
Elle est depuis 27 ans la cible du pouvoir turc après avoir mené des travaux sur la question kurde. La militante féministe Pinar Selek, célèbre sociologue et écrivaine d’origine turque est aujourd’hui réfugiée en France. Elle était l’invitée de Julie Morelle et Pascal Claude dans « Le Monde en direct » sur La Première.
Un procès sans fin en Turquie
Depuis plus d’un quart de siècle, le nom de Pinar Selek résonne comme un symbole d’injustice et de résistance. Cette sociologue turque, née à Istanbul en 1971, est devenue l’une des figures les plus emblématiques de la répression politique en Turquie. Son calvaire commence en 1998. Alors jeune chercheuse à l’université, elle mène des travaux sur la question kurde, un sujet tabou sous le régime turc. Ses enquêtes de terrain la conduisent à rencontrer des militants, des familles de combattants, des prisonniers politiques. Très vite, son travail attire l’attention des autorités.
Arrêtée cette année-là, Pinar Selek est incarcérée et torturée. Les policiers exigent qu’elle livre les noms de ses sources. Elle refuse. Deux ans et demi d’emprisonnement, des interrogatoires violents, puis une nouvelle accusation tombe : on la soupçonne d’être responsable d’un attentat survenu au Grand Bazar d’Istanbul, explosion qui fit plusieurs morts et blessés. Pourtant, plusieurs expertises indépendantes ont conclu à une cause accidentelle. Rien n’y fait. La machine judiciaire s’emballe.
Depuis lors, le procès n’a jamais cessé. En 27 ans, il a connu quatre acquittements mais le parquet turc s’acharne à rouvrir l’affaire. En 2023, un cinquième cycle judiciaire s’est ouvert. Et le 21 octobre prochain, une nouvelle audience doit se tenir à Istanbul. Cette fois, la peine encourue est la réclusion à perpétuité.
« Il n’y a pas de nouveaux éléments, confie-t-elle. C’est le même dossier, qui revient sans cesse. Le pouvoir veut faire de ma vie un procès permanent ». Elle ajoute « On ne s’habitue pas à l’injustice. Comme disait Kafka, la procédure devient le verdict ».
Pinar Selek : une résistance forgée dans la douleur et la solidarité
Pour Pinar Selek, le procès n’est plus seulement une affaire judiciaire ; il est devenu un combat existentiel. Elle a vu sa famille et ses proches souffrir de cet acharnement. Sa mère, qui l’a défendue de toutes ses forces, est morte « le cœur brisé ». Son père, continue de revêtir sa robe d’avocat pour plaider sa cause. Sa sœur cadette, devenue avocate à son tour, poursuit le combat. Autour d’elle, une communauté de soutien internationale s’est formée : des féministes, des intellectuels, des artistes, des universitaires.
« À chaque audience, raconte-t-elle, il y a des délégations d’une cinquantaine de personnes qui se rendent à Istanbul. Elles viennent de France, de Belgique, d’Allemagne, de Suisse. Elles ne viennent pas seulement pour moi, mais pour la justice. Cette solidarité, c’est ce qui me permet de tenir ».
Le 21 octobre, alors que se tiendra une nouvelle audience à Istanbul, Pinar Selek sera à Marseille, entourée de ses soutiens. L’actrice Ariane Ascaride lira ses textes, des musiciens joueront, des militantes prendront la parole. « Je suis nomade, dit-elle. J’ai choisi de ne pas me laisser enfermer par le pouvoir, ni géographiquement ni spirituellement ».
Les Kurdes, la paix et la mémoire
Si la justice turque s’acharne sur Pinar Selek, c’est d’abord parce qu’elle a osé enquêter sur la question kurde, au moment même où le simple mot « kurde » était interdit dans les médias et les institutions. « Il y a 27 ans, dit-elle, un seul sociologue, Ismail Beşikçi, avait fait des recherches sur le sujet. Il a passé 20 ans en prison. Quand j’ai commencé, je savais les risques ».
Ses travaux, confisqués lors de son arrestation, portaient sur les formes d’organisation sociale et politique au sein du mouvement kurde. Les autorités ont saisi ses notes, ses cassettes, ses disquettes. Pendant des années, elle a cru avoir perdu le fruit de son travail. Mais récemment, elle a pu en retrouver une partie, qu’elle s’apprête à republier. « J’ai résisté, j’ai tout réécrit de mémoire. Ce travail m’habitait, il était en moi. C’est une manière de rendre justice à mes interlocuteurs, que j’ai protégés en prison en refusant de livrer leurs noms ».
Aujourd’hui, elle observe avec attention la nouvelle dynamique autour de la question kurde en Turquie. « Les Kurdes sont très conscients de la nécessité d’un dialogue, explique-t-elle. Ils organisent des réunions, des projets culturels, des espaces de débat. Ils savent que la paix ne viendra pas d’en haut, mais de la société elle-même ».
Le féminisme acrobatique : une philosophie de la liberté
Sociologue et militante, Pinar Selek se revendique également féministe, mais pas d’un féminisme figé. Dans un livre d’entretiens, elle se définit comme une « féministe acrobatique ». Une expression employée pour désigner une pensée en mouvement, souple, capable de se réinventer sans cesse.
« En Turquie, nous étions entourées de groupes féministes très différents : marxistes, écoféministes, lesbiennes, anarchistes. Le féminisme, c’est ce qui nous relie, ce qui rend visibles les liens entre le privé et le politique. Mais il ne suffit pas, à lui seul, pour lire toute la société. Il faut que le féminisme se nourrisse d’autres idées, et qu’il les nourrisse en retour. Pour cela, il faut être acrobatique » explique-t-elle.
Cette acrobatie, c’est aussi une forme de survie dans un contexte autoritaire : « Sans féminisme, il n’y a pas de lutte efficace contre le fascisme. Mais seulement avec le féminisme, ce n’est pas possible non plus ».
La liberté académique, un combat mondial
Si elle vit désormais en France, Pinar Selek reste profondément attachée à la liberté académique. Elle enseigne, écrit, participe à des conférences. Ce 15 octobre, elle est invitée à l’Université libre de Bruxelles (ULB) pour une grande soirée de soutien, organisée au nom de la liberté de recherche.
« L’académie, la littérature, les sciences sociales n’ont pas de frontières, dit-elle. Nous parlons peut-être des langues différentes, mais nous appartenons à une même communauté d’esprit ».
Elle évoque la présence annoncée du fils de Narges Mohammadi, la militante iranienne emprisonnée et prix Nobel de la paix 2023 : « Nous sommes liées par l’amitié et par le combat pour la liberté. Ce que nous défendons, c’est un espace de pensée qui résiste à la peur ».
Pinar Selek fait partie de cette génération brisée, mais insoumise. « Beaucoup me conseillent de me taire, de me faire oublier, dit-elle. Mais je ne veux pas que le pouvoir détermine mes axes de vie ».
Dans ses cours et ses conférences, elle rappelle sans relâche que la pensée libre est une condition de la démocratie : « Sans liberté académique, il n’y a pas de savoir, seulement de la propagande. Et sans savoir, il n’y a pas de peuple libre ».
Par Emma-Louise Krief
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