« La maison du Bosphore » de Pinar Selek

Alors que le pou­voir turc réprime son peuple dans le sang et empri­sonne ses oppo­sants, le pre­mier roman de Pinar Selek, socio­logue et mili­tante des Droits de l’Homme, aujourd’hui exi­lée en France, est plus qu’un por­trait de la ville d’Is­tan­bul et de celui d’une géné­ra­tion. C’est un puis­sant appel à la liber­té et à la fra­ter­ni­té.

De Pinar Selek, cer­tains connaissent la cher­cheuse et la socio­logue, la mili­tante enga­gée et la fémi­niste cou­ra­geuse qui a mené tant de com­bats pour la liber­té d’expression et les Droits de l’Homme en Tur­quie. Condam­née en jan­vier de cette année à la pri­son à per­pé­tui­té pour un atten­tat qui n’a jamais exis­té (voir cet entre­tien), elle est depuis 15 ans la vic­time d’une invrai­sem­blable per­sé­cu­tion poli­ti­co-judi­ciaire. Bien que des exper­tises aient démon­tré que l’explosion en 1998 au Mar­ché aux épices d’Istanbul qui a fait 7 morts, était en fait un acci­dent dû à une explo­sion de gaz, le pou­voir d’Erdogan et la jus­tice turque s’acharnent contre celle dont le seul tort est son grand cou­rage : tor­tu­rée pen­dant une semaine puis empri­son­née deux années, elle a refu­sé de livrer l’identité des mili­tants kurdes sur les­quels elle condui­sait une enquête socio­lo­gique. Elle en paye le prix fort par un exil contraint, d’abord en Alle­magne, et aujourd’hui en France. Son com­bat, deve­nu exem­plaire pour toutes les luttes de défense de la liber­té de recherche, lui vaut le sou­tien de nom­breux col­lec­tifs ( voir ici et ), en Tur­quie comme en France, dans d’autres pays d’Europe, et à Stras­bourg où elle fait sa thèse en béné­fi­ciant du sou­tien de l’Université qui l’a mise sous sa pro­tec­tion aca­dé­mique.

 

Mais Pinar Selek est aus­si une écri­vaine de très grand talent. Auteur de contes, de nou­velles, d’essais et de poèmes édi­tés en Tur­quie,  elle a publié en 2012 un petit livre de réflexion phi­lo­so­phique sur la condi­tion de l’exil, pré­fa­cé par son Col­lec­tif de soli­da­ri­té : Loin de chez moi…mais jusqu’où ? (Edi­tions iXe).Elle fait paraître aujourd’hui chez Lia­na Levi la tra­duc­tion de son pre­mier roman : La mai­son du Bos­phore. Il a d’abord été édi­té en 2011, simul­ta­né­ment en Alle­magne et en Tur­quie, sous le titre L’auberge des pas­sants. Plus qu’un livre enga­gé où à carac­tère auto­bio­gra­phie, ce roman est la fic­tion vraie de l’itinéraire d’une géné­ra­tion, de 1980 à 2001, et le por­trait vivant d’une ville et de ses quar­tiers dont on découvre la magie et la pau­vre­té, la beau­té simple et l’humanité de ses habi­tants. Plus pré­ci­sé­ment Pinar Selek nous donne à lire la nar­ra­tion croi­sée du des­tin de quatre jeunes stam­bou­liotes qui aspirent cha­cun à trou­ver un che­min de liber­té dans une socié­té encore mar­quée par le coup d’état de 1980 et par les années de répres­sion poli­tique qui l’ont sui­vi. Le roman com­mence ain­si :

Et si j’entamais mon récit à la manière de Sema ? Il était une fois…

Mais non, je ne peux pas. Ce n’était pas un conte. C’était la réa­li­té.

La mai­son du Bos­phore est construit autour deux couples. Salih est kurde, il aime Sema. Tous deux sont de milieu popu­laire et habitent le quar­tier pauvre de Yedi­kule. Elif et Hasan appar­tiennent aux classes aisées, culti­vés. Hasan est vio­lo­niste, reçu au conser­va­toire de Paris. Le père d’Elif, oppo­sant poli­tique, est en pri­son. Il habitent tous deux le quar­tier de Bos­tan­ci, « le quar­tier des riches » comme dit Sema, quar­tier aux mer­veilleuses odeurs. Et Pinar Selek, qui excelle dans l’art de res­ti­tuer la vie et l’atmosphère de ces deux quar­tiers his­to­riques d’Istanbul, va faire com­mu­ni­quer ces deux mondes. Le père d’Elif, sor­ti de pri­son, ins­talle sa phar­ma­cie dans le quar­tier pauvre de Yedi­kule. La phar­ma­cie va deve­nir le lieu autour duquel se construit toute une com­mu­nau­té, d’origines et de classes sociales dif­fé­rentes, faite de soli­da­ri­té et d’entraide, entre kurdes, armé­niens et turcs. On y retrouve Han­dé, la pros­ti­tuée sau­vés par « Le Singe », un enfant des rues. On y découvre cette fra­ter­ni­té vraie qui fait du roman de Pinar Selek une uto­pie sociale et poli­tique, emprunte d’une pro­fonde huma­ni­té.

C’est que le roman de Pinar Selek est aus­si livre d’éthique, de phi­lo­so­phie, de socio­lo­gie et d’histoire. C’est un poème de la vie, où l’art a une grande place. Pas seule­ment par les formes mul­tiples d’une écri­ture qui fait appel à la poé­sie et au conte. Mais aus­si et sur­tout par le rôle cen­tral qu’y joue la musique, et plus pré­ci­sé­ment le dou­douk. Ins­tru­ment à double hanche, d’origine armé­nienne, le dou­douk accom­pa­gnait le ciné­ma muet en Tur­quie. Sa musique mélan­co­lique trans­pa­rait puis­sam­ment dans la prose de Pinar Selek et accom­pagne par­fois les pré­sen­ta­tions qu’elle fait aujourd’hui de son livre, en librai­rie. Le dou­douk est l’instrument qui réa­lise la fra­ter­ni­té entre les kurdes, les armé­niens et les turcs. Il y a au milieu du roman une scène d’une grande force : Artin, l’artiste menui­sier armé­nien, a fabri­qué avec Salih le kurde, deux dou­douks qu’ils offrent ensemble à Hasan et Rafi.

Rafi, joueur de dou­douk, est un per­son­nage impor­tant du roman. Ami de Hasan le vio­lo­niste, il est un ashik, l’équivalent d’un trou­ba­dour. Tous deux for­me­ront une troupe de musi­ciens, à Paris et sur le routes de l’Europe. Hasan dira, en évo­quant son ami par­ti en Armé­nie après le trem­ble­ment de terre : « Le dou­douk est notre voix à tous deux. La voix du par­tage, de l’amour, de l’amitié ». Plus avant, Pinar Selek construit expli­ci­te­ment un lien entre le dou­douk et l’engagement poli­tique. Elif, pas­sée dans la clan­des­ti­ni­té et enga­gée dans un grou­pus­cule révo­lu­tion­naire, « n’entend même plus sa propre voix », dira Hasan, qui craint d’avoir per­du celle qu’il aime. La révo­lu­tion­naire ne pose plus de ques­tion : « Elif s’est tue ». Le dou­douk délivre alors au lec­teur un ensei­gne­ment éthique et poli­tique. Il incarne tout ce qu’un enga­ge­ment extré­miste détruit : l’amour, l’amitié, la socia­li­té, le ques­tion­ne­ment. L’art se fait alors cri­tique du poli­tique.

Elif dira à pro­pos de son enga­ge­ment révo­lu­tion­naire : « J’étais de l’eau amère ». Et Hasan de l’interroger : « La révo­lu­tion est-elle viable si on est cou­pé de la vie ? ». Une ques­tion d’une actua­li­té brû­lante, aujourd’hui, pour les mil­liers de turcs qui demandent plus de liber­té. Pinar Selek y a répon­du dou­ble­ment. Par son pre­mier roman qui est un poème de la vie. Par la voix du père d’Elif qui conseille à sa fille de prendre le che­min « d’une lutte ouverte et démo­cra­tique ».





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