La justice turque s’acharne contre Pinar Selek

Déjà acquit­tée deux fois, cette socio­logue risque la per­pé­tui­té pour un atten­tat non démon­tré.

À Istan­bul

Pinar Selek : ce nom est deve­nu le sym­bole des dérives du sys­tème judi­ciaire turc. Accu­sée d’être l’au­teur d’un atten­tat, cette socio­logue turque risque une condam­na­tion à per­pé­tui­té, mal­gré deux acquit­te­ments suc­ces­sifs : son troi­sième pro­cès s’ouvre mer­cre­di à Istan­bul. L’a­char­ne­ment de la jus­tice depuis douze ans à l’en­contre de cette intel­lec­tuelle enga­gée sus­cite une forte mobi­li­sa­tion en Tur­quie et en Europe. « Je suis très fati­guée, mais je reste opti­miste, tant les accu­sa­tions sont absurdes », déclare Pinar Selek.

Sa des­cente aux enfers com­mence le 11 juillet 1998. Alors âgée de 27 ans, elle est arrê­tée et tor­tu­rée par les poli­ciers à la recherche de l’i­den­ti­té de Kurdes qu’elle a inter­ro­gés dans le cadre de recherches socio­lo­giques sur les consé­quences de la guerre civile. Empri­son­née, c’est en regar­dant le jour­nal télé­vi­sé qu’elle appren­dra qu’elle est sus­pec­tée d’a­voir par­ti­ci­pé à un atten­tat sur­ve­nu au bazar aux Épices d’Is­tan­bul. Le 9 juillet, une explo­sion avait cau­sé la mort de sept per­sonnes. Dans la presse, Pinar Selek est désor­mais « la poseuse de bombe » du PKK, la rébel­lion kurde. Après deux ans et demi de déten­tion, la jeune femme est fina­le­ment libé­rée. L’homme qui a don­né son nom sous la tor­ture s’est rétrac­té et les rap­ports d’ex­perts qui se suc­cèdent par­viennent tous à la même conclu­sion : l’ex­plo­sion a été cau­sée par une fuite de gaz. Mais Pinar Selek ne sera acquit­tée qu’en 2006.

Preuves fabriquées

Le cau­che­mar aurait dû s’ar­rê­ter là. Mais le pro­cu­reur fait appel. En 2008, elle est de nou­veau acquit­tée. La Cour de cas­sa­tion annule le juge­ment. « Le pro­ces­sus se serait pro­ba­ble­ment arrê­té si j’é­tais res­tée sage­ment à la mai­son après ma libé­ra­tion, dit-elle. Mais j’ai conti­nué à mani­fes­ter pour les Kurdes, les tra­ves­tis, les vic­times du ser­vice mili­taire… J’é­tais une femme qui défiait la jus­tice. »

Souf­frant de stress post-trau­ma­tique, Pinar Selek, qui pour­suit une thèse de sciences poli­tiques à Stras­bourg, ne sera pas pré­sente à son pro­cès. Elle peut comp­ter sur le sou­tien de l’in­tel­li­gent­sia turque, dont Orhan Pamuk, Prix Nobel de lit­té­ra­ture, et l’é­cri­vain Yachar Kemal. Una­nimes pour dénon­cer, comme son avo­cate, Yase­min Oz, « un pro­cès poli­tique ».

La média­ti­sa­tion de cette affaire remet sur le devant de la scène les défaillances de la jus­tice. « Il y a plein d’autres dos­siers scan­da­leux, sou­ligne Pinar Selek. De fausses preuves sont encore fabri­quées sous la tor­ture, même si le nombre de cas est en baisse grâce au pro­ces­sus d’adhé­sion à l’U­nion euro­péenne. » Mal­gré plu­sieurs réformes visant à amé­lio­rer son fonc­tion­ne­ment et à la rendre plus impar­tiale, la jus­tice est encore sou­mise à une forte idéo­lo­gie. Pour Hélène Flautre, copré­si­dente de la com­mis­sion UE-Tur­quie au Par­le­ment euro­péen, qui a fait le dépla­ce­ment pour assis­ter au pro­cès, le cas Selek « révèle un dys­fonc­tion­ne­ment inquié­tant. Il montre que le pou­voir en place manque de cou­rage pour débar­ras­ser le sys­tème judi­ciaire des réseaux cri­mi­nels ultra­na­tio­na­listes, ceux qui menacent Orhan Pamuk et ont peut-être assas­si­né (le jour­na­liste armé­nien) Hrant Dink. »

Laure Mar­chand
http://www.lefigaro.fr





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu