La liberté est féministe

Femme, citoyenne, socio­logue, fémi­niste et autrice, Pinar Selek est une icône contem­po­raine de la résis­tance au tota­li­ta­risme, à la mili­ta­ri­sa­tion et à l’hégémonie mas­cu­line. Elle vient de faire paraître un livre, Le chau­dron mili­taire turc, qui va secouer tous les États qui ont choi­si le tota­li­ta­risme ram­pant, lais­sant le néo-libé­ra­lisme s’approprier la légi­ti­mi­té de la vio­lence à leur détri­ment, sans pour autant nier l’hégémonie mas­cu­line qui crée des sujets vio­lents. Elle reste tou­jours har­ce­lée par la jus­tice turque et mena­cée de mort par des extré­mistes de droite.

Pinar Selek est socio­logue, elle a choi­si ce métier pour com­prendre son pays, pour com­prendre com­ment il était pos­sible qu’il se soit construit sur des mas­sacres, des pogroms et des coups d’État mili­taires. Pour y par­ve­nir, il a fal­lu qu’elle se libère de toute empreinte de la culture turque, pour évi­ter de gar­der les traces du sys­tème nor­ma­tif mas­cu­lin qui a struc­tu­ré la socié­té par la vio­lence, la déper­son­na­li­sa­tion et la sou­mis­sion. Cette hégé­mo­nie mas­cu­line nie tota­le­ment le rôle des femmes au béné­fice de la sacra­li­sa­tion d’un cycle met­tant le phal­lus au centre de tout, par une édu­ca­tion vio­lente des hommes dans une stricte chro­no­lo­gie.

Mais comme elle le reven­dique, Pinar n’est pas sim­ple­ment une socio­logue. Elle est une citoyenne et une femme, autrice de romans, de contes pour enfants. Elle est aus­si ensei­gnante-cher­cheuse à l’Université de Nice. Elle est har­ce­lée depuis 25 ans par le gou­ver­ne­ment turc qui n’admet pas son inno­cence dans une affaire pénale, en l’accusant d’un atten­tat dont les experts et les juges turcs ont pour­tant recon­nu plu­sieurs fois qu’elle était inno­cente. Frap­pée d’un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal, elle doit, pour la 5e fois, être jugée le 29 sep­tembre 2023. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale s’est mobi­li­sée pour la sou­te­nir, car elle reçoit de plus en plus de menaces de mort de mou­ve­ments d’extrême-droite turcs. Ne pou­vant plus se dépla­cer hors de France, Pinar ne peut plus exer­cer son métier. Mais elle ne veut pas être réduite à cette condi­tion de vic­time. Elle ne veut pas être réduite à sa fonc­tion de socio­logue. Elle veut res­ter libre ! Ses défen­seurs, dont son père, mili­tant, très âgé, et sa sœur, ont livré un com­bat juri­dique excep­tion­nel. Son cou­rage en fait une icône de la résis­tance au fas­cisme et une fémi­niste hors norme.

Nous publions une lettre (voir Lettre à ses ami.e.s plus bas) qu’elle adresse aux femmes, aux hommes, comme un appel au secours, mais aus­si comme une mise garde face à la mon­tée du tota­li­ta­risme sur la Pla­nète. Nous l’avons ren­con­trée, car, à quelques jours d’un 5e pro­cès kaf­kaïen à Istan­bul, où elle joue sa vie, elle sort un nou­vel ouvrage Le Chau­dron mili­taire turc. Un essai socio­lo­gique à por­tée uni­ver­selle qui ques­tionne cha­cune et cha­cun de nous : qu’est-ce qui fait qu’un bébé devienne un assas­sin, une fois adulte ? Quels méca­nismes socio-éco­no­miques et poli­tiques engendrent et bana­lisent la vio­lence struc­tu­relle dans l’ordre social ? Quel est le rôle de la mas­cu­li­ni­té nor­ma­tive dans l’organisation de cette vio­lence ? Et sur­tout, com­ment cela est-il ren­du pos­sible ?

Digne héri­tière d’Hannah Arendt, par­vien­dra-t-on à la sau­ver, ou se conten­te­ra-t-on de célé­brer ce génie de la lit­té­ra­ture socio­lo­gique, poli­tique et poli­tique une fois que le pire sera arri­vé ?

Pinar Selek per­siste et signe

Pinar Selek nous rejoint à la ter­rasse d’un bar, casque audio vis­sé sur la tête, elle a l’allure d’une jeune étu­diante insou­ciante. Qui pour­rait se dou­ter de ce que vit cette femme depuis son enfance ?

Pinar a vou­lu être socio­logue pour com­prendre le monde, un désir qui chez nous semble si simple à réa­li­ser. Si le com­bat pour la jus­tice a tou­jours été au cœur de sa vie et de ses actions, elle est avant tout une femme libre, une citoyenne, curieuse de tout, joyeuse, épi­cu­rienne, ado­rant la fête et les amis tout autant qu’écrire des contes pour enfants. Trou­blant comme le contact avec la mort et la cruau­té a décu­plé sa force et sa déter­mi­na­tion. Son cou­rage en fait une icône de la résis­tance au fas­cisme et une fémi­niste hors norme. Sa parole de femme, loin des débats sec­taires, et déga­gée de tout esprit de ven­geance, est plus qu’exemplaire.

Elle nous explique qu’après un pre­mier livre d’entretiens avec des hommes racon­tant leur expé­rience au ser­vice mili­taire paru en 2008, Ser­vice Mili­taire en Tur­quie et construc­tion de la classe domi­nante – Deve­nir homme en ram­pant, elle vou­lait, après avoir beau­coup lu, ren­con­tré énor­mé­ment de gens et vécu en exil, faire l’analyse de ces entre­tiens et en tirer des conclu­sions avec un nou­vel ouvrage Le Chau­dron mili­taire turc. Ce der­nier opus pour­rait expli­quer à notre sens ce que le « nou­vel ordre mon­dial » devient sous l’impulsion du néo-libé­ra­lisme ram­pant. De l’exemple turc, elle tire une ana­lyse qui parle à l’universel.

Deve­nir homme en ram­pant

C’est l’ouvrage Ser­vice Mili­taire en Tur­quie et construc­tion de la classe domi­nante que Pinar Selek a écrit en 2008 qui fut à l’origine de ses pre­mières menaces de mort. Aux funé­railles de son ami Hrant Dink (assas­si­né de 3 balles dans la tête, car fon­da­teur d’un jour­nal bilingue tur­co-armé­nien), une phrase de sa com­pagne Rakel va être déci­sive pour Pinar : « Rien ne se fera, mes ami·es, sans son­der les ténèbres qui font d’un bébé un assas­sin. » C’était l’évidence, la pre­mière ques­tion d’une recherche sur cette pro­blé­ma­tique serait : quels méca­nismes sociaux et poli­tiques trans­forment un enfant en un sujet de vio­lence ? Car pour elle, l’État-nation turc, né du géno­cide des Arménien·nes de 1915 et des mas­sacres de cen­taines de mil­liers de Grec·ques et de Kurdes, s’est ins­crit dès sa construc­tion dans un sys­tème poli­tique natio­na­liste, mili­ta­riste et patriar­cal, conso­li­dant sa légi­ti­mi­té au moyen d’un lan­gage mytho­lo­gi­co-reli­gieux, mili­ta­ri­sant la socié­té par un fonc­tion­ne­ment qua­si tota­li­taire et par­ti­ci­pant acti­ve­ment à la pro­duc­tion des iden­ti­tés de sexe.

La foule avait mena­cé son ami Hrant aux cris de « Soit tu aimes ce pays, soit tu le quittes !« , menaces que nous retrou­vons dans cer­tains slo­gans d’un par­ti bien connu en France. Mais elle se sou­vient aus­si des mots des assas­sins de Hrant : « Sois rai­son­nable et ne perds pas ta vie… » On le lui avait déjà tel­le­ment dit… Elle ne vou­lait plus sim­ple­ment expli­quer les méca­nismes et les cau­sa­li­tés, mais répondre aus­si à la ques­tion : com­ment est-ce pos­sible ? Et son­der « les ténèbres qui font d’un bébé un assas­sin« , un des thèmes majeurs de son tra­vail.

Une recherche déci­sive

Dans ce contexte, elle décide d’organiser des entre­tiens avec des hommes d’âges et milieux socio-géo­gra­phiques dif­fé­rents au sujet de leurs expé­riences lors du ser­vice mili­taire. Ce qui l’intéressait n’était pas la véri­té, mais leur manière de l’exprimer, pour voir com­ment ils jugeaient bon d’affirmer leur mas­cu­li­ni­té. Cette der­nière trou­vant un fon­de­ment dans le pas­sage par l’armée. Car en Tur­quie, ne pas s’y sou­mettre est un acte grave pas­sible de peines lourdes et vise autant les objec­teurs de conscience que les han­di­ca­pés, les homo­sexuels et les transexuel.les, tous radiés avec la men­tion « pour­ri ». Elle a dû tra­vailler avec deux col­lègues mas­cu­lins, qui ont réa­li­sé plus de la moi­tié des entre­tiens, car des hommes n’auraient pas tolé­ré se confier à une femme. Elle ana­lyse alors très pré­ci­sé­ment le dres­sage, par l’humiliation et la sou­mis­sion, jusqu’à la déper­son­na­li­sa­tion, que l’on fait subir aux jeunes recrues. Ce mode auto­ri­taire cor­res­pond, d’après elle, à l’installation du patriar­cat violent et mili­ta­riste qui consti­tue les fon­de­ments de l’ordre social turc.

Ce livre a connu un reten­tis­se­ment énorme dans le pays, des émis­sions TV fémi­nines jusqu’aux jour­naux spor­tifs, l’ouvrage étant même adap­té au théâtre. L’ouvrage est un véri­table pavé dans la marre. C’est à ce moment-là que son père, avo­cat, face à sa noto­rié­té gran­dis­sante et aux menaces mul­tiples qu’elle rece­vait, lui demande de quit­ter le pays sur le champ. Car son pro­cès kaf­kaïen était tou­jours en cours. Elle devait être reju­gée, mais la Cour de cas­sa­tion dési­rait l’incarcérer avant même que siège le tri­bu­nal. Son père étant rom­pu à ce mode opé­ra­toire, il crai­gnait qu’on assas­sine sa fille comme le fut Hrant Dink. Elle n’était pas « rai­son­nable », comme l’auraient dit ses futurs tor­tion­naires.

 

Le chau­dron mili­taire turc

Deve­nir un homme en ram­pant fut donc la der­nière recherche pos­sible pour Pinar en Tur­quie, for­cée de fuir cette machine tota­li­taire qui vou­lait la broyer. Le chau­dron mili­taire turc, qui parait en sep­tembre 2023, n’est autre que l’analyse déve­lop­pée de tous ces entre­tiens.

Dans les 70 pre­mières pages, elle y livre des réflexions d’une impor­tance majeure dans la lit­té­ra­ture poli­tique et fémi­niste actuelle sur la domi­na­tion mas­cu­line et la vio­lence ins­ti­tu­tion­na­li­sée. Cette ana­lyse démontre ce à quoi peuvent mener machisme et vio­lence, fon­de­ments d’un état fas­ciste carac­té­ri­sé par ce « contexte où la vio­lence col­lec­tive était bana­li­sée et géné­ra­li­sée. » Sa méthode lui a per­mis de mettre en lumière « la place fon­da­men­tale qu’occupe la repro­duc­tion de la mas­cu­li­ni­té dans l’organisation de la vio­lence poli­tique ain­si que dans la struc­tu­ra­tion natio­na­liste et mili­ta­riste. » Elle décrit très bien les six étapes capi­tales de l’acquisition du sta­tut de sexe domi­nant (…) : cir­con­ci­sion, pre­mière expé­rience sexuelle, ser­vice mili­taire, tra­vail, mariage, pater­ni­té. C’est ce qu’elle appelle le « chau­dron mili­taire turc » : on fait macé­rer les hommes, on les cuit ensemble dans le même jus, pour en faire une sorte de ragoût insi­pide, avec dif­fé­rents stades de cuis­son. « Il n’en res­sort pas un pro­duit homo­gène« , ana­lyse Raewyn Connell, socio­logue aus­tra­lienne connue pour ses tra­vaux sur les thé­ma­tiques des rap­ports de classe, de genre, sur l’éducation ou encore sur les rap­ports Nord/Sud dans la recherche aca­dé­mique, « mais dif­fé­rentes mas­cu­li­ni­tés, hié­rar­chi­sées entre elles et qui se trans­forment en fonc­tion des contextes sociaux. Le pro­ces­sus de socia­li­sa­tion des hommes est donc aus­si celui d’une adap­ta­tion à la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­nique ; ce concept désigne le type de mas­cu­li­ni­té qui domine, à un moment pré­cis, les repré­sen­ta­tions géné­rales de la mas­cu­li­ni­té. Ain­si, il garan­tit la légi­ti­mi­té, mais aus­si la posi­tion domi­nante des hommes vis-à-vis des femmes. Ceux qui l’incarnent sont mino­ri­taires, mais cette mas­cu­li­ni­té est nor­ma­tive et tous les hommes, subor­don­nés ou mar­gi­na­li­sés à dif­fé­rents degrés, se posi­tionnent par rap­port à elle. »

Vers une socié­té de contrôle

Nous vous livrons la réflexion cen­trale de Pinar : « Aujourd’hui, je veux aller plus loin dans l’analyse, en élar­gis­sant ma pro­blé­ma­tique ini­tiale, qui était limi­tée au rôle du ser­vice mili­taire en Tur­quie, dans la repro­duc­tion de la vio­lence mas­cu­line. Pour ce faire, j’ai réflé­chi à petit feu, j’ai dia­lo­gué long­temps avec cette cho­rale d’enquêtés, mais aus­si avec Han­nah Arendt, Simone Weil, Michel Fou­cault, Gilles Deleuze et avec les nou­velles réflexions fémi­nistes. C’est grâce à cette réflexion col­lec­tive que j’ai pu avan­cer dans des ques­tion­ne­ments plus géné­raux et plus actuels sur les méca­nismes d’alignement et sur la bana­li­sa­tion de la vio­lence et de la hié­rar­chie. Est-ce que l’expérience du ser­vice mili­taire en Tur­quie fait écho à d’autres ins­ti­tu­tions paral­lèles dans d’autres contextes ? Mal­gré l’apparition des nou­veaux dis­po­si­tifs de pou­voir, les anciens n’ont pas pour autant dis­pa­ru. Fou­cault et Deleuze ne par­laient pas du rem­pla­ce­ment d’une socié­té de sou­ve­rai­ne­té par une socié­té de dis­ci­pline, puis d’une socié­té de dis­ci­pline par une socié­té de contrôle ou de gou­ver­ne­ment. Ils pro­po­saient en effet une triade : sou­ve­rai­ne­té-dis­ci­pline-ges­tion gou­ver­ne­men­tale, et expli­quaient la pré­sence simul­ta­née des dif­fé­rents dis­po­si­tifs qui s’articulent entre eux. Les lieux d’enfermement mili­ta­ro-mas­cu­lin en font par­tie, mais ce ne sont pas les seuls. Ils conti­nuent de contri­buer par dif­fé­rents rituels et selon le contexte à la construc­tion des groupes sociaux de sexe. Le ser­vice mili­taire en Tur­quie fait écho à d’autres ins­ti­tu­tions paral­lèles exis­tant ailleurs, en don­nant des clés de com­pré­hen­sion sur les méca­nismes actuels de vio­lence et d’alignement. Dans l’espace néo­li­bé­ral éco­no­mique euro­péen, il existe des lieux publics ou pri­vés uti­li­sant des tech­niques de dres­sage. Les pro­cé­dures sans fin dans les centres admi­nis­tra­tifs de ser­vice public qui servent à la dis­ci­pli­na­ri­sa­tion des pauvres ne sont qu’un exemple. On peut pen­ser aus­si à l’entreprise Ama­zon. Nous connais­sons, à tra­vers plu­sieurs enquêtes, les condi­tions de tra­vail qua­li­fiées de « dar­wi­niennes » impo­sées aux salarié·es : prin­cipe de dépas­se­ment de soi, chan­ge­ments constants d’organisation, trans­for­mant les salarié·es en apprenti·es à vie, cadences éprou­vantes, mas­quées par un pater­na­lisme réin­ven­té.

Dif­fi­cile de reve­nir en arrière, car « les ténèbres qui font d’un bébé un assas­sin » sont consti­tuées de mul­tiples dyna­miques sociales. En d’autres termes, le pro­ces­sus de la construc­tion sociale de ces ténèbres est mul­ti­di­men­sion­nel et mul­ti­fac­to­riel. L’expérience du ser­vice mili­taire en Tur­quie dévoile la place de la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­nique dans ce pro­ces­sus et sur­tout le rôle des méca­nismes mili­taires ou éta­tiques dans la construc­tion de la classe de sexe domi­nante. Ce che­mi­ne­ment de la légi­ti­ma­tion, de l’apprentissage et de la ratio­na­li­sa­tion de la vio­lence révèle éga­le­ment com­ment le désir de pou­voir et le confor­misme façonnent la pro­duc­tion des sujets de vio­lence. Aujourd’hui de mul­tiples méca­nismes, sans tou­jours faire pas­ser les indi­vi­dus par des lieux d’enfermement, les dis­ci­plinent, les ratio­na­lisent et les rendent sujets de vio­lence, à plu­sieurs niveaux. Ceux qui tuent, ceux qui tournent la tête, ceux qui ferment les yeux, ceux qui l’acceptent comme un mal natu­rel. Cette démons­tra­tion rend visibles plu­sieurs formes par les­quelles l’individu est ame­né à se consti­tuer lui-même comme acteur de la vio­lence, res­pon­sable de ses actes. Elle nous donne éga­le­ment des clés de com­pré­hen­sion de la bana­li­sa­tion de la vio­lence en géné­ral. À par­tir de cet exemple, nous pou­vons réflé­chir sur ceux et celles qui font tour­ner la machine. Les acteurs sont rai­son­nables, stra­té­giques, ils s’alignent par confor­misme. Ils sont res­pon­sables de leurs actes. Leur obéis­sance à la hié­rar­chie et leur sou­mis­sion aux nou­velles exi­gences struc­tu­relles per­mettent de mon­ter les éche­lons sociaux de l’ordre capi­ta­liste « le plus fort a tou­jours rai­son » qui inverse la pro­po­si­tion du pou­voir de la rai­son pour la trans­for­mer en rai­son du pou­voir. »

Mon­tée des mou­ve­ments contes­ta­taires et milices para-éta­tiques

Dans ce der­nier opus, Pinar Selek note l’apparition de nom­breux mou­ve­ments contes­ta­taires sur la pla­nète et un affai­blis­se­ment de cet État violent. La pré­gnance sur la vie pri­vée, sur l’intime, qu’opère, par ce dres­sage machiste, « l’État-Papa », comme on le nomme dans les couches popu­laires turques, est en train de fai­blir. Le ser­vice mili­taire, d’ailleurs, a été rame­né à 6 mois. Toute la pres­sion sur la sphère pri­vée, l’autocontrôle ins­tau­ré par dres­sage, semble avoir ouvert la voie en Tur­quie, mais aus­si dans nombre d’autres pays, à une vio­lence pri­vée, comme pour lais­ser les États dans une inno­cence par rap­port à cette vio­lence. On voit çà et là appa­raître des milices pri­vées en Chine, en Rus­sie (Wag­ner et d’autres), mais aus­si en Tur­quie.

En effet, dans les années 70, sont appa­rus les Loups Gris, « orga­ni­sa­tion d’extrême droite (…) à l’origine des assas­si­nats d’intellectuel·les, jour­na­listes, syn­di­ca­listes, militant·es de gauche, mais aus­si des mas­sacres com­mis sur les Alé­vis, des pogroms per­pé­trés contre la popu­la­tion armé­nienne, grecque ou kurde. Occu­pant des postes impor­tants au sein des ser­vices secrets turcs, ils œuvrent éga­le­ment en Europe, soup­çon­nés d’être les auteurs de plu­sieurs attaques et actions vio­lentes contre des Kurdes et des Arménien·nes. Leur iden­ti­té machiste s’affirme et devient popu­laire dans les matchs de foot­ball et sur les grandes chaînes de médias. » Un des signes de cette déré­gu­la­tion est le par­tage du pou­voir des Loups Gris avec le gou­ver­ne­ment d’Erdoğan, depuis 2016. Leur impli­ca­tion ouverte dans le crime orga­ni­sé est révé­la­trice des inter­con­nexions exis­tantes entre la police, la mafia et le monde poli­tique. Les orga­ni­sa­tions mafieuses étant deve­nues des actrices éco­no­miques infor­melles, mais réelles, ce mou­ve­ment est aujourd’hui une for­ma­tion puis­sante, légi­ti­mée par les urnes, occu­pant des posi­tions clés dans l’administration, et notam­ment dans la police, mais aus­si dans des sec­teurs comme les tra­vaux publics, l’immobilier et les trans­ports. Ce pro­ces­sus va de pair avec la perte de pou­voir de l’armée et le ren­for­ce­ment des orga­ni­sa­tions para­mi­li­taires. « L’enseigne a chan­gé, c’est vrai, mais le vin est tou­jours le même« , écri­vait Bal­zac.

Pour expli­quer ces chan­ge­ments, Pinar Selek rap­pelle que Fou­cault et Deleuze ne par­laient pas du rem­pla­ce­ment d’une socié­té de sou­ve­rai­ne­té par une socié­té de dis­ci­pline, puis d’une socié­té de dis­ci­pline par une socié­té de contrôle ou de gou­ver­ne­ment. Ils pro­po­saient une triade : sou­ve­rai­ne­té-dis­ci­pline-ges­tion gou­ver­ne­men­tale, ce qui semble être le cas en Tur­quie et dans bien d’autres pays. Car dans sa conclu­sion, Pinar Selek élar­git la pro­blé­ma­tique à tous les pays où la mili­ta­ri­sa­tion, l’intrusion dans la vie pri­vée, la pri­va­ti­sa­tion de la vio­lence dite « légi­time » se remarquent de plus en plus. Ne parle-t-on pas de la « mili­ta­ri­sa­tion de la police » même en France ? La pseu­do trans­pa­rence assu­rée par le digi­tal n’est qu’un leurre, car là aus­si, la com­mu­ni­ca­tion inter­per­son­nelle de cha­cun tran­site par les condi­tions géné­rales de leur uti­li­sa­tion édic­tée par des socié­tés pri­vées et non par la loi démo­cra­tique. Cet affai­blis­se­ment des États au béné­fice du pri­vé est inquié­tant et n’a pas pour autant gom­mé la vio­lence machiste qui struc­ture la socié­té. Preuve en sont les chiffres. En France, par exemple : une popu­la­tion car­cé­rale com­po­sée à 96,3 % d’hommes, repré­sen­tant 83 % des 2 mil­lions d’auteurs d’infractions pénales. En 2021, 122 femmes ont été tuées par leur par­te­naire ou ex-par­te­naire, 213 000 femmes majeures déclarent avoir été vic­times de vio­lences phy­siques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint, 94 000 déclarent avoir été vic­times de viols et/ou de ten­ta­tives de viol, 95 % des per­sonnes condam­nées pour des faits de vio­lences entre par­te­naires sont des hommes.

Et de rap­pe­ler que « si aujourd’hui notre vieux monde se confronte à des pen­sées uto­piques qui créent des liens trans­na­tio­naux forts entre les per­sonnes, si ce qui est nou­veau est en train de se for­mer par le bas, par la conver­gence de mobi­li­sa­tions mul­ti­formes, il faut néan­moins réflé­chir sur le mal enra­ci­né dans l’histoire pas­sée et pré­sente de la civi­li­sa­tion humaine, sur les méca­nismes qui nous habi­tuent, sans trop nous indi­gner face à une extrême vio­lence tou­jours très pré­sente. » Elle rap­pelle aus­si un constat de Han­nah Arendt : « Le mal n’est jamais radi­cal, il est seule­ment extrême, et il ne pos­sède ni pro­fon­deur ni dimen­sion démo­niaque. » Ce à quoi Pinar rajoute : « Car le mal enra­ci­né n’est pas un rhume, on ne peut pas le soi­gner avec un peu de miel et de citron.«

Lettre à ses ami.e.s

Je vou­drais par­ta­ger avec vous une chose impor­tante que je suis en train de réa­li­ser. Je la vis comme un acte de liber­té. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte consti­tue­ra une char­nière dans mon his­toire per­son­nelle. Je vais faire naître une œuvre déga­gée de la peur, en guise de réponse his­to­rique à l’audience du 29 sep­tembre 2023 à Istan­bul. Ce jour, plu­sieurs d’entre vous y seront présent.es, pour mon­trer que la liber­té de recherche et d’expression est une valeur uni­ver­selle et que nous la défen­dons ensemble.

Il n’est pas besoin de vous dire com­ment, depuis le début, j’ai refu­sé d’être condi­tion­née par cet achar­ne­ment, com­ment j’ai essayé d’élargir mon espace de liber­té et conti­nué à réflé­chir, à enquê­ter, à pro­blé­ma­ti­ser, à ana­ly­ser et à écrire, le plus libre­ment pos­sible. Cela a pu être pos­sible grâce à la soli­da­ri­té solide d’innombrables per­sonnes de mul­tiples milieux, toutes atta­chées à la liber­té et à la jus­tice. En par­ti­cu­lier, les sou­tiens aca­dé­miques m’ont per­mis de pro­gres­ser dans mon métier. Mon pre­mier refuge struc­tu­rant en France fut l’Université de Stras­bourg qui m’a accor­dé la pro­tec­tion aca­dé­mique, comme l’exprima publi­que­ment Alain Beretz, son pré­sident de l’époque.

Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décer­na le titre de Doc­teur hono­ris cau­sa. Et aujourd’hui, je tra­vaille en tant qu’enseignante-chercheuse au dépar­te­ment de Socio­lo­gie Démo­gra­phie et dans le labo­ra­toire URMIS d’Université Côte d’Azur, une uni­ver­si­té qui, par son sou­tien déter­mi­né, me fait me sen­tir chez moi. De plus, de nom­breux comi­tés de sou­tien uni­ver­si­taires et les orga­ni­sa­tions dis­ci­pli­naires façonnent depuis le début cet enga­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel fort.

Pour­tant, je ne suis pas plei­ne­ment libre. Le man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal dont je fais l’objet m’empêche de sor­tir du ter­ri­toire fran­çais et d’exercer libre­ment mes recherches. Je ne peux même pas tra­ver­ser la fron­tière fran­co-ita­lienne alors que je suis co-coor­di­na­trice de l’Observatoire des Migra­tions dans les Alpes-Mari­times. Je ne peux pas non plus répondre aux nom­breuses invi­ta­tions que je reçois.

Comme l’atteste la Ministre de l’Europe et des Affaires étran­gères dans sa réponse à la ques­tion écrite d’une séna­trice, cet achar­ne­ment entrave mon tra­vail : « La France, atta­chée à la liber­té de la recherche, apporte tout son sou­tien à la socio­logue Pinar Selek, recon­nue inno­cente à plu­sieurs reprises par les juri­dic­tions turques des faits dont elle a été accu­sée. La pro­cé­dure judi­ciaire dont elle fait l’objet en Tur­quie et le risque d’arrestation encou­ru entravent son tra­vail. (…) Mme Selek a trou­vé en France un espace pour s’exprimer, ensei­gner la socio­lo­gie et les sciences poli­tiques en tant que maître de confé­rences à l’Université Côte d’Azur et pour­suivre son tra­vail de recherche en toute liber­té et sécu­ri­té. »

Oui, je pour­suis mes tra­vaux. Juste avant l’audience du 29 sep­tembre à Istan­bul paraî­tra un nou­veau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Tur­quie, mena­cée d’une peine de pri­son à per­pé­tui­té, je venais de publier les résul­tats d’une recherche sur le rôle du ser­vice mili­taire dans la struc­tu­ra­tion de la vio­lence mas­cu­line. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son exis­tence auto­nome, s’est déta­ché de son autrice et a cou­lé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neu­vième édi­tion en Tur­quie et a été tra­duit en alle­mand et en fran­çais.

Mon livre, qui va paraître dans quelques semaines, com­mence par un dia­logue avec ce tra­vail, en essayant d’aller plus loin dans l’analyse, en avan­çant dans des ques­tion­ne­ments plus larges et plus actuels sur les nou­veaux dis­po­si­tifs de l’oppression et méca­nismes de bana­li­sa­tion de la vio­lence, sur l’exemple du contexte turc.

Je sais que la réponse de ces méca­nismes, sur­tout para­mi­li­taires, que j’ai ana­ly­sés dans ce livre, pour­rait être vio­lente. Mais je veux conti­nuer à vivre comme cher­cheuse, pen­seuse et écri­vaine libre. Ma mai­son d’édition annonce ce livre avec le ban­deau sui­vant : « Pinar Selek per­siste et signe ».

Pour per­sis­ter encore et tou­jours, j’ai besoin de votre per­sé­vé­rance.

Pinar Selek

https://www.la-strada.net/2023/09/05/la-liberte-est-feministe/





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