Alors que la Turquie tente de confirmer sa place dans la nouvelle donne géopolitique au Moyen- Orient et du monde, un procès sans précédent continue de préoccuper une partie l’opinion publique dans le pays ainsi qu’en Europe.
La sociologue antimilitariste et féministe Pinar Selek, co-fondatrice de l’association féministe Amargi, est accusée d’avoir aidé des rebelles kurdes à commettre un attentat à la bombe au marché égyptien d’Istanbul en 1998. Acquittée par trois fois par la cour d’assises d’Istanbul en 2006, 2008 et récemment le 9 février 2011, la décision a été cassée trois fois par la Cour de cassation.
Les faits remontent à juillet 1998. Pinar Selek, alors jeune sociologue engagée de 27 ans, mène une enquête sur le conflit armé qui a transformé le sud-est anatolien en zone de guerre. Elle s’intéresse tout particulièrement aux militants kurdes du PKK qui ont choisi la lutte armée. Arrêtée le 11 juillet, la police essaie de lui extirper par la torture le nom des combattants kurdes qu’elle a interviewés, en vain. Puis, un mois après le début de son incarcération, elle apprend en écoutant le journal télévisé en prison qu’elle est accusée d’être complice de l’attentat au marché égyptien d’Istanbul perpétré le 9 juillet 1998, qui fit sept morts et 127 blessés. Elle est libérée en décembre 2000, suite à un rapport judiciaire scientifique attribuant l’explosion à une fuite de gaz. Quelques mois plus tard, sans demande de la cour locale qui traite le dossier, la Préfecture de police envoi un rapport où il est indiqué que « l’explosion est due à une bombe ».
Le procès est rouvert et se termine en 2006. La 12e Cour d’assises d’Istanbul prononce l’acquittement de Pinar Selek, estimant que la thèse de l’attentat à la bombe n’est pas fondée. Le procureur de la République dépose alors une demande pour casser l’acquittement et renvoie le procès en Cour de cassation. Ce scénario se reproduira à trois reprises, jusqu’au 11 février 2011. Deux jours après le troisième acquittement par la Cour d’assises, la demande de cassation est déjà mise en oeuvre par le procureur.
En treize ans, le procès de l’attentat présumé s’est peu à peu transformé en acharnement judiciaire. Il rappelle celui observé à l’encontre de Orhan Pamuk, ou encore de Hrant Dink, tous deux poursuivis pour « insulte à l’identité turque». Alors que Orhan Pamuk fut acquitté, le journaliste arméno-turc fut déclaré coupable et assassiné quelques mois plus tard, le 19 janvier 2007.
Dès le lendemain de sa libération en 2000, Pinar Selek reprend son travail de terrain, cette fois-ci avec d’autres groupes marginalisés de la société turque, notamment les travestis, les transsexuels et les enfants des rues. Depuis plusieurs années, elle critique le nationalisme et le militarisme, dénonçant notamment le processus de transformation « des bébés en assassins », expression utilisée par la défense de la famille Dink pour désigner ses assassins, dans un livre intitulé « Devenir un homme en Turquie ». Elle y dénonce la « construction » de l’homme turc, de la circoncision au service militaire obligatoire. Bref, elle continue à déranger en étudiant des phénomènes marginaux, voire tabous dans une société turque conservatrice et nationaliste.
Devant l’acharnement de la haute magistrature, réputée pour son nationalisme aux couleurs kémalistes, les membres du gouvernement de l’AKP et le président de la République ont préféré rester muets. « La Turquie est un pays démocratique, disent-il, et le système politique ne peut agir sur le législatif ». Or, c’est bel et bien ce système législatif qu’avait amendé le référendum du 12 septembre 2010. Ce dernier a modifié certains articles de la Constitution de 1982 portant sur le (dys)fonctionnement des institutions judiciaires (la Cour de cassation, le Yargıtay, ou encore le Conseil supérieur des juges et des procureurs, le HSYK). Même si la volonté déclarée n’était pas de politiser ces institutions, il est certain que la modification aurait dû les rendre plus démocratiques et les libérer de toute partialité. Non seulement l’impartialité désirée n’a pas opéré pour Pinar Selek, mais les dirigeants de l’AKP ne se sont jamais prononcés sur cette affaire. Peut-être son engagement militant dérange-t-il plus que l’on n’ose le dire?
L’acharnement incessant dirigé contre Pinar Selek ne laisse aucun doute sur la nature du/des procès : chaque audience est suivie par la plupart des médias turcs, qui qualifient l’affaire Selek de « symbolique ». Depuis qu’elle s’est exilée à Berlin il y a plus d’un an, les médias et les associations de droits de l’homme, ainsi que certaines figures politiques européennes se sont également déclarés «témoins » de l’innocence de Pinar Selek. Mais à son encontre, les menaces continuent de plus belle. Pinar Selek agace et dérange les nationalistes, les militaristes et les conservateurs. Et surtout, une certaine caste juridique, qui, même si les juges des cours locales s’obstinent à l’acquitter, pensent qu’eux, « grands » juges – dernier rempart d’un kémalisme désincarné – ont droit au dernier
mot.
Il est probable que son ascendance familiale dérange, elle aussi… Son grand-père, Cemal Hakkı Selek, est fondateur du Parti des Ouvriers de Turquie (TIP), et son père, Alp Selek, est avocat, défendeur de nombre d’intellectuels et syndicalistes de gauche et des droits de l’homme.
Néanmoins, alors que les responsables politiques sont les premiers à reconnaître et à dénoncer l’emprise de la « haute magistrature » turque sur des sujets et différends qui concernent le parti au pouvoir, aucun membre du gouvernement ne semble trouver que l’affaire Selek vaille une dénonciation publique. Si la condition sine qua non de l’existence d’une société démocratique passe inévitablement par l’indépendance de la justice, la Turquie se doit de prouver qu’elle est capable de relever ce défi. Et ce processus passe obligatoirement par la fin du harcèlement juridique et politique contre une intellectuelle pourtant trois fois acquittée mais toujours accusée d’être responsable d’un présumé attentat qu’elle n’a pas commis.
Pour toute information supplémentaire, consulter le site Internet en français : www.pinarselek.fr
« L’Affaire Selek » : test de l’indépendance de la justice turque
Defne GÜRSOY / Journaliste-écrivain, Correspondante du quotidien Birgün en France
OBSERVATOIRE DE LA TURQUIE ET DE SON ENVIRONNEMENT GEOPOLITIQUE / FEVRIER
2011
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