« Les groupes opprimés en disent beaucoup sur une société »

La socio­logue Pinar Selek, co-fon­da­trice de l’association fémi­niste Amar­gi, est accu­sée d’avoir aidé des rebelles kurdes à com­mettre un atten­tat. Acquit­tée par trois fois par la cour d’assises d’Istanbul, son cas est de nou­veau étu­dié par la jus­tice turque.
Entre­tien avec une femme qui a fait des droits des mino­ri­tés et des oppri­més son com­bat.

Com­ment ana­ly­sez-vous l’acharnement judi­ciaire dont vous faites l’objet ?

Pinar Selek : La chasse aux sor­cières dont je fais l’objet est évi­dem­ment liée à mon mili­tan­tisme, à mon inté­rêt pour les oppri­més et aux ques­tions que je sou­lève sur l’État, mais je ne suis pas seule dans ce cas. Des mil­liers de mili­tants, d’intellectuels, de jour­na­listes sont en pri­son ou en pro­cès depuis des années, sous le coup de pro­cé­dures kaf­kaïennes et d’accusations délirantes.Pourtant,malgré cette répres­sion, la popu­la­tion n’est pas réduite au silence : les mili­tants inter­pellent et les oppo­si­tions sont nom­breuses. C’est une résis­tance consi­dé­rable qui, plus que jamais, a besoin d’une soli­da­ri­té inter­na­tio­nale.

Quelle est la situa­tion des Kurdes aujourd’hui en Tur­quie ?

P.S. : Les Kurdes ne sont pas seule­ment un groupe oppri­mé, l’État mène une véri­table guerre à leur encontre : tous les jours on voit des gens mou­rir, des familles pleu­rer leurs proches. On note tout de même une évo­lu­tion, lar­ge­ment due à la lutte d’émancipation des Kurdes depuis trente ans. Il y a aujourd’hui une forme de recon­nais­sance : le gou­ver­ne­ment admet l’existence d’une ques­tion kurde, d’une mino­ri­té eth­nique. Mais la ligne de l’État turc n’a pas évo­lué : au contraire, la « guerre civile » lui per­met d’exacerber le natio­na­lisme et le mili­ta­risme. C’est absurde parce que le PKK veut aujourd’hui rendre les armes et faire la paix mais le gou­ver­ne­ment, lui, ne veut pas d’interlocuteur kurde. L’État ne cherche ni la paix ni la récon­ci­lia­tion et ceux qui s’intéressent à la ques­tion finissent par être arrê­tés, sous des pré­textes – fal­la­cieux évi­dem­ment – de ter­ro­risme, au mépris com­plet de la liber­té d’expression.

Vous avez beau­coup tra­vaillé sur les mino­ri­tés. D’où vient cet inté­rêt ?

P.S. : Les groupes oppri­més en disent beau­coup sur une socié­té. J’ai com­men­cé à m’intéresser à eux parce que je vou­lais com­prendre la socié­té. C’est d’ailleurs pour la même rai­son que j’ai choi­si la socio­lo­gie et que je suis mili­tante. En 1996, j’avais fon­dé à Istan­bul L’atelier de la rue, qui accueillait des enfants de la rue, des trans­sexuels, des homo­sexuels, des tra­ves­tis, des universitaires,des voleurs, etc.Nous cher­chions à expri­mer les mots de la rue à tra­vers le théâtre, la pein­ture et la sculp­ture. Quelques années plus tard, l’État s’est lan­cé dans une grande opé­ra­tion poli­cière : sous le pré­texte d’une chasse à la pros­ti­tu­tion, il s’agissait d’exclure du quar­tier les mino­ri­tés sexuelles et de rendre le centre-ville aux inté­rêts éco­no­miques. Enthou­sias­més par cette homo­pho­bie d’État, des groupes ultra-natio­na­listes se sont sen­tis auto­ri­sés à semer la ter­reur au nom du dra­peau turc : jeter des cock­tails molo­tov, brû­ler des mai­sons. C’est deve­nu le sujet de ma thèse de doc­to­rat, qui a ensuite été publiée et qui a ren­du cette ques­tion très popu­laire en Tur­quie.

Les mou­ve­ments mili­tants peuvent-ils chan­ger la donne ?

P.S. : Plu­sieurs ini­tia­tives ont por­té leurs fruits ces der­nières années. Depuis les années 1990, le mou­ve­ment LGBT1 a réus­si à se faire accep­ter et a pris part à l’opposition en Tur­quie. C’est un mou­ve­ment très inté­res­sant, très radi­cal –beau­coup plus radi­cal qu’en Europe occi­den­tale –, qui consi­dère que c’est par l’articulation des luttes, contre le sexisme et l’homophobie, contre le natio­na­lisme et le mili­ta­risme, contre le capi­ta­lisme, que l’on pour­ra trans­for­mer le sys­tème domi­nant aujourd’hui. Le mou­ve­ment fémi­niste est aus­si très déve­lop­pé et très actif : il y a une plu­ra­li­té de ter­rains, de points de vue, de façons de s’organiser. Depuis la construc­tion de la Répu­blique, la femme est un sym­bole et l’État a beau­coup sou­te­nu les droits des femmes. Celles-ci sont aujourd’hui pré­sentes sur la scène publique, dans beau­coup de métiers. Elles sont deve­nues plus fortes, plus libres. Pour autant, la struc­ture patriar­cale n’a pas chan­gé et n’accepte pas cette émancipation.Depuis une dizaine d’années, nous avons ren­du les vio­lences faites aux femmes plus visibles, nous avons obte­nu des chan­ge­ments de légis­la­tions. Les médias, les orga­ni­sa­tions poli­tiques et les syn­di­cats prennent doré­na­vant en compte les droits des femmes. C’est un mou­ve­ment poli­tique encou­ra­geant, inha­bi­tuel, qui peut agir sur les ins­ti­tu­tions.

PIOTR MALEWSKI

Article publié dans la revue Alter­mondes.

http://altermondes.org/





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