L’acharnement de la Turquie contre Pınar Selek

« Le tribunal local d’Istanbul avait confirmé sa décision d’acquittement de Pınar Selek le 9 février pour la 3ème fois. Malheureusement le Procureur de la 12ème Chambre de la Haute Cour Criminelle a de nouveau interjeté appel à la Cour Suprême contre ce jugement. Il n’a mis que 2 jours pour prendre sa décision alors qu’il en avait 15 pour se prononcer ! A nouveau, la Cour Suprême – qui avait demandé une peine de prison à vie incompressible de 36 ans – va devoir se prononcer sur l’acquittement de Pınar Selek » indique l’une de ses avocates Yasemin Öz*.

« Selon Cem Sey, qui écrit pour le quotidien libéral Taraf, le système judicaire turc réprime souvent les artistes et les écrivains qui abordent des sujets tabous, tels que les droits des Kurdes et le génocide arménien. Un exemple récent est Dogan Akhanli, un historien vivant à Cologne, qui a écrit sur le génocide arménien. Lorsqu’il est revenu en Turquie l’an dernier, pour la première fois depuis 1991, il a été placé en détention et accusé d’avoir commis une agression à main armée il y a plus de 20 ans. » Le Collectif VAN vous propose la traduction d’un article de Natalia Dannenberg paru sur le site Deutsche Welle avant le procès du 9 février. Il est malheureusement toujours d’actualité puisqu’il faut désormais attendre la décision de la Cour Suprême de Turquie qui doit statuer sur le sort de l’écrivaine turque réfugiée à Berlin.

Deutsche Welle

La militante turque des droits de l’homme Pinar Selek fait face à un troisième procès

Pinar Selek, une écrivaine vivant à Berlin, fait face à son troisième procès en Turquie. Elle est accusée d’avoir posé une bombe et tué sept personnes. Cependant, les observateurs disent que ce procès est politiquement motivé.

Le troisième procès de Pinar Selek doit débuter le 9 février, après plus d’une décennie de procédures juridiques.

« Le fait que ce procès dure toujours après 12 ans et deux acquittements contrevient aux droits humains », a déclaré Helene Fautre, la vice-présidente du Groupe turco-européen au Parlement européen, à la Deutsche Welle.

Selek est accusée d’appartenir à l’organisation séparatiste kurde, le PKK déclaré illégal, et d’avoir posé une bombe en son nom dans le très fréquenté bazar aux épices d’Istanbul en 1998, tuant sept personnes et en blessant plus d’une centaine. Elle nie les accusations portées contre elle et affirme être politiquent persécutée pour ce qu’elle a écrit.

Lorsque Selek a été arrêtée deux jours après l’explosion, elle travaillait sur un livre portant à controverse, sur le mouvement kurde et les raisons pour lesquelles il avait choisi la violence dans sa lutte pour l’indépendance.

À l’époque des faits, le PKK faisait la guerre à la Turquie et les autorités étaient déterminées à capturer leur leader Abdullah Öcalan. Selek avait parlé à des personnes du PKK dans le cadre de ses recherches et elle a dit que dès sa première arrestation, la police s’était montrée plus intéressée par le livre que par la bombe.

« Ils m’ont arrêtée et ont pris tous mes documents. Ils ont commencé à me poser des questions sur les gens à qui j’avais parlé. Je n’ai jamais noté leurs noms », a-t-elle dit. Elle savait que sa réputation de chercheur serait ruinée si elle l’avait fait.

Persécution de la police

Selek a dit dans son interview avec la Deutsche Welle, que durant son interrogatoire, la police avait commencé à la torturer pour obtenir des informations.

« Ils m’ont pendue à un mur avec un foulard palestinien », se souvient-elle. « Ils m’ont envoyé des électrochocs dans le cerveau, ils m’ont démis l’épaule – beaucoup de choses. Je me disais juste, résiste encore deux minutes, deux minutes, encore deux minutes. C’est comme ça que j’ai fait, deux minutes à la fois.

Selek dit qu’avec ce procès qui approche, l’angoisse qu’elle a ressentie lors des tortures revient en elle comme un écho. Un examen psychologie récent indique qu’elle souffre de stress post-traumatique.

Ce n’est qu’après un mois d’interrogatoire par la police que Selek a découvert qu’elle était accusée d’avoir posé la bombe dans le bazar aux épices.

« J’étais en train de regarder la télé et j’ai vu une photo de moi. Ils ont dit qu’il y avait eu une explosion, un incendie dans le bazar aux épices. […] Ils ont déclaré que c’était une attaque terroriste et un jeune homme a dit qu’il avait mis la bombe avec Pinar Selek. Je regardais cela et c’était vraiment des idioties », a-t-elle dit.

À l’origine, l’explosion a été attribuée à une fuite de gaz, mais un témoin a dit qu’il avait mis la bombe avec Selek, pour le PKK. Cependant, ce témoin a dit ensuite qu’il avait été torturé par la police et qu’en réalité il ne connaissait pas Pinar Selek.

Entre-temps, Pinar Selek a passé deux ans et demi en détention, bien que plusieurs experts aient déclaré que l’explosion ne pouvait pas avoir été causée par une bombe, et pointaient plutôt des tuyaux de gaz défectueux. En 2008, la Cour criminelle d’Istanbul a finalement rendu son jugement, déclarant Selek non coupable.

Risque de passer sa vie derrière les barreaux

Selek est accusée d’avoir posé une bombe dans le bazar aux épices à Istanbul

Mais en 2009, la Cour suprême de Turquie a annulé le jugement, et en février 2010 elle a ordonné à la Cour criminelle de rejuger l’affaire et de condamner Selek à un emprisonnement à vie, prétendant qu’elle était un membre dirigeant du PKK illégal.

Craignant l’emprisonnement à vie, Selek a quitté la Turquie et a accepté les offres de soutien financier d’organisations caritatives en Allemagne, y compris le P.E.N. – une association pour poètes, essayistes et romanciers.

« Lorsque nous avons su ce qui lui était arrivé, nous avons bien sûr décidé de l’aider, parce qu’elle est en danger et elle est écrivaine, et nous nous sentons responsable de personnes comme elle », a déclaré Christina Schuenke, qui dirige le programme du P.E.N, Ecrivains en exil.

Le programme Ecrivains en exil, qui est financé par le gouvernement allemand, soutient Selek depuis l’année dernière, lui fournissant un appartement et une assurance médicale. Ils ont prévu d’envoyer 50 observateurs à son procès en Turquie, y compris des écrivains, des politiciens, des journalistes et des avocats, dans l’espoir que l’attention suscitée mettra la pression sur le système judicaire turc.

Selek a également porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, aux motifs d’avoir été torturée et de ne pas avoir eu de procès équitable. L’affaire est en train d’être examinée.

Grave danger

Akhanli risque aussi une procédure criminelle en Turquie

A partir du 9 février, la 12e Haute cour criminelle d’Istanbul aura deux choix : confirmer sa décision d’acquittement de Selek ou approuver la décision de la Cour suprême et condamner Selek à l’emprisonnement à vie. Mais, même si la procédure judicaire de Selek prend fin, Schuenke dit que sa vie sera toujours en danger.

« Même si elle est de nouveau acquittée, ce que j’espère vraiment, elle ne pourra pas retourner en Turquie immédiatement, car elle est réellement menacée par les membres des organisations nationalistes agressives, qui pourraient la tuer ou lui faire beaucoup de mal », a-t-elle expliqué.

Pinar Selek n’est pas la seule. Selon Cem Sey, qui écrit pour le quotidien libéral Taraf, le système judicaire turc réprime souvent les artistes et les écrivains qui abordent des sujets tabous, tels que les droits des Kurdes et le génocide arménien.

Un exemple récent est Dogan Akhanli, un historien vivant à Cologne, qui a écrit sur le génocide arménien. Lorsqu’il est revenu en Turquie l’an dernier, pour la première fois depuis 1991, il a été placé en détention et accusé d’avoir commis une agression à main armée il y a plus de 20 ans.

« A mon avis, il y a une campagne générale organisée par le système judicaire contre les intellectuels indisciplinés, pour être tranquille, pour briser le mouvement démocratique et l’opposition contre l’État », a déclaré Sey.

Il a dit que le système judicaire faisait un exemple de Selek – pour donner un signal clair, que les écrivains devraient réfléchir par deux fois avant d’émettre des critiques. Il a ajouté qu’il n’était pas rare que des preuves soient fabriquées par la police pour faire porter la responsabilité d’un meurtre ou d’un crime violent à des intellectuels, car la Turquie sait que la prosécution d’une personne pour ses idées ou pensées suscite de fortes critiques quand à sa candidature d’adhésion à l’Union européenne.

Faire taire ces critiques

Malgré la détresse émotionnelle, Selek reste optimiste

Selon Sey, ces mesures ont des effets psychologiques sur les écrivains et journalistes en Turquie. « Je connais de nombreux journalistes qui depuis 10 ans se disent, ok, demain, ce sera peut-être moi. Le fait même que l’on y pense, ne serait-ce qu’une seconde est déjà dangereux », dit-il.

Pour Sey, la situation est due au fait que le judicaire est toujours aux mains de la vieille élite, qui ne veut pas que le pays se démocratise. Jusqu’à présent, le gouvernement modéré de l’AKP s’est opposé au judiciaire, mais Sey dit que les élections de juin approchant, le gouvernement est devenu de plus en plus nationaliste dans sa rhétorique et semble vouloir faire taire toutes les critiques.

Sey espère que cette répression est une mesure temporaire dans la course aux élections, mais craint que ce ne soit plutôt une tendance permanente, éloignée du processus de démocratisation et de l’adhésion à l’UE. Et si c’est le cas, l’Europe devra reconsidérer sa politique envers la Turquie.

« Le fait qu’elle prenne du temps [l’adhésion à l’UE] – ce n’est pas un problème » dit Sey. « Le sentiment qui se développe, que cela n’arrivera jamais et que la Turquie est tenue à distance – cela est un poison pour la Turquie », a-t-il dit.

Et cela semble aussi être un poison pour les intellectuels turcs au franc-parler, comme Pinar Selek.

Auteur : Natalia Dannenberg
Editeur : Kate Bowen

©Traduction de l’anglais C.Gardon pour le Collectif VAN – 21 février 2011 – 07:30 –

www.collectifvan.org
http://www.collectifvan.org/article.php?r=5&id=51984





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu