Hebdo #95 : savoir, lutter, poétiser – entretien avec Pinar Selek

20 ans. Pinar Selek fête un anni­ver­saire sin­gu­lier, celui de sa libé­ra­tion des pri­sons turques, où elle fut enfer­mée sur des motifs fal­la­cieux. Avec cette mili­tante fémi­niste, liber­taire et anti­mi­li­ta­riste, socio­logue, conteuse, détri­co­teuse des sys­tèmes de domi­na­tion et autrice dans le Club, nous avons évo­qué l’état des contre-pou­voirs en Tur­quie, les menaces sur les liber­tés aca­dé­miques en France, ses luttes de l’exil à la défense des exilé·e·s, et sa com­ba­ti­vi­té poli­tique infa­ti­gable qui puise, entre autres, dans la soro­ri­té.

Pinar Selek, mili­tante fémi­niste tur­co-fran­çaise, liber­taire et anti­mi­li­ta­riste, socio­logue et doc­teure en sciences poli­tiques, fête ces temps-ci un anni­ver­saire sin­gu­lier : les vingt ans de sa libé­ra­tion des pri­sons turques, où elle fut enfer­mée sur des motifs fal­la­cieux. « 20 ans après ma libé­ra­tion », publié la semaine der­nière dans le Club de Media­part, est un texte tis­sé d’ellipses où affleure à la fois la réma­nence d’une dou­leur encore pré­sente et une grande vita­li­té.

dsc-0250-1L’autrice raconte la soli­da­ri­té entre codé­te­nues, le mas­sacre ter­rible vécu lors d’un trans­fert de pri­son, où elle a vu mou­rir ses amies ; puis, un jour, l’étrange adré­na­line de la libé­ra­tion, après deux ans et demie d’enfermement et 28 jours de grève de la faim. Puis très vite, le dis­cours anti­mi­li­ta­riste impro­vi­sé à la sor­tie de pri­son (« pas agres­sif mais créa­tif », écrit-elle dans une for­mule qui pour­rait résu­mer la doc­trine secrète de toutes ses luttes), qu’elle pro­nonce « rem­plie d’une puis­sance magique ». Et la foule hété­ro­clite et joyeuse venue l’accueillir, com­po­sée d’enfants de la rue, de com­bat­tants des liber­tés et d’ami·e·s… « Dans ce contexte d’une vio­lence extrême, j’étais arri­vée à faire entendre une voix anti­mi­li­ta­riste. Ma décla­ra­tion publique était une pro­messe. La pro­messe d’une lutte contre tous les sys­tèmes de domi­na­tion, contre toutes les formes de vio­lence et de dis­cri­mi­na­tion. J’ai tenu ma pro­messe, jusqu’à aujourd’hui. »

En 1998, alors que Pinar Selek refu­sait de livrer les noms des mili­tants kurdes qu’elle étu­diait en tant que cher­cheuse en socio­lo­gie, elle est accu­sée d’avoir fomen­té un atten­tat immonde (une explo­sion sur un mar­ché qui s’est avé­ré cau­sée par une fuite de gaz et non par une bombe), arrê­tée, jetée en pri­son. Elle y fut tor­tu­rée pen­dant plus de dix jours. Après sa libé­ra­tion en 2000 grâce à des exper­tises qui prou­vaient son inno­cence, s’ensuivirent des années de va-et-vient et de har­cè­le­ment judi­ciaire durant les­quelles elle fut acquit­tée quatre fois, des déci­sions sans cesse annu­lées, un cal­vaire ajou­té à la tor­ture. En 2017, le pro­cu­reur de la Cour de Cas­sa­tion requiert une condam­na­tion à per­pé­tui­té. Depuis, la nou­velle de cette condam­na­tion peut tom­ber d’un jour à l’autre. Entre temps, Pinar a écrit des contes, des romans, un livre impor­tant sur le silence qui auréole le géno­cide armé­nien, obte­nu la natio­na­li­té fran­çaise et un doc­to­rat de sciences poli­tiques et mul­ti­plié les actions mili­tantes – pour sai­sir l’am­pleur de cette vie, on peut lire le beau livre bio­gra­phique de conver­sa­tions avec Guillaume Gam­blin, L’In­so­lente, chro­ni­qué dans le Club par Pas­cal Maillard.

Pinar Selek lors de sa libération, étreignant les enfants venus l'accueillir Pinar Selek lors de sa libé­ra­tion, étrei­gnant les enfants venus l’ac­cueillir
Depuis mars 2019, Pinar Selek écrit dans le Club tan­tôt sur les tra­vailleurs non régu­la­ri­sés, ces sans-droit pré­caires du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, sur une lutte fémi­niste en Corse ou de Tunis, tan­tôt les scien­ti­fiques en exil, sur l’horreur des pri­sons en Tur­quie, un fes­ti­val de poé­sie au Pays Basque ou encore l’idée d’une grève inter­na­tio­nale des femmes.

Au gré de cette géo­gra­phie des luttes en archi­pel et de son noma­disme indo­cile, les textes ficèlent entre eux ces espaces rebelles où les plus petits êtres concoctent un autre monde. Ici les four­mis (les fémi­nistes, « ces four­mis qui portent de petites graines sur leurs dos, qui construisent, qui créent, qui ouvrent des che­mins »), là les lucioles, ces coléo­ptères incan­des­cents qui peuplent l’un de ses textes les plus lumi­neux, à pro­pos d’une action col­lec­tive autour des « 7 de Brian­çon », ces soli­daires de la mon­tagne jugés pour avoir aidé des exilé·e·s et refu­sé de les lais­ser mou­rir dans les Alpes. Dans ce billet, elle repro­duit son dis­cours, pro­non­cé à la fron­tière fran­co-ita­lienne. Contre la vio­lence des Etats et des pri­sons, le mili­ta­risme, les natio­na­lismes et le libé­ra­lisme sau­vage, elle pro­clame la force des lucioles. « Les lucioles dépassent les fron­tières. Les fron­tières des pri­sons, des nations, des Etats, de l’Ordre. Elles se ren­contrent, s’aident à pas­ser les fron­tières, dis­cutent, réflé­chissent, agissent et chantent ensemble. » Dans ces billets, cette femme qui se décrit elle-même comme une « mili­tante de la poé­sie » des­sine une sin­gu­lière poé­tique des luttes.

Eco­fé­mi­niste, liber­taire, anti­mi­li­ta­riste, Pinar Selek dévoile com­ment s’entrelacent les dif­fé­rentes oppres­sions et mène une exis­tence « mul­ti­di­men­sion­nelle », comme elle aime à dire. Avec d’autres fémi­nistes, elle orga­nise pour début juin pro­chain un mou­ve­ment trans­na­tio­nal de lutte, « Toutes aux fron­tières ! », contre la poli­tique fron­ta­lière et migra­toire euro­péenne, son his­toire mili­ta­riste et patriar­cale, et ses effets dévas­ta­teurs pour les exilé·e·s.

L'Insolente, livre biographique de conversations avec Pinar Selek par Guillaume Gamblin, de la revue Silence. Editions Cambourakis L’In­so­lente, livre bio­gra­phique de conver­sa­tions avec Pinar Selek par Guillaume Gam­blin, de la revue Silence. Edi­tions Cam­bou­ra­kis
Pour l’épauler face à la per­sé­cu­tion de l’Etat turc, ses dif­fé­rents comi­tés de sou­tien se sont réunis en 2017 en coor­di­na­tion, et réflé­chissent à mar­quer cet anni­ver­saire. En atten­dant, nous avons par­lé de l’état de la répres­sion en Tur­quie, des menaces sur les liber­tés aca­dé­miques en France, de l’exploitation du vivant, des poli­tiques euro­péennes liber­ti­cides… Mais aus­si et sur­tout – et là, dans le cadre bla­fard de l’en­tre­vue par visios inter­po­sées sur­gis­sait le plus revi­go­rant des sou­rires – de sa com­ba­ti­vi­té poli­tique infa­ti­gable qui puise dans la soro­ri­té, dans l’intime, et se tisse avec une simple quête de bon­heur.

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Cela fait 20 ans que vous avez été libé­rée, mais la pro­cé­dure judi­ciaire n’est tou­jours pas ter­mi­née… où en est ce pro­cès inter­mi­nable ? 

Mon der­nier acquit­te­ment a été pro­non­cé en 2014. Désor­mais, c’est la Cour suprême qui doit rendre la déci­sion défi­ni­tive. En 2017, le pro­cu­reur géné­ral de la cour suprême a fait un com­mu­ni­qué, dans lequel il deman­dait une condam­na­tion à per­pé­tui­té, sans pos­si­bi­li­té d’amnistie, et avec enfer­me­ment à l’isolation. Entre temps, ma famille a com­men­cé à rece­voir des docu­ments offi­ciels concer­nant l’argent de l’indemnisation pour l’attentat dont j’ai été accu­sée.

Aujourd’hui, théo­ri­que­ment, je peux aller en Tur­quie, il n’y a pas eu de man­dat d’arrestation ; mon der­nier livre, publié en 2019, se vend bien et reçoit de bonnes cri­tiques, je ne suis pas per­so­na non gra­ta. Mais beau­coup de gens pensent que c’est ter­mi­né, que je suis tran­quille, alors que je suis tou­jours dans situa­tion dif­fi­cile. Je ne suis pas sim­ple­ment accu­sée de par­ti­ci­pa­tion à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste, je suis accu­sée de quelque chose d’horrible, d’inimaginable. Si la Cour me déclare cou­pable, je serai pour tou­jours asso­ciée à ce mas­sacre, mal­gré mes convic­tions anti­mi­li­ta­ristes [voir ici l’en­tre­tien avec Jade Lind­gaard, « Résis­ter à la mili­ta­ri­sa­tion du monde », ndlr]. Quand je prends des posi­tions pour les Kurdes ou les Armé­niens, ils uti­lisent ce pro­cès pour me rame­ner à ce crime. Je ne suis pas seule­ment une traî­tresse pour la Tur­quie, je suis une cri­mi­nelle. C’est très dif­fi­cile à vivre.

Entre l’époque où vous avez été empri­son­née et les répres­sions d’aujourd’hui par le gou­ver­ne­ment Erdo­gan, qu’est-ce qui a chan­gé ? 

Mon pro­cès, qui dure depuis à peu près 23 ans, montre jus­te­ment la conti­nui­té d’un contexte auto­ri­taire qui n’a pas com­men­cé avec le der­nier gou­ver­ne­ment. Les obser­va­teurs ont ten­dance à impu­ter la dérive auto­ri­taire turque à Erdo­gan seul. Depuis le géno­cide armé­nien et la construc­tion de la Répu­blique sur l’oppression de ses mino­ri­tés, il y a tou­jours eu un contexte auto­ri­taire — et non un régime auto­ri­taire —, et des vio­lences d’Etat, qui pro­vient cette constance.

Ce qui a chan­gé, ce sont des points de méthode. Je vois quelques dif­fé­rences. Quand j’étais en pri­son, la tor­ture lourde était de mise. Après mes dix jours de tor­ture inten­sive, je n’ai pas pu bou­ger les bras pen­dant 6 mois, mes che­veux étaient tom­bés… et les 90 femmes avec moi en pri­son étaient éga­le­ment tor­tu­rées, y com­pris les jeunes sim­ple­ment arrê­tées en mani­fes­ta­tion ; la plu­part étaient vio­lées, sur­tout les femmes kurdes, et je les enten­dais crier la nuit. La tor­ture était la méthode ins­ti­tu­tion­na­li­sée et sys­té­ma­tique pour les aveux. Main­te­nant, la tor­ture est plus ciblée, mais ils uti­lisent la tech­nique des témoins secrets : beau­coup de per­sonnes ne savent pas quelles sont leurs accu­sa­tions, et le pou­voir uti­lise de faux témoins pour les condam­ner. Mais fina­le­ment, tous ces chan­ge­ments de méthode sont assez peu signi­fi­ca­tifs : dans tous les cas, tu es vic­time de quelque chose de très lourd lorsque tu es empri­son­née sans savoir pour­quoi, et qu’on consti­tue des accu­sa­tions mon­tées de toutes pièces.

Face à un sys­tème judi­ciaire aus­si arbi­traire, existe-t-il des recours dans la Tur­quie actuelle quand on est accu­sé injus­te­ment ?

Mon père, avo­cat de 90 ans (qui plaide tou­jours!) [qui a fait de la pri­son pen­dant plus de quatre ans après le coup d’Etat de 1980, ndlr], est venu à Nice, il y a quelques temps, pour une confé­rence. La ques­tion était : qu’est-ce qu’être avo­cat dans un pays où il n’y a pas l’Etat de droit ? Sa réponse : « regar­dez le pro­cès de Pinar, il dure depuis 20 ans. Si c’est si long, c’est grâce à nous ! ». Autre­ment dit, s’il n’y avait pas les avo­cats, qui trouvent des petite tac­tiques pour évi­ter les condam­na­tions iniques, j’aurais cer­tai­ne­ment été condam­née en deux jours. Par ailleurs, ces pro­cès sont des espaces publics, des ago­ras. Beau­coup de per­sonnes viennent écou­ter, sou­te­nir les oppo­sants poli­tiques qui sont jugés : une part des luttes sociales se passe dans les tri­bu­naux, en Tur­quie. Les avo­cats, notam­ment, per­mettent de res­ter dans l’optique de la lutte et de la jus­tice et de faire bou­ger les choses. Mon pro­cès, et ceux des autres, cela fait par­tie des luttes pour la jus­tice.

À part les avo­cats, quel est l’état des luttes sociales et des contre-pou­voirs dans ce contexte turc de répres­sion des liber­tés publiques ? l’Etat les étouffe-t-il com­plè­te­ment, com­ment s’organise la résis­tance ? 

Ce n’est pas évident d’être tou­jours en train de se battre pour ses droits. La popu­la­tion est fati­guée… Toute jeune, quand je fai­sais mes petites recherches sur les Kurdes, ani­mée par un besoin de savoir, c’était très naïf, cela rele­vait d’un besoin très simple. En Tur­quie, pour faire des choses très simples, on se retrouve à vivre des expé­riences très dures. Concer­nant les contre-pou­voirs, j’ai écrit sur les trans­for­ma­tions de l’espace mili­tant en Tur­quie et mon­tré que même si en géné­ral, les struc­tures sociales et poli­tiques d’une socié­té déter­minent les actions de la popu­la­tion, même dans un contexte auto­ri­taire où les struc­tures sont très fer­mées, il peut sur­gir de l’imprévisible. L’histoire des luttes sociales en Tur­quie est très inté­res­sante à cet égard car elles montrent que même dans un contexte fer­mé de haute répres­sion, les mou­ve­ments contes­ta­taires peuvent se mul­ti­plier et construire de nou­veaux modes d’action.

Après le troi­sième coup d’Etat en 1980, le mou­ve­ment fémi­niste a émer­gé en fus­ti­geant l’image de la femme moderne por­tée par le mili­ta­risme de l’époque, la récu­pé­ra­tion et l’instrumentalisation du corps des femmes par le natio­na­lisme. Mais elles cri­ti­quaient aus­si le gau­chisme patriar­cal, et elles ont ini­tié un nou­veau cycle de contes­ta­tion en Tur­quie. Dans leur sillage, à par­tir de mi-80, on a vu l’émergence du mou­ve­ment LGBT, des liber­taires, des éco­lo­gistes, des éco­lo­gistes sociaux, et des anti­mi­li­ta­ristes. Des mou­ve­ments très conver­gents qui ont construit un réseau mili­tant assez large et dif­fi­cile à contrô­ler par l’État.

Dans un contexte de répres­sion, la conver­gence inat­ten­due de tous ces mou­ve­ments a contri­bué à des voyages de concepts et d’expériences, et dans chaque groupe, il y a eu des conflits internes, des recom­po­si­tions, des trans­for­ma­tions ; ils ont révo­lu­tion­né la gauche turque par le bas. Cela a eu des effets poli­tiques réels, avec la créa­tion du Par­ti démo­cra­tique des peuples, dans lequel se sont coa­li­sés les Kurdes, les fémi­nistes, les Armé­niens. Ils ont réus­si à peser poli­ti­que­ment, même si la plu­part ont été empri­son­nés… Mais la résis­tance est là. Ce 25 novembre, les fémi­nistes ont occu­pé les rues, et notam­ment beau­coup de jeunes. Et je me dis que tant que je conti­nue à résis­ter, cela donne aus­si du cou­rage aux autres. Je suis consciente de cette res­pon­sa­bi­li­té. De même, les empri­son­nés conti­nuent à dénon­cer le gou­ver­ne­ment, ne cèdent pas, il y a des grèves de la faim, les modes opé­ra­toires sont mul­tiples. Cette com­ba­ti­vi­té est mul­ti­forme. Mais je suis tout de même inquiète, évi­dem­ment.

Vous avez quit­té la Tur­quie en 2009. Dans L’insolente, vous dites que l’exil, c’est perdre des repères. Depuis cet exil, avez-vous construit de nou­veaux repères ?

En 2009, j’ai d’abord été en Alle­magne. J’avais une res­source mili­tante et plu­sieurs cordes à mon arc : j’étais écri­vain, mili­tante mul­ti-enga­ge­ments, cher­cheuse, cela fai­sait dif­fé­rents réseaux à mobi­li­ser. J’ai trou­vé dans les autres pays mes cama­rades. Des cama­rades aux noms à conso­nance dif­fé­rente : fran­çais, alle­mands, ita­liens !

Vous consi­dé­rez-vous tou­jours comme une exi­lée ? Ou plu­tôt comme une nomade ?

Je suis davan­tage une nomade. Les nomades ne voyagent pas pour faire du tou­risme mais pour les besoins de la vie, notam­ment pour des néces­si­tés éco­no­miques, et en allant et venant, ils créent leur « chez eux » dans ces routes, ils laissent des traces. Ce ne sont pas des routes au sens de Fou­cault lorsqu’il parle des fous au Moyen-âge et à la Renais­sance, qui étaient brin­gue­ba­lés, pri­son­niers d’une forme de cir­cu­la­tion per­pé­tuelle, à la manière des exi­lés aujourd’hui que l’on ren­voie d’un pays à un autre… Cette cir­cu­la­tion leur inter­dit de créer, de construire, parce que c’est une fuite per­pé­tuelle, un voyage sans fin, qui est une forme de pri­son en plein air. Moi, je ne suis pas condam­née à cir­cu­ler et à fuir, je fais mon che­min. Peut-être que dans quelques années, je déci­de­rai que j’aurai assez voya­gé, et que je pré­fé­re­rai m’installer. Mais c’est cette expé­rience du noma­disme qui m’a sau­vée de de l’exil.

Dans votre billet, vous évo­quez cette for­mule de Vir­gi­nia Woolf : « en tant que femme je ne désire pas de pays, mon pays c’est le monde entier ». Qu’est-ce que cette phrase signi­fie pour vous ?

Pour illus­trer cette phrase de Vir­gi­nia Woolf, avec une grande coor­di­na­tion fémi­niste euro­péenne, nous essayons d’organiser une grande action contre les fron­tières, cette construc­tion issues des guerres, virile, mili­ta­riste, début juin [infor­ma­tions à venir dans le blog de Pinar Selek, ndlr]. Nous allons réunir des dizaines de mil­liers de fémi­nistes qui contestent la poli­tique euro­péenne des fron­tières, pour affir­mer que cette poli­tique ne peut être menée en notre nom. Les femmes exi­lées sont une part impor­tante des migrant·e·s, elles sont vic­times de vio­lences ter­ribles, et invi­si­bi­li­sées.

Cela me rap­pelle votre billet « La mani­fes­ta­tion des Lucioles », pour une action col­lec­tive autour du délit de soli­da­ri­té à Brian­çon. Vous y écri­viez : « Je mani­feste en tant que femme. Une caté­go­rie sociale qui n’a pas contri­bué à tra­cer les fron­tières. Et chaque fois qu’on trans­gresse ces fron­tières, on taillade le patriar­cat »

Oui, exac­te­ment !

En tant que cher­cheuse, que vous ins­pirent les récentes attaques du gou­ver­ne­ment contre les cher­cheurs en sciences humaines et sociales (Macron qua­li­fiant les uni­ver­si­taires de « séces­sion­nistes », par exemple), visant notam­ment ceux qui tra­vaillent sur les mino­ri­tés raciales ? Êtes-vous inquiète pour les liber­tés aca­dé­miques en France ?

Oui, je suis très inquiète, sur plu­sieurs points. Les der­nières décla­ra­tions du gou­ver­ne­ment d’a­bord, aux­quelles vous faites réfé­rence. Mais les uni­ver­si­taires sont répon­du mas­si­ve­ment, nous nous sommes mobi­li­sés, on s’est posi­tion­nés, et je pense qu’ils ne peuvent pas nous avoir ! Avec la LPR, ils veulent détruire les postes qui donnent une auto­no­mie aux cher­cheurs. C’est très dan­ge­reux pour l’avenir de la recherche. Enfin, la pri­va­ti­sa­tion ! Quand tu veux trou­ver un fonds pour ta recherche, il faut cher­cher des fonds pri­vés, et cela tue l’autonomie des cher­cheurs aus­si.

Evi­dem­ment, ce n’est pas comme en Tur­quie, je n’ai pas à cacher mes clés USB par peur qu’on vienne confis­quer mes recherches, mais le fait que l’Université demeure un ser­vice public est une indis­pen­sable garan­tie de son auto­no­mie. Ce n’est pas seule­ment l’Etat qui sape cette indé­pen­dance, mais aus­si les pou­voirs éco­no­miques, et en cela, la libé­ra­li­sa­tion de la presse sous Mit­ter­rand doit nous ser­vir de leçon. C’est un nou­veau type de cen­tra­li­sa­tion éco­no­mique qui va rendre les uni­ver­si­tés concur­ren­tielles. Nous les pro­fes­seurs, on n’est pas concur­rents, on est com­plé­men­taires !

Pour­quoi êtes-vous deve­nue socio­logue et en quoi la socio­lo­gie est-elle « une forme de savoir qui peut ren­for­cer les autres », comme vous le dites dans L’insolente ?

Je ne vou­lais pas être quelque chose, je vou­lais faire. « Être » quelque chose, ça nous limite. Mais j’ai choi­si la socio­lo­gie parce que je me posais beau­coup de ques­tions. J’étais dans un pays conflic­tuel, j’avais vécu, enfant, le coup d’Etat en 1980, vu les trans­for­ma­tions du pays et je vou­lais com­prendre. Pour ne pas céder, et peut-être aus­si pour pou­voir chan­ger ce pays. Les sciences sociales, c’est aus­si une méthode pour pen­ser col­lec­ti­ve­ment, qui oblige à la clar­té et à s’inscrire dans une dis­cus­sion col­lec­tive, assu­mer qu’on ne peut pas être neutre en exa­mi­nant l’ordre social, qu’on a cha­cun nos oeillères en fonc­tion de notre posi­tion de la socié­té ; la socio­lo­gie oblige à dire par quelle fenêtre on regarde. Cette méthode a chan­gé ma vie. De plus, en Tur­quie, le champ uni­ver­si­taire n’était pas un champ clos. Le même désir de com­pré­hen­sion et d’analyse ani­mait les uni­ver­si­tés et les espaces dévo­lus aux luttes sociales. La socio­lo­gie était publique et non pas enfer­mée dans des murs épais, loin des luttes de ter­rain.

Je suis heu­reuse de m’être empa­rée de ces outils qui m’aident aus­si dans mon mili­tan­tisme et pour construire une façon de vivre… Cela ne veut pas dire que lorsque j’arrose les fleurs ou que je fais l’amour, je le fais en socio­logue ! Et c’est une façon d’analyser le monde social qui, bien que pré­cieuse, n’est pas suf­fi­sante ; je crois au besoin de la plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té. Pour com­prendre le monde qui m’entoure, j’ai aus­si eu besoin notam­ment de la lit­té­ra­ture et de la phi­lo­so­phie. Besoin de Jean Genet, Deleuze, Vir­gi­nia Woolf, Camille Clau­del…

Dans vos écrits et vos luttes, vous tis­sez et dévoi­lez le lien entre les oppres­sions sociales et la domi­na­tion du vivant. Vous défi­nis­sez-vous comme éco­fé­mi­niste ? Com­ment fémi­nisme et éco­lo­gie s’entremêlent-ils ?

Notre rela­tion avec les autres vivants struc­ture l’entièreté des rap­ports sociaux de domi­na­tion, et c’est là ce qui relie l’exploitation du vivant et les luttes contre l’oppression des femmes. Notre civi­li­sa­tion s’est trou­vée une légi­ti­mi­té à tuer et exploi­ter mas­si­ve­ment d’autres êtres, qui sont sans voix et sans droits. Le dis­cours qui accom­pagne cela, selon lequel ces êtres sont moins « civi­li­sés », moins intel­li­gents, explique aus­si com­ment on traite les exi­lés. Les hommes en tirent un blanc-seing pour exploi­ter le vivant de la dicho­to­mie entre nature et ratio­na­li­té, nature et culture. Les ani­maux existent pour nous. Sans repen­ser com­plè­te­ment ce méca­nisme, on ne peut pas modi­fier radi­ca­le­ment notre civi­li­sa­tion.

Moi, je ne me dis pas « huma­niste ». Ça veut dire quoi humain ? L’humain a fait beau­coup de dégâts et de mal à ses pairs. C’est un mot qui occulte tous ses crimes. Je me sens atta­chée aux luttes de libé­ra­tion des ani­maux, parce que tout notre sys­tème de domi­na­tion part de là. Qu’ils soient plus faibles et non orga­ni­sés ne doit pas jus­ti­fier qu’on régule leur vie et leur mort. L’écoféminisme est impor­tant pour moi, comme en témoigne mon der­nier roman, Four­mis fêtardes (qui n’est pas encore tra­duit en Fran­çais), qui se passe à Nice et met en scène un mou­ve­ment de libé­ra­tion des chiens. Ecrire ce livre a été une expé­rience trans­for­ma­trice pour moi. Il est peu­plé d’exilés et de nomades, et j’y ai créé mon uni­vers.

J’ai décou­vert récem­ment un réseau éco­fé­mi­niste de pay­sannes dans les Pyré­nées, qui construisent un lieu d’accueil, une sorte de refuge pour les femmes. J’étais avec elles cet été — et ça aus­si, c’est aus­si une manière de créer des repères ! —. Ces col­lec­tifs et ces lieux, je les trouve grâce au réseau du jour­nal Silence, jour­nal éco­lo­giste social, fémi­niste, anti­mi­li­ta­riste, qui essaie de faire conver­ger ces luttes. Je ne me défi­nis pas seule­ment comme éco­fé­mi­niste. Je suis aus­si fémi­niste anti­mi­li­ta­riste, fémi­niste liber­taire…

Dans L’insolente, vous racon­tez qu’en 1998, vos co-déte­nues ont pas­sé des jours à vous mas­ser tout le corps après vos deux semaines de tor­ture. Elles vous ont aidé à aller mieux et vous ont rafis­to­lé. Est-ce que c’est une expé­rience de soro­ri­té qui a comp­té dans la construc­tion de votre fémi­nisme ?

Tout à fait ! Chan­ger les struc­tures, chan­ger les lois, c’est une grande part des luttes. Mais nous devons nous ren­for­cer entre nous, façon­ner ensemble une autre façon de vivre. Le sou­tien entre femmes dans cet épi­sode de ma vie, cela touche à l’intime, au corps, et c’est incroya­ble­ment concret. Quand tu vis une expé­rience comme celle-là, que tu vis cette soli­da­ri­té avec toutes les cel­lules de ton corps, tu te trans­formes très inti­me­ment, tu évo­lues ! Tu te ren­forces comme par une sorte de magie. Sans l’amitié, la soli­da­ri­té, la soro­ri­té, aucun sys­tème poli­tique ne tient. Mais c’est aus­si le bon­heur qui com­mence avec ces expé­riences intimes. Quand j’apprends à cica­tri­ser, à soi­gner une bles­sure grâce à une amie, c’est une expé­rience très vraie et poli­tique. Symé­tri­que­ment, quand j’aide une autre per­sonne, son corps devient en quelques sortes le mien, une connexion entre les corps se crée, et au cœur de l’expérience de soli­da­ri­té, c’est aus­si mon corps qui se ren­force. C’est ain­si qu’on peut sai­sir et vivre la lutte dans toute sa pro­fon­deur.

Votre concep­tion du fémi­nisme a donc pris forme, notam­ment, grâce à des expé­riences de l’intime et du soin. 

Oui. La phrase bien connue « le pri­vé est poli­tique » m’a chan­gé la vie. Evi­dem­ment, d’abord parce que les domi­na­tions se déroulent dans le pri­vé, touchent à la sexua­li­té et aux iden­ti­tés sexuelles [Pinar Selek com­bat aus­si l’hétéronormativité, ndlr] ; mais aus­si parce que les fémi­nistes ont mon­tré les liens invi­sibles entre les choses du quo­ti­dien et ce qui est struc­tu­rel dans la socié­té, entre le pri­vé et le public. Une fois que l’on a com­pris où se jouent les pro­ces­sus de domi­na­tion, on peut créer de nou­velles formes d’existence, de nou­veaux liens avec les autres êtres et avec le vivant. La vraie ques­tion est : com­ment s’épanouir et avoir des rela­tions avec les autres êtres qui sont belles ? com­ment les rendre libé­rées de l’ordre social, enle­ver nos uni­formes ?

Le bon­heur, c’est quelque chose que vous reven­di­quez. En quoi le bon­heur fait-il intrin­sè­que­ment par­tie de la lutte, qui est sou­vent vue comme quelque chose de sérieux ?

C’est par­fois dif­fi­cile d’exprimer cette idée dans les col­lec­tifs mili­tants. Ici, en France, on parle sur­tout de liber­té et pas de bon­heur. Moi, je veux être libre (je suis liber­taire!) et heu­reuse. Ce qui anime mes luttes, c’est de se sen­tir bien, tout sim­ple­ment. Épa­nouie. La liber­té, c’est cela aus­si. En Tur­quie, où la reli­gion prend une place impor­tante, un jour, une femme voi­lée a pris la parole à nos réunions fémi­nistes pour dire qu’à la mos­quée, on lui par­lait d’elle et de son bon­heur, alors que dans cet espace mili­tant, on ne par­lait que des actions à mener et des lois qu’il fau­drait chan­ger… Elle tou­chait un point impor­tant. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut faire comme les reli­gions, mais celles-ci répondent à des ques­tions exis­ten­tielles ; et les luttes, et leurs objec­tifs, oublient par­fois la com­plexi­té de la vie et de nos besoins en tant qu’êtres humains. Vou­loir être heu­reuse, cela fait par­tie de moi. Je suis mul­ti­di­men­sion­nelle. Mais c’est très simple : je suis déter­mi­née dans mes luttes, et ça me ren­force aus­si. Je veux être libre et heu­reuse, et mon bon­heur passe aus­si par le fait que les autres ne souffrent pas.

Par

https://blogs.mediapart.fr/edition/lhebdo-du-club/article/101220/hebdo-95-savoir-lutter-poetiser-entretien-avec-pinar-selek





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