Les pouvoirs publics français doivent protéger leurs chercheurs et la liberté académique

Les menaces et poursuites intentées contre des universitaires travaillant en France ne cessent de se multiplier, s’alarme, dans une tribune au « Monde », un collectif de présidents d’association pour la défense des libertés académiques.

On pense communément que les atteintes – de plus en plus graves – à la liberté académique dans les régimes illibéraux (sans parler des régimes autoritaires) ne concernent pas les démocraties libérales. Pourtant, notre liberté académique est affectée de façon croissante par ce qui se passe dans ces régimes, en Iran, en Turquie ou encore en Biélorussie. Ces atteintes ne datent malheureusement pas d’aujourd’hui. En témoignent les cas tristement célèbres de l’anthropologue Fariba Adelkhah, chercheuse à Sciences Po, rentrée en France après quatre ans et demi de privation de liberté en Iran, dont près de deux ans d’incarcération dans la prison d’Evin ; et de la sociologue turque Pinar Selek, réfugiée en France en 2011, puis naturalisée, mais qui continue à être persécutée par le régime turc, qui l’accuse de terrorisme après lui avoir confisqué sa recherche sur les Kurdes.

Cependant, lors du cinquième procès (après quatre acquittements) intenté contre elle, dont la dernière audience s’est tenue le 28 juin 2024 à Istanbul (Turquie), un pas supplémentaire a été franchi : ce n’est plus seulement elle, mais l’université Côte d’Azur, où elle exerce en tant qu’enseignante-chercheuse, qui a été mise en cause par le ministère de l’intérieur turc. Ce dernier prétendait établir un lien entre une conférence académique organisée sous l’égide de l’université, du CNRS et de l’Institut de recherche pour le développement et des activités terroristes, dans une tentative manifeste et outrancière de discréditer aussi bien Pinar Selek que la liberté académique dans son ensemble.

Ne nous y trompons pas : les institutions d’enseignement supérieur et de recherche françaises se trouvent ainsi gravement mises en accusation. Une telle évolution est le signe d’une forte aggravation des menaces que ces régimes illibéraux font peser sur l’enseignement et la recherche dans les régimes libéraux, qui se croyaient sans doute épargnés jusque-là.

Le 7 février se tiendra une nouvelle audience du procès de Pinar Selek, dans une conjoncture politique qui s’est durcie en Turquie, conduisant le gouvernement à remplacer les juges antérieurs par des magistrats encore plus soumis au pouvoir politique. Une mobilisation et une vigilance accrues doivent être de mise à l’approche de cette nouvelle étape judiciaire.

Atteinte au droit à la recherche

Entre-temps, d’autres cas sont survenus. Yauheni Kryzhanouski, jeune chercheur originaire de Biélorussie et travaillant en France, où il a soutenu une thèse intitulée « Contester par la musique sous régime autoritaire : la politisation du rock au Bélarus » (Editions du Croquant, 2022), a été condamné, en juillet 2024, à dix ans de colonie pénitentiaire à régime strict, à l’issue d’un procès par contumace dans le cadre de la « procédure spéciale » pour les crimes graves et très graves – appliquée pour poursuivre les opposants politiques et les dissidents à l’étranger.

Avec 19 autres chercheurs, journalistes et militants, il a été déclaré coupable de complicité d’« incitation à la haine sociale », de participation à « un complot dans le but de s’emparer du pouvoir », de complicité « d’appels à s’emparer du pouvoir » et d’autres actions « visant à nuire à la sécurité nationale », ainsi que de participation à « un groupement en vue de commettre des actes extrémistes ». Le conseil d’administration de Sciences Po Strasbourg a voté une motion de soutien en sa faveur.

Plus récemment, en octobre 2024, Victor Dupont, doctorant français à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Aix-Marseille Université, CNRS), qui menait des recherches sociologiques en Tunisie sur les personnes engagées dans la révolution de 2011, a été arrêté sur ordre de la justice militaire, qui traite généralement des atteintes à la sûreté de l’Etat : il n’a été relâché qu’au bout de trois semaines.

Ces cas, à première vue très différents les uns des autres, ont en commun de viser la liberté académique en France lorsqu’il s’agit d’enquêtes sur des sujets qui dérangent les régimes autoritaires ou illibéraux dans lesquelles elles se déroulent. Les chercheurs travaillant en France sont menacés lorsqu’elles ou ils se rendent sur leur terrain dans ces pays, comme Faribah Adelkhah ou Victor Dupont, mais ils sont également poursuivis à distance, comme Pinar Selek et Yauheni Kryzhanouski. Et, à travers eux, ce sont l’université et les institutions de recherche françaises qui sont visées par ce qu’il faut considérer comme des actions d’intimidation, voire des menaces. Elles ne témoignent pas seulement des dérives autoritaires de ces régimes, mais bien de leur volonté d’entrer en confrontation ouverte avec les démocraties libérales.

Il est donc urgent que les pouvoirs publics français prennent des mesures pour protéger leurs chercheurs et la liberté académique dans cette conjoncture de durcissement des conditions d’enquête, sans quoi ces attaques risquent de se multiplier, portant atteinte au droit à la recherche scientifique et à celui des citoyens de connaître les réalités que l’on veut nous cacher. En ces temps de manipulation de l’information par les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle, il est plus que jamais indispensable de garantir les conditions de production de connaissances indépendantes et rigoureuses.

Signataires : Sophie Bernard, professeure des universités à Paris Dauphine, coprésidente de l’Association française de sociologie ; Catherine Deschamps, professeure d’anthropologie à l’ENSA Paris-La Villette, présidente de l’Association française d’anthropologie ; Claire Doquet, professeure des universités à l’université de Bordeaux, présidente de l’Association pour la liberté académique ; Delphine Dulong, professeure de science politique à l’université Paris Panthéon-Sorbonne, présidente de l’Observatoire des atteintes à la liberté académique ; Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CNRS, président de l’Association française de science politique ; Fanny Jedlicki, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Rennes-II, présidente de l’Association des sociologues enseignants du supérieur ; Cédric Lomba, directeur de recherche au CNRS, coprésident de l’Association française de sociologie ; Julien O’Miel, maître de conférences en science politique à l’université de Lille, membre du bureau de l’Association des enseignants-chercheurs en science politique ; Perig Pitrou, anthropologue, directeur de recherche au CNRS, président de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie ; Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS, membre de l’Observatoire des atteintes à la liberté académique.

Collectif

https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/01/07/les-pouvoirs-publics-francais-doivent-proteger-leurs-chercheurs-et-la-liberte-academique_6485551_3232.html





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