interview de Pinar Selek — Parce qu’ils sont Arméniens

La rebelle et les invi­siblesPinar Selek sait ce que « injus­tice » veut dire. « Fémi­niste anti­mi­li­ta­riste », comme elle se défi­nit elle-même, elle a connu la pri­son, la tor­ture et, depuis 2009, l’exil. Depuis des années elle se bat contre le men­songe, l’idéologie, la cor­rup­tion, pour que son inno­cence, dans une his­toire de faux-atten­tat, soit recon­nue. Dans la vie, socio­logue de for­ma­tion, elle se tient tou­jours du côté des plus faibles, que ce soient les femmes, la com­mu­nau­té LGBT ou les Kurdes. Alors, for­cé­ment, la tra­gé­die vécue par les Armé­niens il y a un siècle, ne pou­vait pas la lais­ser indif­fé­rente. Avec « Parce qu’ils sont armé­niens », elle apporte sa pierre à leur com­bat pour qu’enfin jus­tice leur soit ren­due. Parce que chaque témoi­gnage compte. Sur­tout s’il est expri­mé avec « les mots du coeur ».

Où sont les Armé­niens ?

Pas évident de s’intéresser aux Armé­niens quand vous gran­dis­sez dans un pays qui fait tout pour en effa­cer la trace. Dif­fi­cile de se libé­rer de cette « iden­ti­té arro­gante », héri­tée de « l’immuable dis­cours hai­neux des manuels sco­laires, des chaines de télé­vi­sion, des conver­sa­tions quo­ti­diennes » qui ont accom­pa­gné son enfance. Mais Pinar Selek a éga­le­ment été éle­vée dans une « tra­di­tion contes­ta­taire » – son père a pas­sé cinq ans en pri­son – qui a for­gé son carac­tère rebelle. Elle veut savoir. Elle veut com­prendre. Mais la loi du silence, tant du côté des agres­seurs que de celui des vic­times, ne faci­lite pas les choses. « Ma pre­mière décep­tion fut l’absence de toute trace du géno­cide dans la lit­té­ra­ture turque de cette période ». Rien. Ecri­vains et poètes turcs ou kurdes ont « per­du la parole ». Les seuls qui osent par­ler, ce sont des Armé­niens. Mais du fond de leur exil. Il fau­dra donc le hasard de ren­contres pour que Pinar Selek réa­lise qu’ « Armé­nien », c’est beau­coup plus qu’une insulte. Une dou­leur.

Les invi­sibles

Il y eut d’abord cette cliente de la phar­ma­cie mater­nelle qui se qua­li­fiait elle-même de « rebut de l’épée », le sur­nom don­né aux Armé­niens ayant échap­pé au mas­sacre. De quoi intri­guer la jeune Pinar. Et puis plus tard, il y eut la ren­contre avec deux per­son­nages rares : Nisan Amca et Hrant Dink.
En pri­son, dès le début de son incar­cé­ra­tion, Pinar Selek va rece­voir des lettres d’un mys­té­rieux Nisan Amca, « oncle Nisan », qu’elle ne connait pas. « Toutes racon­taient la vie de Jésus, les souf­frances qu’il avait endu­rées, la lumière qu’il répan­dait ». A tra­vers ce récit, le mys­té­rieux cor­res­pon­dant lui par­lait « de patience, de témé­ri­té, d’amour et d’entraide ». Cette cor­res­pon­dance dura tout le temps des deux années et demi de l’incarcération de Pinar, au rythme de deux lettres par semaine. Un « nec­tar » qui lui per­mit de gar­der la tête hors de l’eau.
A sa sor­tie, elle fait enfin la connais­sance de Nisan Amca. Il a quatre vingts ans ; il est gar­dien et sacris­tain d’une église de Gala­ta­sa­ray. Il est Armé­nien. Pen­dant les deux ans qu’il lui reste à vivre, lui et Pinar vont conti­nuer leur rela­tion, sur le même rythme heb­do­ma­daire, mais cette fois-ci autour d’un verre de vin ou d’un café. Le vieil homme va lui conter son his­toire. En l’écoutant, Pinar Selek va vrai­ment prendre conscience de ce qu’être Armé­nien, dans la Répu­blique turque, veut dire. Se faire oublier. « Deve­nir invi­sible pour être tolé­ré ». « Se dis­si­mu­ler pour exis­ter ». Chan­ger de nom par­fois, comme les auto­ri­tés turques l’ont fait avec les vil­lages armé­niens. Vivre dans la crainte. Vivre dans le déni de soi. Et dans le sou­ve­nir.
Pinar n’oubliera jamais leur der­nière ren­contre. Alors qu’ils mar­chaient bras-des­sus, bras-des­sous, Nisan Amca lui dit : « Ce n’est pas bien qu’on nous voit ensemble. Cela pour­rait te nuire. Je suis Armé­nien, alors… ». Ca se pas­sait place Tak­sim.

L’éclaireur

L’autre ren­contre déci­sive dans la prise de conscience, par Pinar Selek, de l’injustice  subie par les Armé­niens, fut celle de Hrant Dink. « C’était la pre­mière fois que je voyais un Armé­nien aus­si confiant. Un homme refu­sant de se cacher, auda­cieux, fou­gueux, opti­miste ». Hrant Dink dirige le jour­nal Agos, jour­nal bilingue, en turc et en armé­nien. Mais sur­tout, jour­nal mili­tant, ras­sem­blant « anti­mi­li­ta­ristes, paci­fistes, anti­na­tio­na­listes et anti­ca­pi­ta­listes », armé­niens ou pas. Un caillou dans la chaus­sure du pou­voir. En jan­vier 2007, Hrant Dink est assas­si­né devant son jour­nal. Il avait eu l’audace suprême de relayer une rumeur selon laquelle la fille adop­tive d’Atatürk serait une Armé­nienne qui aurait per­du ses parents lors du géno­cide. Crime de lèse-père de la patrie. « Traitre à la nation turque ». « Atteinte à l’intégrité natio­nale et à la paix sociale ». Trois balles dans la tête. Mais ce que ses assas­sins – des natio­na­listes d’extrême-droite – n’avaient pas pré­vu, c’est que lors de son enter­re­ment, « pour la pre­mière fois dans l’histoire turque, les gens se sont ras­sem­blés pour un Armé­nien »;  ils étaient plus de 300 000 à scan­der « Nous sommes tous Armé­niens ! Nous sommes tous Hrant Dink ! »

Pinar Selek n’oubliera jamais son ami Hrant Dink. D’autant plus qu’elle lui doit une belle ren­contre. Celle avec Karin Kara­kas­li, une jour­na­liste et écri­vain turque. Toutes les deux conti­nuent à creu­ser le sillon – « Agos » en armé­nien – enta­mé par Hrant Dink. Celui de la recon­nais­sance de l’histoire armé­nienne et de la récon­ci­lia­tion entre Turcs et Armé­niens. Pas tou­jours facile, sur­tout quand on est en exil. Mais les choses bougent. Et Pinar Selek aime à citer Gram­sci : « Il faut allier le pes­si­misme de l’intelligence à l’optimisme de la volon­té ». C’est ce qu’elle fait. Tous les jours. Pour les femmes. Pour les LGBT. Pour les Kurdes. Pour les Armé­niens. Pour toutes les vic­times de l’injustice. Res­pect. MO.

 « Parce qu’ils sont armé­niens » – Pinar Selek – Lia­na Levi

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