Le procès de la sociologue Pinar Selek, symbole de la chasse judiciaire aux opposants en Turquie

L’universitaire et mili­tante fémi­niste, réfu­giée en France, est pour­sui­vie depuis 25 ans par la jus­tice turque, qui a annu­lé son qua­trième acquit­te­ment. Une audience a eu lieu à Istan­bul ven­dre­di 31 mars.

Istan­bul (Tur­quie).– De ses 19 étages, la sil­houette de béton du palais de jus­tice de Çaglayan domine tout le quar­tier de Kağı­thane, sur la rive euro­péenne d’Istanbul. Ache­vé en 2011, le plus grand tri­bu­nal d’Europe, mas­to­donte de 300 salles d’audience et de plu­sieurs dizaines de mil­liers de mètres car­rés est deve­nu emblé­ma­tique de l’ampleur indus­trielle de la répres­sion judi­ciaire qui ne cesse de s’accroître envers les opposant·es au pou­voir isla­mo-natio­na­liste de Recep Tayyip Erdoğan.

Avo­cate, Sey­da Selek est fami­lière de l’endroit : « Mal­heu­reu­se­ment, la lutte démo­cra­tique en Tur­quie passe sou­vent par les tri­bu­naux », déplore-t-elle sur la place à l’ombre du bâti­ment, où elle est venue par­ti­ci­per au ras­sem­ble­ment en sou­tien à sa sœur. C’est à elle, il y a 25 ans, lors d’une visite en déten­tion, qu’elle avait fait le ser­ment de deve­nir avo­cate pour mieux la défendre. Socio­logue, autrice de romans, mili­tante fémi­niste et anti­mi­li­ta­riste, Pinar Selek, 51 ans, vit désor­mais en exil. D’abord en Alle­magne, puis en France, pays dont elle a pris la natio­na­li­té en 2017.

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La mani­fes­ta­tion en faveur de Pinar Selek ven­dre­di 31 mars, à Istan­bul, devant le tri­bu­nal. © Pho­to Ozan Kose/AFP

Fille d’un avo­cat et mili­tant de la gauche radi­cale, Pinar Selek s’intéresse à la cause kurde dans les années 1990, alors que la sale guerre bat son plein dans l’est du pays. Les affron­te­ments entre les forces de sécu­ri­té et la gué­rilla du PKK se dou­blant de dis­pa­ri­tions, tor­tures et meurtres ciblés d’intellectuels, jour­na­listes, avo­cats ou défen­seur des droits humains per­pé­trés par les ser­vices secrets turcs et leurs sup­plé­tifs, loups gris recru­tés dans les rangs de la pègre et de l’extrême droite du MHP (le par­ti d’action natio­na­liste, indis­pen­sable allié du pré­sident Erdoğan depuis 2018) ou isla­mistes du très nébu­leux groupe dji­ha­diste du Hiz­bul­lah.

Les entre­tiens socio­lo­giques qu’elle mène avec des membres du PKK éveillent l’attention de la police turque. Elle est d’abord inter­ro­gée, puis tor­tu­rée et incar­cé­rée pour com­pli­ci­té avec une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste, pour avoir refu­sé de don­ner les contacts de ses sources kurdes.

Achar­ne­ment judi­ciaire

Alors qu’elle est empri­son­née, elle apprend qu’elle est mise en cause dans une explo­sion sur­ve­nue en juillet 1998 et qui avait fait sept morts dans le bazar égyp­tien, haut lieu du com­merce et du tou­risme stam­bou­liotes. Pour­tant, les experts man­da­tés par les auto­ri­tés concluent qu’en fait d’attentat ter­ro­riste, l’explosion aurait été cau­sée par une fuite de gaz.

En 2000, après deux ans et demi de déten­tion, elle est libé­rée sous cau­tion. Acquit­tée une pre­mière fois en 2006, puis une seconde en 2008, elle prend la route de l’exil pour l’Eu­rope. La série des acquit­te­ments se pour­suit, avec un troi­sième en 2011, mais le minis­tère public mul­ti­plie les appels.

En 2013, Pinar Selek est condam­née à la pri­son à per­pé­tui­té, une déci­sion annu­lée un an plus tard par la Cour de cas­sa­tion. La même année, elle est acquit­tée une qua­trième fois. Nou­veau coup de théâtre en 2022, après sept ans d’attente, la Cour de cas­sa­tion annule le qua­trième acquit­te­ment. Le 6 jan­vier, un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal avec empri­son­ne­ment immé­diat est émis à son encontre, avant même la tenue de son pro­cès, dont la date est fixée au 31 mars.

Les rai­sons de cet achar­ne­ment judi­ciaire ? Yase­min Öz, autre avo­cate de Pinar Selek et pré­si­dente de la pla­te­forme de sou­tien, croit les déce­ler dans la per­son­na­li­té de l’accusée : « Elle n’a jamais ces­sé de pro­tes­ter contre ce dos­sier judi­ciaire absurde qui ne repose sur aucune preuve et même sur aucun crime. Sur­tout, elle a tra­vaillé en tant qu’universitaire sur des sujets tabous dont les auto­ri­tés ne veulent pas que les intel­lec­tuels comme elle se sai­sissent : la conscrip­tion mili­taire obli­ga­toire, la ques­tion kurde, le mou­ve­ment LGBT turc, qui n’en était alors qu’à ses débuts. Der­rière cet achar­ne­ment, il y a la volon­té de faire de son cas un exemple pour dis­sua­der d’autres de s’intéresser à ces sujets. »

Ven­dre­di 31 mars, la foule qui bran­dit pan­cartes et ban­de­roles devant le palais de jus­tice illustre la diver­si­té des sou­tiens : avocat·es et élu·es français·es (La France insou­mise et Europe Éco­lo­gie-Les Verts), militant·es de gauche ou de la cause kurde, acti­vistes LGBT ou uni­ver­si­taires sou­cieux de défendre leurs liber­tés aca­dé­miques. La cin­quan­taine de sou­tiens est rapi­de­ment encer­clée par plu­sieurs cen­taines de poli­ciers : forces de l’ordre en uni­forme, en civil, canon à eau et même drone poli­cier. Le ras­sem­ble­ment et la confé­rence de presse ont été inter­dits par le pré­fet et la foule est rapi­de­ment dis­per­sée.

Plus de deux mil­lions d’enquêtes pour ter­ro­risme ouvertes en six ans

Le pro­cès Selek est aus­si le sym­bole d’une jus­tice deve­nue une arme entre les mains d’un pou­voir poli­tique en pleine dérive auto­ri­taire. Juges et pro­cu­reurs sont l’objet de pres­sions, les plus récal­ci­trants ris­quant une mise à la retraite d’office, une rétro­gra­da­tion ou une muta­tion à l’autre bout du pays.

Tous ne rendent pour­tant pas la jus­tice sous la pres­sion, nom­breux sont ceux à être sélec­tion­nés, en par­ti­cu­lier lors des entre­tiens oraux, pour leur proxi­mi­té idéo­lo­gique avec le pou­voir. Des proches de l’AKP, de son allié du MHP ou encore de cer­taines confré­ries reli­gieuses, en par­ti­cu­lier celles dites de Men­zil et de Hak-Yol, dont les membres se seraient décou­vert ces der­nières années une pas­sion pour les car­rières judi­ciaires.

Au fur et à mesure du virage auto­ri­taire enta­mé depuis 2013, accen­tué depuis 2015, année où l’AKP, après avoir per­du les élec­tions légis­la­tive à cause du par­ti pro-kurde du HDP, relance le conflit armé dans l’est du pays, et 2016, où une mys­té­rieuse ten­ta­tive de coup d’État man­qué se pro­duit à l’été, les pro­cé­dures judi­ciaires se sont mul­ti­pliées envers les opposant·es.

« À ce titre, le pro­cès de Pinar Selek pré­fi­gu­rait ce que nous vivons aujourd’hui où toutes les opi­nions diver­gentes, quand elles s’expriment publi­que­ment, peuvent valoir des pour­suites à leur auteur », relève Yase­min Öz. Comme pour la socio­logue, les accu­sa­tions de « ter­ro­risme » pleuvent. Depuis 2016, la jus­tice turque a ain­si ren­du près de deux mil­lions de déci­sions sur des cas de « ter­ro­risme » pré­su­mé. Des accu­sa­tions uti­li­sées pour empri­son­ner des opposant·es poli­tiques, comme le lea­der kurde Sela­hat­tin Demir­taş, embas­tillé depuis 2016, ou même s’en prendre à des col­lègues de bureau.

« Une col­lègue de mon école avec laquelle je suis en conflit pro­fes­sion­nel m’a dénon­cée pour pro­pa­gande ter­ro­riste, raconte ain­si Derya, pro­fes­seure d’anglais de 31 ans. Elle a trou­vé une pho­to sur mon compte Face­book où je par­ti­cipe à une danse lors d’un fes­ti­val pour le Newroz [le nou­vel an Kurde – ndlr], mais dans le fond de l’image, à plu­sieurs dizaines de mètres de moi, un pas­sant bran­dit un dra­peau à l’effigie d’Öcalan [le fon­da­teur de la gué­rilla kurde du PKK – ndlr] », se désole la jeune femme, qui attend son pro­cès pour « pro­pa­gande ter­ro­riste ».

Entre deux affaires de « ter­ro­risme » plus ou moins kaf­kaïennes, les cou­loirs du palais de jus­tice de Çaglayan accueillent aus­si les nom­breux jus­ti­ciables pour­sui­vis pour « insulte » au chef de l’État, au gou­ver­ne­ment ou aux ins­ti­tu­tions, un chef d’accusation punis­sable d’un à quatre an de déten­tion, pour lequel les pro­cu­reurs ont dili­gen­té 48 000 enquêtes au cours de l’année 2021, concer­nant notam­ment des mineurs.

Les juges ont refu­sé que l’accusée soit enten­due depuis la France et ont déci­dé d’allonger encore la durée de l’affaire, qui sera à nou­veau jugée à l’automne, le 29 sep­tembre. D’ici là, Pinar Selek reste l’objet d’un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal. Mais c’est pro­ba­ble­ment avant l’automne, lors des élec­tions par­le­men­taires et pré­si­den­tielles du 14 mai, que se joue­ra son ave­nir, en même temps que celui de la démo­cra­tie turque. En bous­cu­lant 22 ans de règne auto­ri­taire, la coa­li­tion d’opposition hété­ro­clite qui s’est for­mée face à Erdoğan pour­rait per­mettre à Pinar Selek de retrou­ver les rives du Bos­phore, et à des mil­liers de pri­son­niers poli­tiques de sor­tir de leurs cel­lules.





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