas for­cé­ment dire payer des répa­ra­tions finan­cières, de toute façon la dia­spo­ra armé­nienne ne demande pas à remettre la main sur les anciennes pro­prié­tés… Mais cela peut se tra­duire par un don sym­bo­lique à la com­mu­nau­té armé­nienne, par exemple. C’est quelque chose en tout cas qu’il faut dis­cu­ter.

Une recon­nais­sance du géno­cide par les auto­ri­tés turques est-elle ima­gi­nable ?

J’ai de l’es­poir. Cette année, comme depuis quatre-cinq ans, la com­mé­mo­ra­tion réuni­ra en Tur­quie le mou­ve­ment armé­nien et la dia­spo­ra armé­nienne. Mais je connais en même temps – pas seule­ment par mon vécu mais aus­si par mes recherches – la struc­ture poli­tique de l’État turc : il y a une struc­ture natio­na­liste très forte, plus forte que le gou­ver­ne­ment, que l’on retrouve dans la jus­tice, la police, l’ar­mée… Ce sont des méca­nismes sales, mafieux, très anciens. Le géno­cide armé­nien se trouve en outre au fon­de­ment de l’État-nation turc, ce qui rend le pro­blème encore plus dif­fi­cile. Mais je crois qu’il ne faut pas attendre cette trans­for­ma­tion en s’ap­puyant seule­ment sur l’es­pace armé­nien en Tur­quie : la ques­tion du géno­cide ne doit pas repo­ser uni­que­ment sur les épaules des Armé­niens, ce doit être une lutte glo­bale. Je suis par ailleurs en train d’o­rien­ter mes recherches sur les reven­di­ca­tions des Armé­niens et la pro­blé­ma­tique des répa­ra­tions. Dans quels cas et dans quelle mesure la jus­tice inter­na­tio­nale a‑t-elle per­mis de pro­té­ger les vic­times des vio­lences col­lec­tives ? Quel rôle joue en fin de compte cette jus­tice inter­na­tio­nale ? Ce que je découvre pour l’ins­tant n’est pas brillant mais je ne suis qu’au début de mon tra­vail.

N’y a‑t-il pas une contra­dic­tion entre cette socié­té civile turque, de plus en plus active, et ce pou­voir très conser­va­teur sys­té­ma­ti­que­ment réélu mal­gré les mobi­li­sa­tions sociales et les scan­dales de cor­rup­tion ?

L’AKP a tou­jours été un par­ti de droite. Et Erdo­gan n’est pas plus répres­sif que les gou­ver­ne­ments qui l’ont pré­cé­dé. Pour vous don­ner un exemple, quand j’é­tais en pri­son, il y avait 40 000 pri­son­niers poli­tiques, tous ont subi la tor­ture, les femmes étaient sys­té­ma­ti­que­ment vio­lées. Aujourd’­hui, les pri­son­niers poli­tiques sont beau­coup moins nom­breux.

Pour moi, le gou­ver­ne­ment actuel est un gou­ver­ne­ment néo­con­ser­va­teur et néo­li­bé­ral. Quand il fait des gestes d’ou­ver­ture à l’é­gard des Kurdes, ce n’est que par inté­rêt, pas par convic­tion pro­fonde. Mais je crois qu’il faut voir les petits pro­grès avec oppor­tu­ni­té. Je par­tage cette idée de Gram­sci d’al­lier le pes­si­misme de l’in­tel­li­gence à l’op­ti­misme de la volon­té : je suis dans cette com­plexi­té. C’est facile de tom­ber dans le pes­si­misme… Mais la véri­té, c’est qu’on peut chan­ger les choses si la lutte devient plus inter­na­tio­nale. Il faut se ser­vir de chaque petite avan­cée pour avan­cer davan­tage. De toute façon, pour l’es­pace mili­tant, il est impos­sible de reve­nir en arrière. Les luttes sociales ne rebroussent pas che­min !

Est-ce que les élec­tions légis­la­tives pré­vues le 7 juin pro­chain peuvent faire bou­ger les lignes ?

L’es­pace poli­tique est effec­ti­ve­ment en train de bou­ger lui aus­si. Le par­ti du can­di­dat kurde qui a créé la sur­prise en août der­nier en arri­vant en troi­sième posi­tion à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle (le HDP, Par­ti de la démo­cra­tie du peuple – ndlr) devrait encore pro­gres­ser aux élec­tions légis­la­tives de juin. Actuel­le­ment, il est cré­di­té de 14 % dans les ins­ti­tuts de son­dage ! Ce n’est pas seule­ment un can­di­dat kurde : der­rière lui, c’est une coa­li­tion de gauche et de gauche radi­cale, où l’on retrouve des fémi­nistes, des mili­tants LGBT, des éco­lo­gistes… C’est le reflet de Tak­sim en quelque sorte. Car la mobi­li­sa­tion de Tak­sim, en juin 2013, n’est pas tom­bée du ciel, et elle ne s’est pas non plus com­plè­te­ment éva­po­rée : elle s’ap­puie sur une dyna­mique à l’œuvre depuis une ving­taine d’an­nées. De la même manière que le retour au pou­voir de De Gaulle n’a pas mis fin à l’hé­ri­tage de Mai 68, Tak­sim n’a pas dis­pa­ru. Ce par­ti, c’est donc une forme d’ex­pres­sion poli­tique de Tak­sim, même si ce n’en est pas non plus le calque : les mou­ve­ments liber­taires, assez forts en Tur­quie, n’ont pas rejoint le par­ti… Mais ce sont des gens qui iront voter !

À la suite d’un imbro­glio judi­ciaire qui dure depuis 17 ans, vous avez quit­té votre pays en 2009 et rési­dez depuis 2011 en France où, il y a deux ans, vous avez deman­dé l’a­sile poli­tique. En décembre der­nier, la jus­tice turque vous a acquit­tée après un qua­trième pro­cès. Pour­tant, vous n’êtes pas encore sor­tie d’af­faire… Quand pour­rez-vous ren­trer en Tur­quie ?

Je suis encore dans l’at­tente de l’ar­rêt de la Cour suprême de Tur­quie. Mais je ne sais pas quand cela va tom­ber, cela peut être dans trois mois comme dans neuf mois. Trois pos­si­bi­li­tés : soit je suis défi­ni­ti­ve­ment acquit­tée, soit je suis condam­née à de la pri­son à per­pé­tui­té, soit l’af­faire est encore ren­voyée devant une autre cour si la Cour suprême ne veut pas se pro­non­cer et décide qu’elle n’est pas com­pé­tente en la matière. Je dois me tenir prête à tout, c’est dif­fi­cile, et les col­lec­tifs qui me sou­tiennent en France réflé­chissent à ce que je pour­rais faire si je suis condam­née, notam­ment à une plainte devant la Cour euro­péenne des droits de l’homme. Mais de la même manière que je dis qu’il ne faut pas lais­ser repo­ser la lutte pour la recon­nais­sance du géno­cide armé­nien sur les seuls Armé­niens, l’his­toire de mon pro­cès ne doit pas repo­ser uni­que­ment sur mes épaules. Cela fait 17 ans que je suis per­sé­cu­tée : je ne veux pas me lais­ser enfer­mer dans cette his­toire, je refuse d’être l’hé­roïne de ce film dont je ne connais pas le scé­na­riste. Je veux faire autre chose de ma vie.

Amé­lie Poins­sot

http://www.mediapart.fr/journal/international/120415/genocide-armenien-le-centenaire-dun-negationnisme?page_article=2





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