« On ne peut pas s’habituer à l’injustice » : la dissidente turque Pinar Selek déterminée avant son procès

Après 25 ans de pro­cé­dure et avant un nou­veau pro­cès le 31 mars, la socio­logue et dis­si­dente turque Pinar Selek, réfu­giée en France et sous le coup d’un man­dat d’ar­rêt mal­gré quatre acquit­te­ments, reste déter­mi­née, car « on ne s’ha­bi­tue pas à l’in­jus­tice ».

« Ce pro­cès, qui a com­men­cé avant (l’ar­ri­vée au pou­voir de Recep Tayyip) Erdo­gan et dure depuis 25 ans montre à la fois la conti­nui­té du régime répres­sif et les nou­veaux dis­po­si­tifs de ce régime », juge Pinar Selek dans un entre­tien à l’AFP, à Nice, où elle enseigne la socio­lo­gie depuis 2016.

Aujourd’­hui âgée de 51 ans, elle avait été arrê­tée en Tur­quie en 1998 pour ses tra­vaux sur les Kurdes : accu­sée d’ap­par­te­nir au Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (NDLR : PKK, consi­dé­ré comme orga­ni­sa­tion ter­ro­riste par la Tur­quie et ses alliés occi­den­taux), elle affirme avoir été tor­tu­rée.

« J’ai ensuite appris depuis ma cel­lule que l’on me repro­chait d’être impli­quée dans une explo­sion sur le mar­ché aux épices d’Is­tan­bul, qui avait fait sept morts en 1998 », confie-t-elle.

Un témoin qui s’ac­cuse de l’at­ten­tat et assure que la socio­logue était avec lui se rétracte. Un rap­port d’ex­per­tise prouve qu’il s’a­git d’une explo­sion acci­den­telle. Pinar Selek est alors libé­rée, en 2000, faute de preuves. Mais le pro­cès se pour­suit.

Elle se réfu­gie alors en France pour pour­suivre ses recherches en socio­lo­gie, d’a­bord à Stras­bourg puis à Nice, et obtient la natio­na­li­té fran­çaise en 2017.

Mais la machine judi­ciaire ne cède pas. Les tri­bu­naux turcs l’ac­quittent trois fois, en 2006, 2008 et 2011. A chaque fois, la Cour de cas­sa­tion inva­lide l’ac­quit­te­ment.

En 2012, un tri­bu­nal d’Is­tan­bul décide de la reju­ger, à la faveur d’un chan­ge­ment de juge, et la condamne, en 2013, à la réclu­sion à per­pé­tui­té. Cette fois, la Cour de cas­sa­tion annule cette sen­tence et ordonne un nou­veau pro­cès, qui abou­tit à un nou­vel acquit­te­ment en 2014.

« Tout faire pour être leur voix »

En juin 2022, le tri­bu­nal suprême annule la tota­li­té des acquit­te­ments. Puis, en jan­vier, un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal est lan­cé contre elle, assor­ti d’un man­dat d’emprisonnement immé­diat. Et une énième audience est fixée, au 31 mars.

« Je n’i­rai pas à mon pro­cès, je ne peux pas aller en Tur­quie », confie-t-elle, dans un excellent fran­çais : « Si je me sens pro­té­gée en France, mes avo­cats me conseillent de ne pas quit­ter le ter­ri­toire ».

Mais « il y aura une cen­taine de per­sonnes à Istan­bul pour me repré­sen­ter, des dépu­tés, des col­lègues uni­ver­si­taires, des mili­tants de plu­sieurs pays. Il y a une mobi­li­sa­tion incroyable », se féli­cite-t-elle.

Celle qui cite le phi­lo­sophe ita­lien Anto­nio Gram­sci, selon qui « il faut allier le pes­si­misme de l’in­tel­li­gence et l’op­ti­misme de la volon­té », trouve son cou­rage dans le com­bat des Armé­niens, dont le géno­cide « n’a jamais été recon­nu par la Tur­quie ».

A une vieille dame armé­nienne, elle demande un jour : « Com­ment pou­vez-vous conti­nuer votre lutte ? ». Celle-ci de lui répondre : « Ma fille, on ne peut pas s’ha­bi­tuer à l’in­jus­tice ».

« Je veux gagner ma lutte pour la jus­tice d’a­bord, et ensuite que ce pays entre dans un pro­ces­sus de jus­tice pour tout le monde. (…) Je lutte aus­si pour les pri­son­niers en Tur­quie. Le pays est deve­nu une immense pri­son. Des per­sonnes intou­chables avant se retrouvent der­rière les bar­reaux, de grands cinéastes, écri­vains, mili­tants, des Kurdes et aus­si beau­coup de femmes. J’es­saie de tout faire pour être leur voix ».

« Chan­ger les choses d’en bas »

Pour ce nou­veau pro­cès, elle a pour défen­seurs son père, avo­cat de 93 ans, qui « a connu la pri­son après le coup d’E­tat de 1980 », et sa soeur, qui, lors­qu’elle avait été empri­son­née, « avait aban­don­né son tra­vail d’é­co­no­miste pour reprendre des études et deve­nir avo­cate ».

« C’est elle qui tient le gou­ver­nail dans mon pro­cès. Elle est fémi­niste, très active dans les mou­ve­ments sociaux pour la démo­cra­tie et la liber­té. Comme mon père, elle ne veut pas quit­ter la Tur­quie car ils veulent chan­ger les choses à par­tir d’en bas », explique celle qui, muée en écri­vaine, a déjà publié plu­sieurs romans.

A quelques semaines des élec­tions pré­si­den­tielle et légis­la­tives main­te­nues au 14 mai, mal­gré le séisme meur­trier du 6 février, elle voit comme « une chance » pour l’op­po­si­tion que « les élec­tions n’aient pas été repor­tées ».

« Je ne dis pas que les élec­tions vont tout chan­ger, mais je pense que ce séisme est un évé­ne­ment char­nière dans notre his­toire : on a com­pris que toutes ces véri­tés construites par le haut ne nous appar­tiennent pas et mal­gré les morts, la socié­té est deve­nue plus forte », assure-t-elle.

Et si Erdo­gan quit­tait le pou­voir, retour­ne­rait-elle dans son pays ?

« Je ne pense pas que mon retour soit lié uni­que­ment à Erdo­gan. Ce pro­cès a com­men­cé avant lui. Ceux qui sont res­pon­sables de mon affaire, ce sont les Loups Gris (NDLR : mou­ve­ment ultra­na­tio­na­liste turc proche des natio­na­listes alliés au gou­ver­ne­ment). Ils étaient déjà dans le gou­ver­ne­ment avant Erdo­gan, c’est eux qui conti­nuent. Si on arrive à déga­ger cette coa­li­tion de notre pays, je crois que beau­coup de choses peuvent chan­ger ».

Pour autant, même si « une par­tie » d’elle-même « est res­tée là-bas », Pinar Selek se sent « aus­si fran­çaise et médi­ter­ra­néenne ». Et de conclure, en citant l’é­cri­vaine bri­tan­nique Vir­gi­nia Woolf : « En tant que femme, le monde entier est mon pays ».

24/03/2023 1 — Nice (AFP)

https://www.lepoint.fr/societe/on-ne-peut-pas-s-habituer-a-l-injustice-la-dissidente-turque-pinar-selek-determinee-avant-son-proces-24 – 03-2023 – 2513375_23.php





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