L’affaire Pınar Selek : De la répression à la solidarité

La der­nière audience du pro­cès de Pınar Selek, socio­logue a eu lieu ven­dre­di 5 décembre à Istan­bul. Elle s’est ache­vée sur une nou­velle demande de condam­na­tion à per­pé­tui­té pour cette socio­logue turque vivant aujourd’hui en exil à Lyon et tra­vaillant à l’ENS (Ecole Nor­male Supé­rieure). Cli­ché d’un achar­ne­ment judi­ciaire brouillon et absurde, sym­bole de la répres­sion que vivent aujourd’hui les intel­lec­tuels en Tur­quie.

Un soir de mi-novembre à Lyon, une salle bon­dée aux accords de chan­son fran­çaise. La soi­rée de soli­da­ri­té orga­ni­sée par le comi­té de sou­tien de la socio­logue et écri­vaine turque Pınar Selek s’enroule en convi­via­li­té. Entre les visi­teurs absor­bés par la musique ou siro­tant leur consom­ma­tion, Pınar Selek attrape ici un bras, parle à une oreille ou rit aux éclats. Ami­cale et déten­due, rien ne révèle que cette femme exi­lée a subi tor­tures, vio­lences sexuelles, har­cè­le­ments et pres­sions psy­cho­lo­giques. L’ambiance ani­mée et convi­viale pour­rait presque faire oublier le but de la soi­rée : ras­sem­bler des fonds et per­mettre à des membres du comi­té de sou­tien de par­tir à Istan­bul le ven­dre­di 5 décembre, jour de reprise du pro­cès.

Seize ans, une vie en soi.
Une reprise dou­lou­reuse : la pro­cé­dure judi­ciaire dure depuis main­te­nant seize ans. Seize ans d’attentes, de joies, de décep­tions, de fatigues aus­si. Seize ans, une vie en soi. Que fai­siez-vous il y a seize ans ? Été 1998. Sou­ve­nez-vous… Impos­sible d’imaginer que se soient suc­cé­dés depuis, à perte de vue, inter­ro­ga­toires, empri­son­ne­ment et per­sé­cu­tions judi­ciaires. Sur­git alors l’incontournable ques­tion :

com­ment est-il pos­sible que la jus­tice turque ne tranche pas cette affaire, et la laisse traî­ner dans les marasmes de pro­cé­dures inter­mi­nables ?

Le pro­cès de Kaf­ka
Ven­dre­di 5 décembre, 10 heures. Sou­tiens locaux, inter­na­tio­naux, et avo­cats, pénètrent dans la salle lisse où aura lieu l’audience. Les trois juges, en noir et rouge, sur­plombent l’assistance. Der­rière eux, dans un coin, un dra­peau turc en berne. Sur la gauche, un homme dis­si­mu­lé der­rière ses écrans : le pro­cu­reur. En contre-bas sur la droite, vingt-trois avo­cats dans leurs robes noires our­lées de bor­deaux. Assis en rang les uns der­rière les autres, une cin­quan­taine de Turcs et de Fran­çais soli­daires de la cher­cheuse affirment leur pré­sence.
Débute alors le réqui­si­toire du pro­cu­reur, énu­mé­ra­tion mono­corde d’années, de numé­ros de pro­cès, d’acquittements, d’appels et de condam­na­tions.

Au bout d’une dizaine de minutes, il a ter­mi­né et requiert la pri­son à per­pé­tui­té.

Contexte kurde et bombe tom­bée du ciel
Il y a 16 ans, en février 1998, Abdul­lah Öca­lan (https://fr.wikipedia.org/wiki/Abdullah_%C3%96calan) est arrê­té par les Turcs. Il a fon­dé et diri­gé le PKK, par­ti des tra­vailleurs kurdes, une orga­ni­sa­tion armée récla­mant ‑à l’époque- l’indépendance des ter­ri­toires à popu­la­tion majo­ri­tai­re­ment kurde, au sud-est de la Tur­quie.
De son côté, Pınar Selek, jeune socio­logue, inves­tie et dyna­mique, vient de réa­li­ser sa recherche de Mas­ter 2 sur l’exclusion de trans­sexuelles. Elle débute une enquête sur la dia­spo­ra poli­tique kurde et part à l’étranger pour inter­vie­wer des réfu­giés. L’objectif ? Com­prendre et pro­po­ser des solu­tions pour ini­tier un pro­ces­sus de paix. Elle ignore que, dans un cli­mat turc par­ti­cu­liè­re­ment natio­na­liste, Öca­lan a été empri­son­né. Elle est arrê­tée le 11 juillet, et som­mée de livrer les noms des per­sonnes qu’elle a inter­viewées. Elle refuse, elle est tor­tu­rée.

« Pınar Selek est un sym­bole parce que c’est une jeune femme turque, sun­nite, de bonne famille, qui s’est inté­res­sée à des sujets consi­dé­rés comme « sales » par le gou­ver­ne­ment. »

explique Ala­nur Cav­lin, pro­fes­seure à l’Université Hacet­tepe tra­vaillant sur l’intégration des popu­la­tions turques et kurdes. « Elle ne devait pas conti­nuer. Mau­vais exemple pour les autres. » Il faut donc la gar­der en pri­son. Une explo­sion au Mar­ché aux épices a jus­te­ment eu lieu deux jours avant son arres­ta­tion, le 9 juillet, cau­sant plu­sieurs morts et des dizaines de bles­sés (http://news.bbc.co.uk/2/hi/middle_east/129568.stm). Les poli­ciers dépê­chés sur place indiquent que l’explosion a été pro­vo­quée par une fuite de gaz, mais qu’à cela ne tienne, on va pré­tendre que c’est une bombe, que la socio­logue l’a posée, et qu’elle est affi­liée au PKK.

L’affaire Drey­fus turque
Depuis 16 ans, Pınar Selek est donc accu­sée d’avoir posé une bombe qui n’existe pas. Depuis 16 ans, ses avo­cats s’évertuent à le démon­trer (http://www.youtube.com/watch?v=r‑3CQFFOY7A#t=34).

« Elle sym­bo­lise aus­si la lutte parce qu’elle a conti­nué, ana­lyse encore Ala­nur Cav­lin. Non seule­ment elle tra­vaille sur des sujets « sales », elle est empri­son­née pour ça, mais elle ne se repent pas. Elle pour­suit, comme mili­tante et comme uni­ver­si­taire. »

En 2000, Pınar Selek est relaxée une pre­mière fois et sort de pri­son. Elle cofonde alors l’association fémi­niste Amar­gi, en mobi­li­sa­tion contre les vio­lences faites aux femmes, et pour la paix. Par la suite, elle publie des textes et ouvrages anti-mili­ta­ristes.


En 2001, un rap­port non signé est appor­té au dos­sier et insiste sur le carac­tère cri­mi­nel de l’explosion. Le pro­cès reprend. Acquit­te­ments, appels, cas­sa­tions et condam­na­tions se suc­cèdent.
Karin Kera­kaşlı est poé­tesse, écri­vaine et jour­na­liste chez Agos, heb­do­ma­daire bilingue publié en armé­nien et en turc (http://www.agos.com.tr/tr/anasayfa) et Radi­kal (http://www.radikal.com.tr/). « Ce pro­cès est un pro­cès poli­tique. » explique t‑elle. « Des mains invi­sibles inter­viennent. On n’a pas d’arguments contre. La Tur­quie vit un moment où l’indépendance de la jus­tice est faible. »
Bah­ri Belen, un des avo­cats de Pınar Selek, trace des paral­lèles avec l’affaire Drey­fus :

« A l’époque, en France, l’ambiance était très anti­sé­mite et Drey­fus a été condam­né. Aujourd’hui, l’ambiance est anti-kurde en Tur­quie, et Pınar a été condam­née. »

Avo­cats béné­voles et mili­tants inter­na­tio­naux
Un pro­cès poli­tique dont la der­nière audience a donc eu lieu ce ven­dre­di 5 décembre 2014. A la fin de sa réci­ta­tion, le tout nou­veau pro­cu­reur, Yil­maz Kıstı, demande la pri­son à per­pé­tui­té. Un pre­mier avo­cat se lève alors dans la salle. C’est Bah­ri Belen, éga­le­ment avo­cat de la famille Hrant Dink, jour­na­liste d’origine armé­nienne assas­si­né en 2007 par un natio­na­liste turc (https://fr.wikipedia.org/wiki/Hrant_Dink). Aujourd’hui, l’avocat demande un délai pour pré­pa­rer la défense. Un deuxième avo­cat se lève à son tour. Voi­là Ayhan Erdoğan, notam­ment avo­cat de la famille Kork­maz, dont le fils, Ali Ismail, 19 ans, est mort d’un tabas­sage poli­cier pen­dant les évé­ne­ments de Gezi l’année der­nière (http://www.france24.com/en/20141127-life-term-sought-turkish-policeman-over-protester-killing/). Bah­ri Belen, Ayhan Erdoğan, Yase­min Öz, Say­da Selek et Alp Selek, sœur et père de Pınar, font par­tie des plu­sieurs cen­taines d’avocats qui sou­tiennent béné­vo­le­ment l’affaire.


Deux avo­cats de Pınar Selek : Bah­ri Belen et Ayhan Erdoğan

Le juge prend fina­le­ment la parole et reporte l’audience au ven­dre­di 19 décembre. Deux semaines pour pré­pa­rer la défense. Deux semaines pour mobi­li­ser les sou­tiens natio­naux et inter­na­tio­naux. L’audience n’aura duré qu’une qua­ran­taine de minutes. Devant le palais de jus­tice, Mine Gün­bay, adjointe au maire de Stras­bourg, Emma­nuelle Bra­bant, fémi­niste pari­sienne, et Ian Dufour, repré­sen­tant du comi­té de sou­tien de Lyon, pré­parent le com­mu­ni­qué de presse et réflé­chissent à l’organisation du dépla­ce­ment de la pro­chaine délé­ga­tion fran­çaise. Com­ment ce sou­tien tra­verse-t-il les fron­tières pour se retrou­ver sur le par­vis plu­vieux d’un palais de jus­tice stam­bou­liote ? « C’est incroyable mais là où va Pınar, quelque chose se créée. » inter­prète l’élue Mine Gün­bay. « Elle ras­semble autour d’elle. Ici, pour le pro­cès, dif­fé­rents groupes de gauche sont là : EELV, Front de Gauche, PS. D’habitude, on ne peut pas dire qu’on tra­vaille tou­jours ensemble… Des syn­di­cats et des asso­cia­tions sont pré­sents, l’Université de Stras­bourg occupe une place fon­da­men­tale. » Déter­mi­née, Emma­nuelle Bra­bant ajoute : « Les idées de Pınar sont celles que nous défen­dons. Ici et aujourd’hui, on s’acharne contre elle. En d’autres temps et à d’autres endroits, ces idées sont atta­quées : anti-mili­ta­risme, fémi­nisme, défense des groupes sociaux oppri­més. »

Pour l’avocat Ayhan Erdoğan, la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale est indis­pen­sable pour que la défense puisse tra­vailler nor­ma­le­ment. « Votre pré­sence est impor­tante. » sou­ligne-t-il à l’adresse des comi­tés de sou­tien, lors de la réunion qui se tient le soir-même. « L’accusation voit ain­si des gens qui regardent, qui sur­veillent. »

Et demain ?
Ven­dre­di 19 décembre, que se pas­se­ra-t-il ? Les avo­cats de Pınar Selek pensent que même si elle est acquit­tée, il est pro­bable que le pro­cu­reur fasse appel. Et que le pro­cès se pour­suive encore et encore. Com­ment mettre terme à la guerre d’usure psy­cho­lo­gique que subit cette intel­lec­tuelle enga­gée ? Com­ment lui per­mettre de ren­trer chez elle ? Regards natio­naux et inter­na­tio­naux, enga­ge­ment col­lec­tif, pres­sion poli­tique.
Karin Kera­kaşlı ana­lyse les enjeux géo­po­li­tiques de la situa­tion : « A l’époque où Pınar Selek a été arrê­tée, l’AKP lui-même était consi­dé­ré comme oppo­sant au régime. Aujourd’hui, l’AKP est au pou­voir. Les gens que Pınar a été accu­sée d’avoir inter­viewé sont main­te­nant consi­dé­rés comme des par­te­naires natu­rels dans les négo­cia­tions de paix. Il faut que ce pro­cès touche à sa fin, et que la Tur­quie éclair­cisse sa posi­tion vis-à-vis de Roja­va (https://fr.wikipedia.org/wiki/Kurdistan_syrien). Sinon, nous ne pou­vons pas par­ler de démo­cra­tie, ou de paix avec le peuple kurde. » Elle clôt dans un sou­rire :

« On sait qu’elle est sym­pa, Pınar, mais ren­dez-la-nous quand même ! ».

Eva Thié­baud

Pour sou­te­nir la lutte pour la jus­tice de Pinar Selek : www.pinarselek.fr





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