La sociologue franco-turque continue d’être harcelée par la justice turque qui l’accuse d’un faux attentat qui serait survenu à Istanbul en 1998.
Kafkaïen. Rarement, une procédure judiciaire aura à ce point mérité la comparaison avec le procès narré par l’écrivain tchèque dans son roman Le Procès. C’est l’expérience vécue par la sociologue Pinar Selek, infatigable militante des droits de l’homme, qui est accusée de terrorisme et poursuivie depuis 25 ans par la Turquie pour un « attentat » qui n’a jamais eu lieu. Depuis le 6 janvier, elle fait l’objet d’un mandat d’arrêt international demandant son emprisonnement immédiat. Cette décision a été notifiée par le Tribunal criminel d’Istanbul, avant même que les juges ne se soient prononcés sur le fond de l’affaire. Une torture psychologique supplémentaire et une menace qui plane si elle sort du territoire européen. Un énième procès est en effet fixé au 31 mars 2023.
Pinar Selek, réfugiée en France depuis 15 ans et désormais citoyenne française, a déjà été jugée et acquittée à quatre reprises. En 2006, puis en 2008, la justice turque conclut que le témoin qui l’accuse a parlé sous la torture. Des expertises techniques montreront surtout que l’explosion qui a fait sept morts au bazar égyptien, un célèbre marché aux épices d’Istanbul, avait été provoquée par une fuite de gaz et non par un acte terroriste… Qu’à cela ne tienne, à chaque fois, « la haute cour cassait la décision, explique Pinar Selek. En 2013, le juge a annulé l’acquittement. Et en 2014, j’ai encore été acquittée, une quatrième fois », précise la sociologue âgée de 51 ans, rattachée à l’université de Nice.
Instrumentalisation des lois antiterroristes en Turquie
Mais l’affaire, qui aura occupé la moitié de sa vie, rebondit le 21 juin dernier. Huit ans plus tard, l’agence de presse gouvernementale turque, Anadolu, a annoncé l’annulation par la Cour suprême de ce quatrième acquittement. Une nouvelle « parodie de justice », selon ses avocats. « De telles mesures, ubuesques, du point de vue du droit et particulièrement graves par leur portée et leurs conséquences sur Pinar Selek, sont prises dans un contexte de restriction des libertés et de multiplication des violences par le pouvoir turc contre l’ensemble des minorités et des opposants politiques, en particulier contre les Kurdes, que ce soit en Turquie ou dans d’autres pays. Les prochaines élections en Turquie sont propices à toutes les diversions politiques et à toutes les manipulations », expliquent-ils dans un communiqué, transmis par Pinar Selek.
Pour les soutiens de l’universitaire, réunis au sein d’un collectif de solidarité, l’écrivaine et sociologue serait « l’otage d’une politique inique » et d’une « farce judiciaire ». « Ils refusent qu’elle soit la victime collatérale de la politique de complaisance des pays européens à l’égard du régime autoritaire et liberticide qui sévit en Turquie. […] La nationalité française de Pinar Selek ne suffit pas à la protéger », poursuivent-ils.
L’affaire est emblématique de l’instrumentalisation politique des lois antiterroristes en Turquie. Une pratique ancienne, bien antérieure à l’arrivée au pouvoir des islamistes de l’AKP et de Recep Tayyip Erdogan. Lorsque Pinar Selek a été arrêtée par la police d’Istanbul, en 1998, l’actuel président turc était lui aussi visé par une procédure judiciaire abusive, destinée à le tenir en dehors de la vie politique. « Malgré quatre acquittements, je vis sous la menace de la prison à perpétuité. Mon procès reflète à la fois la continuité du régime autoritaire en Turquie et des dispositifs répressifs », écrit-elle dans une note de blog.
Depuis 2016, cette répression judiciaire contre les « terroristes » et les « traîtres à la patrie » a redoublé. La justice a ouvert plusieurs centaines de milliers de procédures pour terrorisme contre des opposants politiques, des journalistes, des universitaires, et les prisons turques ne désemplissent pas. Cette tendance ne devrait pas se démentir à l’approche des élections prévue pour le mois de juin. Le ministre de l’Intérieur Suleyman Soylu a prévenu. « En 2023, année du centenaire de la république, il ne restera plus un seul terroriste. »
Par Guillaume Perrier