La chercheuse Pinar Selek est punie parce qu’elle a compris que le problème central de la Turquie était la question kurde

Alors que la Cour pénale de Turquie doit, le 31 mars, statuer sur le sort de la sociologue et défenseuse des droits humains franco-turque, réfugiée en France depuis 2011, la journaliste en exil Ece Temelkuran retrace, dans une tribune au « Monde », la « chasse aux sorcières » dont elle est victime depuis 1998.

Lorsque les nouvelles concernant Pinar Selek, sociologue, écrivaine et militante des droits humains, nous sont parvenues, nous avons ressenti la même crispation que lorsque nous avons appris l’emprisonnement injuste d’Osman Kavala ou de Selahattin Demirtas, et les innombrables injustices que nous n’avons pas pu empêcher au cours de la dernière décennie.

Pinar, une amie chère pour beaucoup, est victime d’une injustice révoltante, ou, pour mieux dire, d’une torture judiciaire, depuis vingt-cinq ans. Et, depuis janvier, les autorités turques ont décidé d’émettre un mandat d’arrêt international et d’emprisonnement à son encontre.

Si tout se passe comme le souhaite le gouvernement turc, Pinar, qui est pourtant un être humain des plus exceptionnels, une universitaire décorée et une brillante conteuse, deviendra une criminelle recherchée au niveau mondial. Tout cela parce qu’elle est née dans un pays où les peuples sont dressés les uns contre les autres (Arméniens, Kurdes, Turcs, etc.). Elle était l’une des rares personnes à avoir osé franchir ces frontières pour rassembler des récits de paix, un peu comme Osman, Selahattin, ou notre cher ami Hrant Dink, qui a été abattu en 2007. Et, exactement comme les leurs, son histoire officielle est d’un ridicule exaspérant.

Défaillances de la procédure judiciaire
Les autorités turques recherchent Pinar à cause d’un attentat à la bombe qui n’a pas eu lieu ! En 1998, une explosion s’est produite dans le marché aux épices d’Istanbul. Malgré les nombreux rapports d’expertise indiquant qu’il ne s’agissait pas d’un attentat mais d’un accident provoqué par une fuite de gaz, des ombres opérant au sein du système judiciaire turc ont décidé qu’il devait s’agir d’une bombe, et que Pinar devait être celle qui l’avait posée.

Après l’« attentat », elle a été placée en garde à vue. Elle a été lourdement torturée (estrapade, électrocution…) pendant une semaine, mais aucun des tortionnaires ne l’a interrogée à propos de l’explosion. Après une audience au tribunal sans assistance juridique et de nombreuses fausses preuves, elle est restée en prison pendant deux ans et demi. Les défaillances de la procédure judiciaire sont finalement devenues si flagrantes qu’elle a été libérée. Mais certaines ombres de la police turque n’étaient pas satisfaites de cette libération. L’affaire a donc été rouverte avec de nouvelles preuves fabriquées, et le soi-disant processus juridique est resté ouvert jusqu’aujourd’hui.

Au cours des vingt-cinq dernières années, elle a été acquittée à plusieurs reprises, mais son dossier juridique est toujours retourné devant les tribunaux grâce aux appels insistants des procureurs. Et, en janvier, la plus haute instance de la Cour suprême a pris la décision finale : Pinar est condamnée à perpétuité.

« Je suis épuisée », m’a dit Pinar lorsqu’elle m’a appelée la semaine dernière. En évoquant Hannah Arendt, qui a dit un jour « Je ne suis pas fatiguée, mais épuisée » , nous avons ri amèrement de notre misère. « Tout cela parce que, en tant que Turque blanche, tu as osé être curieuse de la question kurde, lui ai-je dit. Et ils n’oublieront jamais ce péché capital. »

C’est pour cela que, lorsque ses tortionnaires lui disloquaient l’épaule pendant la torture, ce qu’ils voulaient savoir, c’était l’identité des Kurdes auxquels elle parlait pour sa recherche en sociologie. Ils voulaient les noms, les adresses, tout. Elle devait être membre du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, pensaient les tortionnaires, car aucune femme turque saine d’esprit ne côtoierait des « terroristes » et ne demanderait aux Kurdes leur version des faits. Ils ne pouvaient pas savoir ni comprendre que Pinar était de cette espèce, rare et belle, qui s’immerge dans les histoires qu’elle veut raconter.

La première fois que j’ai vu Pinar, c’était au début des années 1990, alors qu’elle travaillait avec des enfants des rues. Elle avait fondé un atelier à Taksim [quartier d’Istanbul] pour qu’ils puissent faire de l’art. Pinar jouait de la flûte. Lorsqu’elle marchait, le dos bien droit, tous ceux qui étaient poussés en marge de la société (sniffeurs de colle, travestis, travailleurs du sexe, sans-abri) la suivaient. Elle ne les « sauvait » pas, en gardant une distance de sécurité comme une Turque blanche devait le faire, mais elle vivait avec eux pour leur offrir sa pleine solidarité. Comme Simone Weil, avec une ossature plus solide. En tant que sociologue, lorsqu’elle a compris que le problème central de la Turquie était la question kurde, elle s’est jetée au coeur du problème sans aucune réserve craintive. C’est pourquoi aujourd’hui, après vingt-cinq ans, elle est punie et toujours torturée avec des outils judiciaires illégitimes.

L’opposition turque, dans ses meilleurs jours, aurait pu réagir à cette décision de justice révoltante d’une voix plus forte et faire clairement savoir qu’elle était au côté de Pinar Selek, comme elle l’a fait à plusieurs reprises au cours du dernier quart de siècle. Mais la Turquie d’aujourd’hui est devenue une foire aux injustices et, plus important encore, l’approche des élections attire toute l’attention.

Même si nous savons tous que les chances de mettre fin au règne d’Erdogan sont assez minces, au moins la moitié du pays retient son souffle jusqu’à la date des élections. D’où le silence actuel.

Cependant, même si Erdogan est détrôné lors des élections, même en ce jour béni, celles d’entre nous qui ont osé demander la paix et la réconciliation avec les Kurdes seront toujours les sorcières de la République. Après tout, le cas de Pinar a quatre ans de plus que le pouvoir d’Erdogan, ce qui semble déjà une éternité pour beaucoup. C’est pourquoi elle sait que le « crime » pour lequel elle paie, c’est de continuer à écrire, à parler, pour construire une Turquie où les conteurs d’histoires ne sont pas torturés pour avoir dit la vérité.

Note(s) :
Ece Temelkuran est une journaliste turque et autrice. Elle vit en exil depuis le coup d’Etat militaire raté de juillet 2016, et est membre du programme Future of Democracy au New Institute de Hambourg

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/15/la-chercheuse-pinar-selek-est-punie-parce-qu-elle-a-compris-que-le-probleme-central-de-la-turquie-etait-la-question-kurde_6165531_3232.html





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