Pinar Selek était poursuivie depuis douze ans pour un acte terroriste jamais prouvé.
Sociologue et écrivaine, Pinar Selek était la dernière intellectuelle turque contrainte à l’exil parce que menacée d’une peine de trente-six ans de prison . Elle a finalement été acquittée hier et ce verdict devrait clore une affaire illustrant jusqu’à la caricature les dérives de la justice turque. « C’était un cauchemar qui ne m’a pas quitté depuis treize ans, une profonde torture et jeme sentais comme le Joseph K. du Procès deKafka », explique la jeune femme, installée depuis un an et demi à Berlin avec une bourse de la fondation Heinrich Böll.
Antimilitariste
Elle était accusée de terrorisme pour son rôle présumé dans une explosion au bazar des épices à Istanbul, le 9 juillet 1998, qui avait fait cinq morts. Plusieurs expertises ont conclu qu’il ne s’agissait pas d’une bombe. Mais Abdulmecit Özturk, un jeune militant du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), avait affirmé sous pression de la police avoir préparé cet attentat avec elle. Avant de revenir, peu après, sur ses aveux. Pinar Selek a été acquittée par deux fois, en 2006 et en 2008.
Les juges ont alors estimé que la cause de l’explosion restait incertaine et qu’il n’y avait aucune preuve matérielle contre elle. Mais les autorités judiciaires ont insisté et ces deux verdicts ont été cassés. Le cas de Pinar Selek amobilisé une bonne partie de l’intelligentsia turque. «On s’acharne à ce point contre cette jeune femme parce qu’elle s’intéresse aux enfants des rues, aux jeunes drogués, aux travestis et à toutes ces réalités que le pays ne veut pas voir. En outre, elle est féministe et, pire encore, antimilitariste», écrivait dans le quotidien Radikal le juriste Baskin Oran, lui même poursuivi en 2005 après un rapport sur la situation des minorités en Turquie. Des intellectuels libéraux tels Etyen Mahçupyan ont affirmé que l’on voulait «brûler la sorcière qui avait touché à tous les tabous». La gauche kémaliste et le quotidien Cumhuriyet étaient tout aussi engagés. Fille d’un célèbre avocat défenseur des droits de l’homme et petite-fille de l’un des fondateurs du Parti communiste turc, Pinar Selek s’était lancée dans une thèse sur le militantisme kurde. En juillet 2008, alors âgée de 27 ans, elle est arrêtée et tabassée parce qu’elle refuse de donner les noms de ses contacts.
Traîtresse
Inculpée de complicité avec une organisation terroriste, elle apprend en prison l’explosion du bazar qui avait eu lieu quelques jours avant son incarcération. «Je représente par tout ce que hait l’Etat et comme je suis turque et non pas kurde, je suis vue comme une traîtresse», explique la sociologue. Son dernier livre porte sur le service militaire avec un titre éloquent : Devenir un homme en rampant. Ses convictions restent plus fortes que jamais : «Il y a eu d’énormes progrès mais la démocratie restera un château de sable en Turquie tant que la question kurde ne sera pas résolue. Or l’AKP au pouvoir est trop conservateur pour lancer ce processus et la gauche trop timide.»
Marc Semo
Libération