Pinar Selek : de l’acharnement judiciaire à la diffamation médiatique

Pınar Selek : de l’acharnement judi­ciaire à la dif­fa­ma­tion média­tique

L’acharnement de la jus­tice turque contre Pınar Selek n’en finit pas. Après qua­torze années de pro­cé­dure, une nou­velle audience doit avoir lieu au début du mois d’août. Récem­ment, une cam­pagne média­tique aux accents dif­fa­ma­toires vient créer de nou­velles ten­sions dans cette affaire. Retour sur un cas symp­to­ma­tique de la dérive auto­ri­taire de l’Etat turc.

par Béran­ger Domi­ni­ci

Tout le talent d’un oppres­seur réside dans sa capa­ci­té à se pas­ser de la vio­lence pour éta­blir sa domi­na­tion. Autre­ment dit, son pou­voir s’exerce d’autant plus effi­ca­ce­ment qu’il cir­cons­crit plus fine­ment les conduites de ceux qu’il vise, et que ses objec­tifs peuvent être atteints sans injonc­tions. En un mot : lorsqu’il décou­rage la résis­tance. Le mal­heur arrive lorsque les ficelles –ou les mailles du filet– sont trop grosses et que, pour faire entendre rai­son à ceux qui lui échappent, il ne lui reste plus qu’à les réduire au silence.

Le « gou­ver­ne­ment par la dis­sua­sion »

Com­ment, en écri­vant ces quelques lignes, ne pas pen­ser au « gou­ver­ne­ment par la dis­sua­sion » mis en œuvre en Tur­quie1 ? Com­ment ne pas pen­ser sur­tout à ses ratés : au triste enchaî­ne­ment des évé­ne­ments qui rap­pellent que le régime turc est un régime auto­ri­taire, où les liber­tés fon­da­men­tales sont mena­cées2. La méthode est fort simple : elle repose sur un dis­po­si­tif juri­dique suf­fi­sam­ment flou pour per­mettre l’extension du domaine de la répres­sion. Au nom de la « nation turque » d’abord, pro­té­gée par l’article 301 du Code pénal qui en punit sévè­re­ment le déni­gre­ment. Au nom ensuite, et sur­tout, de la « lutte contre le ter­ro­risme ». C’est en effet en ver­tu de la loi anti­ter­ro­riste qui, comme c’est l’usage, per­met de répri­mer jusqu’à la dis­si­dence poten­tielle, que des jour­na­listes, des avo­cats, des uni­ver­si­taires, des syn­di­ca­listes, ou de simples citoyens qui ont éga­le­ment vou­lu exer­cer leur droit à la liber­té d’expression, sont actuel­le­ment en déten­tion.

Dans des cas comme ceux-ci, la « rai­son d’Etat » peut tou­jours s’appuyer sur la repré­sen­ta­tion natio­nale, qui a adop­té la loi en ver­tu de laquelle la répres­sion s’exerce : il y a un texte, il y a des faits –l’abus de pou­voir passe par leur inter­pré­ta­tion. Mais cer­taines his­toires laissent per­plexe : cer­taines his­toires où la stra­té­gie d’épuisement de l’Etat turc ne s’embarrasse de telles pré­cau­tions, et où sa volon­té d’atteindre ses fins peut tout fait l’amener à prendre cer­taines liber­tés avec la réa­li­té.

Retour sur un symp­tôme

L’histoire de Pınar Selek est de celles-là. C’est une démarche qui a ren­due Pınar Selek indé­si­rable : celle de vou­loir com­prendre la socié­té turque en étu­diant ses marges. Une démarche de connais­sance qui a tou­jours été por­tée par une volon­té d’agir sur la réa­li­té qu’elle décou­vrait : agir pour les droits des femmes, contre les condi­tions de vie des enfants des rues, contre les dis­cri­mi­na­tions frap­pant les per­sonnes dési­gnées comme LGBTI, pour la recon­nais­sance des popu­la­tions kurdes et armé­niennes et de leur his­toire. Une mul­ti­po­si­tio­na­li­té volon­taire, fon­dée sur la com­pré­hen­sion de la dimen­sion sys­té­mique des rap­ports de domi­na­tion, et à laquelle tra­vaille l’association Amar­gi3 qu’elle a contri­bué à fon­der : s’y retrouvent des militant(e)s LBGTI, anti­mi­li­ta­ristes, fémi­nistes, kurdes, armé­niens, etc.

Un tra­vail de ter­rain, mar­qué par des cam­pagnes, et ren­for­cé par un tra­vail sym­bo­lique visant à modi­fier le regard de la socié­té turque sur elle-même. C’était mani­fes­te­ment aller trop loin : son enga­ge­ment sur la ques­tion kurde a valu à Pınar Selek deux années de déten­tion pro­vi­soire, assor­ties de séances de tor­tures. L’essentiel était de la réduire au silence. Tou­te­fois, des contre-pou­voirs existent, et une pri­va­tion de liber­té a pour condi­tion d’acceptation d’être jus­ti­fiée. Ce à quoi s’acharne l’Etat turc depuis main­te­nant plus de qua­torze ans en ten­tant de la faire condam­ner pour une explo­sion ayant eu lieu au mar­ché aux épices d’Istanbul, ayant cau­sé la mort de plu­sieurs per­sonnes et fait de nom­breux bles­sés. À trois reprises, Pınar Selek a été acquit­tée par la Cour Pénale, et à trois reprises le pro­cu­reur a inter­je­té appel4.

Le men­songe au ren­fort de la jus­tice

Ce qui étonne n’est pas tant que le pro­cu­reur fasse usage de son droit, mais qu’il le fasse au mépris des rap­ports d’experts qui, inva­li­dant l’hypothèse de l’origine cri­mi­nelle de l’explosion du mar­ché aux épices d’Istanbul, privent de tout fon­de­ment réel l’accusation pesant sur Pınar Selek. De même, ce qui inquiète ce n’est pas tant la pro­chaine audience qui se tien­dra au début du mois d’août que le cli­mat dans lequel elle se dérou­le­ra. En effet, depuis quelques jours, cer­tains médias, s’appuyant sur des sources plus que dis­cu­tables, se lancent dans une cam­pagne de dif­fa­ma­tion5 qui rap­pelle de bien tristes sou­ve­nirs : peu avant son assas­si­nat en jan­vier 2007, Hrant Dink avait éga­le­ment fait l’objet d’une telle atten­tion mal­veillante.

Com­ment com­prendre ce nou­veau contexte ? Com­ment en pré­voir les consé­quences ? Ce sont les ques­tions qui se posent aujourd’hui pour Pınar Selek. L’application de la loi étant essen­tiel­le­ment son inter­pré­ta­tion, et cette inter­pré­ta­tion étant de le fait de juges qui ne sont pas moins tou­chés par ce qui se dit et s’écrit autour d’eux, com­ment ne pas craindre que ces men­songes, en étant répé­tés suf­fi­sam­ment de fois, ne finissent par l’influencer ? Plus grave encore, en accré­di­tant l’image d’ « enne­mie de la nation » que l’Etat turc cherche à faire por­ter à Pınar Selek, cette cam­pagne média­tique pour­rait confor­ter cer­tains groupes extré­mistes dans leur envie d’en découdre, voire de faire jus­tice eux-mêmes6. Nous n’en sommes, heu­reu­se­ment, pas là. Et il ne s’agit pas de jouer à l’oiseau de mau­vais augure –sim­ple­ment de mettre cha­cun face à ses res­pon­sa­bi­li­tés.

Un gou­ver­ne­ment qui empri­sonne injus­te­ment

Reve­nons au fond du pro­blème : Pınar Selek vit encore aujourd’hui avec la pesante pen­sée qu’elle pour­rait finir ses jours en pri­son pour un acte inexis­tant ; des dizaines de per­sonnes ont été arrê­tées et pla­cées en déten­tion sur le seul fon­de­ment de leur dan­ge­ro­si­té poten­tielle7.

Certes, on pour­ra répé­ter avec Hen­ry Tho­reau que, sous un gou­ver­ne­ment qui empri­sonne injus­te­ment, la place de la femme et de l’homme juste est en pri­son, ce ne sera jamais qu’une mince conso­la­tion. La ques­tion reste posée : jusqu’où le gou­ver­ne­ment turc pour­ra-t-il aller trop loin ?

Béran­ger Domi­ni­ci

 

1 : Nous repre­nons ici les mots d’Etienne Copeaux –essen­tiel­le­ment pour encou­ra­ger à la lec­ture de sa très sti­mu­lante ana­lyse :
http://www.susam-sokak.fr/article-le-gouvernement-par-la-dissuasion-oui-la-turquie-est-un-modele-88613794.html

2 : le rap­port conjoint de la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des droits de l’Homme et de l’Organisation mon­diale contre la tor­ture est, à cet égard, ins­truc­tif :    http://www.fidh.org/IMG/pdf/obsrapporttr05062012eng.pdf

3 : « Amar­gi » est un mot sumé­rien (com­prendre : ni turc, ni kurde, ni armé­nien) signi­fiant « liber­té »

4 : Pour une chro­no­lo­gie des évé­ne­ments jusqu’en 2011 :

https://pinarselek.fr/img/PDF/chronologie_proces_PINAR_SELEK.pdf

5 : Pınar Selek y est pré­sen­tée comme une ter­ro­riste ayant des liens pri­vi­lé­giés avec le PKK

6 : On ne peut, encore une fois, que ren­voyer à l’article d’Etienne Copeaux, qui, évo­quant les atten­tats contre Akın Bir­dal et Hrant Dink, ajoute  qu’ « ain­si, l’Etat délègue la répres­sion et la vio­lence. Il peut ensuite s’en laver les mains en désa­vouant et en condam­nant le fou ou l’extrémiste, mais le mal est fait, et d’ailleurs les peines infli­gées sont sou­vent écour­tées »

7 : l’histoire, dont l’absurdité fini­ra bien par être admise, de la garde-à-vue pré­ven­tive de Sevil Sevim­li, étu­diante fran­co-turque soup­çon­née d’appartenir à un groupe ter­ro­riste armé, n’est qu’un mal­heu­reux symp­tôme par­mi d’autres de la dérive auto­ri­taire de l’Etat turc





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