« Je veux juste être Pinar Selek »

INTERVIEW • Pinar Selek, la socio­logue turque en exil en France, qui vient d’être condam­née à per­pé­tui­té dans son pays, revient sur son cal­vaire judi­ciaire. Epui­sée psy­cho­lo­gi­que­ment et phy­si­que­ment depuis ce der­nier rebon­dis­se­ment, elle a accep­té de se confier à l’émiliE.

L’actualité judi­ciaire turque regorge de pro­cé­dures iniques (Sevil Sevim­li, les neuf avo­cats soup­çon­nés d’appartenir à l’extrême gauche…): par­le­riez-vous de dys­fonc­tion­ne­ments de la jus­tice ou d’un sys­tème qui arrange le pou­voir ?
Pinar Selek : Je dirais que c’est un sys­tème bien com­mode pour le pou­voir. Hélas, ce n’est pas nou­veau. Je viens d’une famille de juristes et nous avons vécu le coup d’Etat en 1980 : mon père, les intel­lec­tuel-le‑s, les syn­di­ca­listes et, de manière géné­rale, celles et ceux qui se sont oppo­sé-e‑s se sont retrou­vé-e‑s en pri­son. Au total, 500 000 per­sonnes ont été arrê­tées et 250 000 ont été incul­pées. C’est clai­re­ment un sys­tème, un ins­tru­ment de pou­voir.
Pour les par­ti­sans de la liber­té, pour les fémi­nistes, les Kurdes, les Armé­niens, les pro­cès, les mani­fes­ta­tions et la mobi­li­sa­tion qui les entourent deviennent des espaces de lutte, de confron­ta­tion au pou­voir dans son ensemble. Comme il y a chaque semaine de nou­veaux pro­cès très média­ti­sés, c’est l’occasion de se faire entendre. Il faut conti­nuer le com­bat au niveau du sys­tème judi­ciaire, car la jus­tice en Tur­quie fonc­tionne comme un outil de pou­voir.
Ce qui est nou­veau, c’est la pro­messe de démo­cra­tie faite par l’Etat, on a fran­chi une étape impor­tante.

C’est une évo­lu­tion ?
Oui, parce qu’avant on ne pou­vait même pas par­ler ouver­te­ment de la ques­tion kurde… En réa­li­té, le chan­ge­ment n’a pas été très loin. La réforme du sys­tème ne s’est pas faite en pro­fon­deur.

Vous êtes accu­sée à tort d’un atten­tat. N’est-ce pas plu­tôt votre tra­vail de socio­logue et votre mili­tan­tisme fémi­niste qui sont visés ? Je pense notam­ment à vos recherches sur les mino­ri­tés en marge, pros­ti­tuées, tra­ves­tis, et sur­tout Kurdes.
Oui, c’est à cause de mes recherches. Après un mois et demi de déten­tion, comme je n’ai livré aucun nom, on m’a accu­sée de cet atten­tat. On m’a tor­tu­rée et j’ai vécu les pires moments, mais j’ai tenu bon. Sur­tout, je n’ai ces­sé d’être une cher­cheuse libre, même en pri­son. J’ai publié huit livres sur des thé­ma­tiques taboues en Tur­quie. Je suis une acti­viste fémi­niste anti­mi­li­ta­riste, et je l’assume. Autour de mon cas, il y a une sym­bo­lique énorme en termes de lutte. Je suis deve­nue un sym­bole de résis­tance. Ceux qui m’ont arrê­tée ont dit que j’étais une sor­cière. Je n’ai pas choi­si d’être un exemple, je veux juste être Pinar Selek… Mais mon com­bat aujourd’hui c’est de por­ter ce sym­bole.

Com­ment avez-vous accueilli ce nou­veau ver­dict ?
Ce fut un choc. C’est la pre­mière fois que je suis condam­née. Il n’y a aucune preuve contre moi, c’est un pro­ces­sus illé­gal. Je pen­sais pou­voir ren­trer chez moi, il me fau­dra encore attendre. Et encore lut­ter. Je dois dire que j’ai été très bien accueillie par le mou­ve­ment fémi­niste. Une grande soli­da­ri­té s’est orga­ni­sée autour de moi, elle s’est aujourd’hui élar­gie aux uni­ver­si­taires et au-delà. Grâce à ce réseau, je ne suis pas seule.

La condam­na­tion à per­pé­tui­té s’accompagne d’une mesure d’arrestation immé­diate. Pen­sez-vous qu’une demande d’extradition sera dépo­sée à votre encontre ?
Je ne sais pas. Le ver­dict n’est pas défi­ni­tif avant la cas­sa­tion.

Cela signi­fie-t-il que votre his­toire judi­ciaire peut encore durer des années ?
Oui, soit cela dure, soit je suis défi­ni­ti­ve­ment acquit­tée.

La socié­té turque a pour­tant évo­lué ces quinze der­nières années. Gar­dez-vous espoir de reve­nir dans votre pays ?
Oui, bien sûr, c’est grâce à l’espoir que je peux lut­ter. La soli­da­ri­té autour de mon cas existe aus­si en Tur­quie : par exemple, les étu­diant-e‑s sont venu-e‑s en masse au pro­cès. Il y a une forte mobi­li­sa­tion, et je sais que nous allons gagner ce com­bat.

Lors du der­nier pro­cès, une cin­quan­taine d’avocats en robe étaient pré­sents dans la salle d’audience pour vous sou­te­nir. Pen­sez-vous que votre cas devient un sym­bole sus­cep­tible de trans­for­mer la machine judi­ciaire turque ?
Les avo­cats étaient bien plus que cin­quante.
Oui, les ins­tances juri­diques sont celles qui résistent le plus aux trans­for­ma­tions. Je ne sais pas si mon cas fera évo­luer quoi que ce soit, on attend le ver­dict de la cour de cas­sa­tion. Il y a encore cette bataille déci­sive. Après, on pour­ra mesu­rer l’influence de mon his­toire.

Ce déni de jus­tice s’est trans­for­mé en achar­ne­ment contre votre per­sonne. Où trou­vez-vous les res­sources pour lut­ter ?
Je suis têtue, je suis fémi­niste, j’aime la liber­té, j’aime la vie, j’ai le res­pect de celle-ci, alors je résiste. Et puis l’élan de soli­da­ri­té qui s’est créé autour de moi fait que je ne me sens pas seule. D’ailleurs je n’ai jamais eu de sen­ti­ment d’isolement. Et je ne passe pas mes jour­nées à me lamen­ter sur mon sort, je fais beau­coup de choses : j’ai écrit un roman qui va bien­tôt être publié en fran­çais, je milite acti­ve­ment dans une asso­cia­tion fémi­niste-les­bienne à Stras­bourg, je suis très bien inté­grée ici, je pour­suis mon tra­vail de recherche…

Sur quoi porte votre thèse en France ?
Elle s’intitule Les Inter­ac­tions des mou­ve­ments sociaux en Tur­quie. J’y étu­die les effets des mou­ve­ments sociaux.

Vous par­liez de vos enquêtes sur le ter­rain, notam­ment celles de la rue Ülker en concluant par cette phrase :
« Et la vie, on ne peut si faci­le­ment en chan­ger…» Vous le pen­sez vrai­ment ?

C’est bien d’essayer de chan­ger même si ce n’est pas facile a prio­ri. Essayer, c’est déjà chan­ger quelque chose non ?

Une femme contre un Etat

Pinar Selek, socio­logue de 41 ans connue pour ses enga­ge­ments fémi­nistes et anti­mi­li­ta­ristes, vient d’être condam­née à per­pé­tui­té après des années d’un com­bat judi­ciaire contre l’Etat turc.

Quinze ans que ça dure ! Quinze ans que la jus­tice turque s’acharne contre une femme pour un atten­tat qu’elle n’a pas per­pé­tré. Après trois pro­cès qui l’ont acquit­tée, le qua­trième la condamne à la réclu­sion cri­mi­nelle à per­pé­tui­té.

Pinar Selek n’a que 27 ans lorsque, le 11 juillet 1998, elle est arrê­tée par la police d’Istanbul et tor­tu­rée afin qu’elle livre les noms des per­sonnes qu’elle a inter­viewées pour son mémoire en socio­lo­gie. Inti­tu­lée La rue Ülker : un lieu d’exclusion, sa recherche sur les trans­sexuels et les tra­ves­tis l’a par ailleurs ame­née à s’intéresser aux mino­ri­tés mar­gi­na­li­sées telles que les Kurdes.

C’est là que tout bas­cule : elle est dès lors accu­sée d’avoir posé la bombe qui aurait, le 9 juillet 1998, fait sept morts et plus de cent bles­sés au mar­ché aux épices d’Istanbul. Qua­torze rap­ports d’experts sur les quinze qui ont été com­man­dés par la jus­tice turque ont conclu à l’explosion acci­den­telle d’une bou­teille de gaz d’un res­tau­rant. Rien n’y fait, elle est incar­cé­rée.

Face à ce qui res­semble à un mon­tage poli­ti­co-judi­ciaire, une grande soli­da­ri­té se met en place réunis­sant avo­cat-e‑s, intel­lec­tuel-le‑s et mili­tant-e‑s fémi­nistes. Sa sœur quitte son tra­vail et reprend des études d’avocate pour se joindre à sa défense. En pri­son, Pinar Selek écrit beau­coup, mais tous ses textes sont confis­qués.

Libé­rée en 2000, elle se sent de moins en moins en sécu­ri­té en Tur­quie, pays qu’elle finit par quit­ter pour vivre d’abord à Ber­lin puis à Stras­bourg. Son pre­mier texte publié en fran­çais, Loin de chez moi… mais jusqu’où ?, aux Edi­tions iXe en mars 2012, exprime tout le poids et la vio­lence de cet exil for­cé. Et si la socio­logue pour­suit son enga­ge­ment en Tur­quie par l’intermédiaire de la revue fémi­niste Amar­gi, qu’elle a fon­dée en 2006,  et en inter­ve­nant dans des ren­contres grâce à inter­net, rien ne rem­place la vie qu’elle s’était choi­sie il y a quinze ans.

Natha­lie Bro­chard

http://www.lecourrier.ch/105841/je_veux_juste_etre_pinar_selek





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