La lutte pour la democratie est un marathon

En asile aca­dé­mique à Stras­bourg, Pinar Selek, cher­cheuse turque condam­née à per­pé­tui­té par son pays, se refuse à jouer les héroines d’une mau­vaise pièce kaf­kaienne. Por­trait.

STRASBOURG / TEXTES : CLAUDINE GIRAUD-BOOS / PHOTOS : LEILA SAHLI

Per­pé­tui­té. Le ver­dict est tom­bé comme un cou­pe­ret. Absurde, violent, incom­pré­hen­sible. Ter­rible. Digne d’une pièce de Iones­co. Le 24 jan­vier der­nier, la 12e cour d’ap­pel d’Is­tan­bul et son juge au nom impro­non­çable condamne la socio­logue fémi­niste et anti­mi­li­ta­riste à la pri­son à vie. Pinar Selek pour­tant, par trois fois déjà, a été inno­cen­tée.

Per­pé­tui­té. « Je me répète ce mot matin et soir », confie la jeune femme dans un étrange sou­rire.

Per­pé­tui­té avec 36 ans de sûre­té. Assor­tie de mesures d’i­so­le­ment. Et d’un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal.

Le tout après un simu­lacre de pro­cès auquel a assis­té le célèbre jour­na­lisme d’in­ves­ti­ga­tion alle­mand Gün­ter Wall­raff. « Il s’est agi d’un pro­cès kaf­kaien. Un pro­cès public en droit mais un huis clos fan­to­ma­tique (en ges­pens­ter­li­cher Geheim­pro­zess) . Des cen­taines de per­sonnes devant le tri­bu­nal et une cin­quan­taine admise à l’in­té­rieur. Des juges qui mur­murent entre eux, pas de débat clair, de mul­tiples inter­rup­tions. Un juge qui pâlit à vue d’oeil – on appren­dra qu’il vou­lait se por­ter malade et que c’est celui qui avait inno­cen­té l’ac­cu­sée », nous raconte l’au­teur de Tête de Turc.

Per­pé­tui­té : « Durée infi­nie. Per­pé­tuelle. Pour tou­jours. Etre condam­né à per­pé­tui­té ». Le Robert se passe de com­men­taire… « La lutte pour la démo­cra­tie est un mara­thon, me dit mon père, avo­cat, du haut de ses 83 ans. », glisse la doc­to­rante en socio­lo­gie qui vit depuis quinze ans un cau­che­mar mal­gré des éclair­cies appor­tées par ses acquit­te­ments. Son­née par le der­nier ver­dict et par les quelque 500 pages de motifs, livrés par la Jus­tice à la veille de la Jour­née inter­na­tio­nale de la Femme, la mili­tante ne se laisse pas abattre pour autant. « On sait très bien que c’est un pro­cès poli­tique, alors il faut que la lutte soit poli­tique !»

Mais que reproche-t-on au juste à Pinar Selek en Tur­quie depuis 1998 ? Pour­quoi a‑t-elle été jetée en pri­son, accu­sée de ter­ro­risme ? Tor­tu­rée au point de craindre de perdre l’u­sage de son bras et de ne plus jamais pou­voir nager ? « On m’a pen­due. Pen­dant quatre mois, je n’ai pas pu bou­ger mon doigt ». Elle qui aime nager, dan­ser, écrire, tra­vailler… Par­ta­ger un verre de Pinot noir ou une ciga­rette… Elle, cette femme née en 1971 à Istan­bul dans un milieu uni­ver­si­taire et mili­tant – son père a lui aus­si fait de la pri­son lors du coup d’E­tat en 1980.

Une belle femme, solide, hors du com­mun, pleine de vie, à qui ses geô­liers ont fait subir des élec­tro­chocs pour qu’elle donne des noms, ceux des per­sonnes qu’elle avait inter­ogées pen­dant ses recherches… Bref, pour qu’elle parle, qu’elle livre ses sources… Une mère-Cou­rage, qui n’a rien dit. Presque un per­son­nage de tra­gé­dienne grecque, le comble pour une « Turque blanche », fait qu’elle rap­pelle en ajou­tant : « C’est sans doute la seule rai­son pour laquelle je n’ai pas été vio­lée en pri­son. Les femmes kurdes, elles, le sont sys­té­ma­ti­que­ment ». Le viol comme arme de guerre…

Sa grande faute : s’être inté­res­sée de trop près aux mino­ri­tés – comme l’on dit pudi­que­ment – de son pays : les tra­vailleuses du sexe, les trans­sexuels… Et sur­tout les Kurdes…Lorsqu’il était alors com­plè­te­ment tabou de poser la ques­tion. « Qua­rante mille Kurdes sont morts. En tant que socio­logue, je me dois de dire quelque chose. » Et d’a­jou­ter, qu’en Tur­quie, l’on estime le nombre de pri­son­niers poli­tiques à quelque…20 000 indi­vi­dus ». La Tur­quie d’au­jourd’­hui ne la déses­père pas pour autant. Mal­gré tout. L’a­char­ne­ment et l’im­bro­glio judi­ciaire. Les mili­tantes kurdes assas­si­nées à Paris. Mal­gré la souf­france de l’exil. Mais « avec Sype, je suis par­tout. Je peux par­ti­ci­per à toutes les confé­rences… », lâche-t-elle dans un large rire.

Sa défunte mère lui manque. Depuis le 24 jan­vier, elle se sent en deuil, comme après des obsèques – celle de sa liber­té ? Il faut faire des tas de choses, dire et redire, par­ler de ces hor­reurs, dévoi­ler ses dou­leurs, encore et encore… « Cela me fatigue de racon­ter tout cela mais je le dois ». Il faut écrire aus­si. Le tra­vail la porte. De savoir ses livres et ses contes édi­tés et lus en Tur­quie lui donne une force morale cer­taine. « La construc­tion de la mas­cu­li­ni­té dans le ser­vice mili­taire » paraît bien­tôt chez Lhar­mat­tan. Et son pre­mier roman « La mai­son du Bos­phore » sera dis­po­nible dans toutes les bonnes librai­ries dès le 5 avril. Le livre de « toute une géné­ra­tion qui cherche sa voie entre la Tur­quie d’hier et celle de demain », explique sa mai­son d’é­di­tion, Lia­na Levi.

« Il n’y a pas de Tur­quie homo­gène. Le pays compte plein de groupes. Il faut faire très atten­tion à une cer­taine droite euro­péenne qui ins­tru­men­ta­lise mon his­toire pour jus­ti­fier l’im­pos­si­bi­li­té d’une entrée de la Tur­quie dans l’UE. La meilleure réponse serait l’adhé­sion jus­te­ment. », explique Pinar Selek. Et la rédac­trice en chef d’une revue fémi­niste et scien­ti­fique – qui tire à 3000 exem­plaires — de ren­ché­rir : « Les bureau­crates civils et mili­taires mènent une lutte onto­lo­gique : ils n’ont aucun inté­rêt à vivre dans un cli­mat démo­cra­tique. Ils sont forts certes mais ils ne contrôlent pas tout. Des géné­raux sont désor­mais en pri­son ! Et il y a une grande dyna­mique démo­cra­tique dans le pays »

Pinar, femme « radi­cale » au sens pre­mier du terme – qui a des racines. Pinar, éco­lo­giste. Pinar mili­tante, fémi­niste, anti­mi­li­ta­riste… Pinar, bonne « sor­cière ». Une com­bat­tante de la liber­té, elle qui « adore la liber­té »… Liber­té, liber­té ché­rie… Pinar, l’i­cône… Pinar, deve­nue sym­bole bien mal­gré elle, mène une lutte qui nous concerne toutes et tous. Un com­bat de Sisyphe et une leçon de vie.

http://www.bwb-press.org/fr/index.php/civil-rights/item/56-pinar-selek-militante-feministe-sorciere





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