Pinar Selek dévoile ses peurs dans une lettre

À l’ap­proche de la dé­ci­sion de la cour su­prême turque qui peut la condam­ner à per­pé­tui­té pour un faux at­ten­tat sur un mar­ché il y a 20 ans, la so­cio­logue, ins­tal­lée à Nice, a ré­di­gé un cour­rier.

Nice-Matin (Cannes) – 25 mars 2018 – STÉ­PHA­NIE GASIGLIA sga­si­glia@ni­ce­ma­tin.fr

Elle aime la France, où elle a dé­bar­qué un jour de 2009. En exil. Elle aime Nice, où elle s’est ins­tal­lée, et où, de­puis, elle a ob­te­nu la na­tio­na­li­té fran­çaise en sep­tembre 2017. Elle est un sym­bole. Un exemple. Pas ce­lui sou­hai­té par le pré­sident Er­do­gan. Elle est aus­si un des­tin sus­pen­du. Au pire. De­puis près de 20 ans. Pi­nar Se­lek, l’in­tel­lec­tuelle turque de 45 ans, su­bit tou­jours l’achar­ne­ment des au­to­ri­tés stam­bou­liotes. Cette so­cio­logue et écri­vaine, an­ti­mi­li­ta­riste et fé­mi­niste, n’en a tou­jours pas ter­mi­né avec la jus­tice de son pays.

« Do­cu­ments in­quié­tants pour la suite »

Ac­cu­sée d’un faux at­ten­tat, elle est dans l’at­tente d’une cin­quième dé­ci­sion de la cour su­prême de Tur­quie [à chaque fois le pro­cu­reur a fait ap­pel de l’ac­quit­te­ment, ndlr]. Ac­quit­te­ment ? Condam­na­tion à per­pé­tui­té ? En at­ten­dant, Pi­nar Se­lek a écrit un cour­rier à ses « amis ». Un cri. Pour dire sa fa­tigue. Sa peur. Ses peurs. Car les do­cu­ments qu’elle a re­çus de ses avo­cats sont, dit-elle, « in­quié­tants pour la suite ». Cette suite, re­dou­tée, qui peut « tom­ber à tout mo­ment ».

« Je ne vais pas bien »

Dans sa lettre, Pi­nar Se­lek évoque le cau­che­mar qu’elle en­dure de­puis juillet 1998. Les mots, tou­jours aus­si dif­fi­ciles. « Il y a vingt ans, je me suis trou­vée dans les mains des bour­reaux qui ont en­suite je­té mon corps comme un ca­davre en pri­son. J’y suis res­tée deux ans et de­mi, sans pou­voir uti­li­ser mes mains, mes bras, en voyant mes longs che­veux tom­ber, tom­ber… La ré­sis­tance, la mort, les cris et tant d’autres choses. ». Mais sur­tout, elle dé­voile ses craintes : « Il y a deux pos­si­bi­li­tés : si la cour su­prême ne va­lide pas le cin­quième ac­quit­te­ment, ce se­ra alors la condam­na­tion à per­pé­tui­té. La condam­na­tion pour un crime qui n’a pas eu lieu, plus une condam­na­tion à payer tous les dom­mages liés à l’ex­plo­sion du mar­ché aux épices (1). (…) Tout ce à quoi j’ai oeu­vré jus­qu’à mes 38 ans, âge du dé­but de mon exil, se­ra confis­qué. Plus im­por­tant : ma fa­mille se­ra en dan­ger. » Cette fa­mille avec qui elle en­tre­tient des liens té­lé­pho­niques. « Nous nous sommes dit que nous res­te­rions forts. » Le pour­ra-t-elle ? « Ce n’est pas fa­cile. Je sens une fa­tigue, comme une ma­la­die. » Pi­nar Se­lek ra­conte en­core comment son père lui a de­man­dé de faire du bruit. « Les ré­ac­tions de­puis l’Eu­rope peuvent être utiles… » Et comment elle lui a as­su­ré qu’elle s’y em­ploie­rait. Sauf qu’elle « ne veut pas, ne peut pas le faire ». L’in­tel­lec­tuelle té­moigne : «Il m’est plus dif­fi­cile que vous ne l’ima­gi­nez de de­voir faire ap­pel à votre so­li­da­ri­té ac­tive, dans ce contexte où les prio­ri­tés sont dé­jà nom­breuses. En plus, quand je parle de ce pro­cès, je res­sens une dou­leur phy­sique qui m’em­pêche de res­pi­rer ». Le souffle cou­pé. Le manque d’oxy­gène, « c’est éga­le­ment le cas main­te­nant, alors que je vous écris cette lettre ». Puis, en s’ex­cu­sant presque, elle ouvre son coeur : « Je ne vais pas bien. Mal­gré mes nom­breuses res­sources et ma grande vo­lon­té de ne pas me lais­ser dé­truire ». Sa force, car elle en a en­core, ju­ret-elle ? Sa nou­velle vie.

« Je se­rai la vie »

« Elle a com­men­cé à prendre forme cette an­née. Je suis ar­ri­vée à me si­tuer dans les luttes pour la jus­tice et les li­ber­tés, dans ce pays dont je fais par­tie. Je suis fran­çaise main­te­nant. J’ai trou­vé mon nou­veau chez moi à Nice qui m’a of­fert l’amour et l’ins­pi­ra­tion. » Il y a aus­si ce nou­veau livre qu’elle a fi­ni d’écrire, « une re­nais­sance ». Et puis le sou­tien du pro­gramme Pause (2), la com­pli­ci­té avec ses col­lègues, la par­ti­ci­pa­tion de ses étu­diants [Pi­nar Se­lek est maître de confé­rences au dé­par­te­ment Sciences po­li­tiques de la fa­cul­té de Droit de Nice et membre de l’Ur­mis, la­bo­ra­toire de Saint-Jeand’An­gé­ly qui tra­vaille sur les mi­gra­tions, ndlr]. Elle conclut dans un souffle : «Les jours qui viennent sont sus­cep­tibles d’être plus durs pour moi. Mais je vous le pro­mets : je se­rai la vie… qui coule et qui crée ».

1. Peu après son ar­res­ta­tion à Is­tan­bul, alors qu’elle a 27 ans, elle se re­trouve faus­se­ment ac­cu­sée d’avoir per­pé­tré un at­ten­tat sur le mar­ché aux épices de la ca­pi­tale turque. L’ex­plo­sion, en fait ac­ci­den­telle, avait fait 7 morts et 121 bles­sés.

2. Pro­gramme Pause : pro­gramme d’aide à l’ac­cueil en ur­gence des scien­ti­fiques, ini­tié par l’état.





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