« Le but, c’est de me fatiguer » : Pinar Selek, sociologue humaniste accusée de terrorisme

La scien­ti­fique fran­co turque, condam­née à la pri­son à per­pé­tui­té par Anka­ra, voit son pro­cès repor­té au mois d’avril. La com­mu­nau­té aca­dé­mique fran­çaise, en plus de ses comi­tés de sou­tiens, se mobi­lise.

« Je prends cette déci­sion comme un coup de mas­sue. Je suis un peu assom­mée. Il faut que je passe à l’action. » Il est 12 h 39, ce ven­dre­di 7 février, quand l’universitaire Pinar Selek inter­rompt les prises de paroles de sou­tien orga­ni­sées par la com­mu­nau­té aca­dé­mique dans le somp­tueux Châ­teau du parc Val­rose de l’Université Côte d’Azur, à Nice.

Elle vient d’apprendre le report de son pro­cès au 25 avril pro­chain. « Le but, c’est de me fati­guer, explique-t-elle. De fati­guer mes sou­tiens. De fati­guer les jour­na­listes. » Depuis plus de 25 ans, la socio­logue turque subit l’acharnement du pou­voir, dans son pays, pour ses recherches en socio­lo­gie sur les mino­ri­tés, dont notam­ment les Kurdes et les femmes.

Des attaques contre la liber­té aca­dé­mique

« Pinar a été arrê­tée en 1998 pour un atten­tat qu’elle n’a pas com­mis et, qui plus est, n’a jamais eu lieu », rap­pelle l’an­thro­po­logue, direc­teur d’é­tudes à l’É­cole des hautes études en sciences sociales (EHESS) Michel Agier. L’i­mage de la cher­cheuse est pro­je­tée sur l’im­mense écran du théâtre où sont réunies plu­sieurs dizaines de cher­cheurs et de res­pon­sables d’ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires (CNRS, IRD…) mobi­li­sés en ce jour de pro­cès. « Elle a été tor­tu­rée pour avoir pro­té­gé l’i­den­ti­té des témoins ren­con­trés sur le ter­rain de ses recherches concer­nant la mino­ri­té kurde. C’est pour­tant un des fon­de­ments de la liber­té aca­dé­mique », déve­loppe Michel Agier. Il rap­pelle aus­si que, jusque-là, les ver­dicts d’au moins quatre pro­cès inten­tés par Anka­ra contre Pinar Selek ont débou­ché sur un acquit­te­ment.

La socio­logue a obte­nu la natio­na­li­té fran­çaise en 2017, après un sta­tut de réfu­giée, déli­vré à son arri­vée en France en 2011. Elle a tou­te­fois été condam­née à la pri­son à vie par la Cour suprême turque, en juin 2022. « Veulent-ils en finir avec moi par le silence, comme le régime ira­nien s’ap­prête à le faire pour ces deux femmes ? » ques­tionne Pinar Selek en bran­dis­sant les por­traits de Veri­sheh Mora­di et Pakh­shan Azi­zi, deux fémi­nistes kurdes dont la condam­na­tion à mort par Téhé­ran a été confir­mée la veille. « J’ai déci­dé d’en­voyer à ces lucioles un cadeau, déclare la cher­cheuse, avant de se mettre en route pour la poste la plus proche. Je vais leur adres­ser un colis à la pri­son d’E­vin, en Iran, où elles sont rete­nues. J’y place la médaille des droits humains dont vient de m’ho­no­rer la ville de Gre­noble, des gants, des chaus­settes, un mot de ma main et un des­sin qu’Ed­mond Bau­doin a réa­li­sé pour me sou­te­nir. Je sais que ce colis ne leur sera pas remis. Mais je sais aus­si qu’elles seront infor­mées de mon geste grâce à vous, les jour­na­listes, et vous tous qui êtes là aujourd’­hui. » Et de scan­der, une fois devant le bureau de poste : « Jin, Jiyan, Aza­dî ! » (Femme, Vie, Liber­té en langue kurde).

La com­mu­nau­té scien­ti­fique, qui applau­dit son cou­rage, a elle-même été direc­te­ment incri­mi­née par le pou­voir turc. Lors de la der­nière audience du pro­cès de Pinar Selek, en juin 2024, l’ac­cu­sa­tion a qua­li­fié un sémi­naire de l’U­ni­té de recherches migra­tions et socié­té, le labo­ra­toire du CNRS dont est membre la cher­cheuse, d » « acte ter­ro­riste. » Une délé­ga­tion de cher­cheurs du CNRS et de l’IRD a récem­ment été reçue au minis­tère de l’En­sei­gne­ment supé­rieur et de la Recherche pour exi­ger un sou­tien de l’É­tat fran­çais face à cette attaque contre la liber­té aca­dé­mique.

« le pou­voir, pour domi­ner, a besoin de corps tristes »

« Je dois main­te­nant ren­for­cer ma joie, car le pou­voir, pour domi­ner, a besoin de corps tristes », déclare alors Pinar Selek, avant de quit­ter ses pairs pour rejoindre, en fin d’a­près-midi, le tis­su asso­cia­tif et cultu­rel niçois, réuni à la mai­son des asso­cia­tions. Sur place, des repré­sen­tants de la Ligue des droits de l’homme, du Syn­di­cat des avo­cats de France ou encore du Plan­ning fami­lial enchaînent les prises de parole en sou­tien à la socio­logue. Un temps de visio­con­fé­rence est éga­le­ment orga­ni­sé pour échan­ger avec la qua­ran­taine de per­sonnes, ori­gi­naires de France, de Bel­gique et de Suisse, pré­sentes à Istan­bul pour son pro­cès. Des avo­cats, des par­le­men­taires euro­péens, des res­pon­sables asso­cia­tifs s’y sont réunis pour dénon­cer cet énième coup bas de la jus­tice turque.

Ces sou­tiens per­mettent à la scien­ti­fique fran­co-turque de tenir debout et, ils l’es­pèrent, de bien­tôt mener à bout ses pro­jets de recherche, comme celui qu’elle a annon­cé à l’é­té 2024 : « Vous lirez bien­tôt ma parole sur ma recherche confis­quée et qui saigne en moi depuis vingt-six ans », avait-elle alors décla­ré. Elle avait ensuite cité un extrait de pré­face de son livre à venir : « Ma recherche était un orga­nisme vivant. Elle était née et elle a conti­nué à gran­dir. Elle a été juste enle­vée mais pas avor­tée. La nais­sance n’est pas la publi­ca­tion. Ces maté­riaux sont bles­sés mais tou­jours en vie, en trans­for­ma­tion, en vibra­tion. Pour les soi­gner, j’é­cris. »

Émi­lien Urbach

https://www.humanite.fr/societe/pinar-selek/uja-pinar-selek





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