Pinar Selek : la liberté confisquée

Si la socio­logue fran­co-turque ne connaît plus la pri­son, son exil for­cé en France l’empêche de quit­ter le ter­ri­toire fran­çais. Une nou­velle audience devant sta­tuer sur son sort vient d’être fixée au… 7 février 2025.

Une opi­nion d’Aude Mer­lin et de Jean-Phi­lippe Schrei­ber, pro­fes­seurs à l’U­ni­ver­si­té libre de Bruxelles

« Le pou­voir exige des corps tristes », écri­vait Gilles Deleuze. « Le pou­voir a besoin de tris­tesse parce qu’il peut la domi­ner. La joie, par consé­quent, est résis­tance, parce qu’elle n’a­ban­donne pas. La joie en tant que puis­sance de vie, nous emmène dans des endroits où la tris­tesse ne nous mène­rait jamais. » Cette joie qu’ir­ra­die la socio­logue et écri­vaine fran­co-turque Pinar Selek est comme un anti­dote au décou­ra­ge­ment que pour­rait sus­ci­ter le har­cè­le­ment judi­ciaire constant dont elle est la vic­time depuis un quart de siècle. Cette même joie, on la retrouve sur le visage de sa sœur Saï­da, une de ses avo­cates, ain­si que sur celui de leur vaillant père Alp Selek, âgé de quatre-vingt-seize ans, au pro­cès qui se tient ce ven­dre­di 28 juin au Tri­bu­nal d’Is­tan­bul, face à la nom­breuse délé­ga­tion venue de France, de Bel­gique et de Suisse témoi­gner sa soli­da­ri­té avec Pinar Selek, aux côtés de col­lègues et acti­vistes turcs.

Sur le par­vis de l’im­mense et froid Palais de Jus­tice, mili­tants des droits humains, fémi­nistes, syn­di­ca­listes, élu.e.s, auteur.e.s, uni­ver­si­taires, avo­cats fran­çais ou belges et l’é­di­trice de Pinar Selek se sont ras­sem­blés, comme ils et elles le font régu­liè­re­ment depuis plus de dix ans pour la sou­te­nir dans son com­bat contre l’in­jus­tice. Au sein de cette délé­ga­tion, nous repré­sen­tons l’U­ni­ver­si­té libre de Bruxelles qui a en décembre der­nier décer­né la médaille de l’U­ni­ver­si­té à la cou­ra­geuse Pinar Selek. Dans la salle, quelques dépu­tés turcs d’op­po­si­tion sont aus­si pré­sents. C’est lors de cette audience brouillonne et expé­di­tive, menée de manière quelque peu désin­volte, qu’il doit être déci­dé en ce 28 juin 2024 de confir­mer ou non la condam­na­tion à per­pé­tui­té d’une cher­cheuse odieu­se­ment assi­mi­lée à une cri­mi­nelle.

Le cau­che­mar de l’ar­bi­traire

L’a­char­ne­ment poli­ti­co-judi­ciaire kaf­kaïen qui frappe Pinar Selek la pour­suit depuis qu’en 1998 elle a été arrê­tée en rai­son des recherches qu’elle menait sur la mino­ri­té kurde et dont elle tenait à pré­ser­ver, contre l’in­tru­sion du pou­voir turc, les sources d’in­for­ma­tion. Cela lui a valu plus de deux ans de pri­son durant les­quels elle a notam­ment subi des tor­tures répé­tées. Acquit­tée depuis à quatre reprises, elle s’est néan­moins retrou­vée à nou­veau plon­gée dans le cau­che­mar de l’ar­bi­traire, du fait des appels requis contre ces acquit­te­ments par le Par­quet turc – ce qui a conduit à une condam­na­tion à per­pé­tui­té en 2013, réaf­fir­mée en 2022. Contrainte à l’exil dès 2008, en Alle­magne puis en France, Pinar Selek ne peut plus quit­ter le ter­ri­toire fran­çais, au risque sinon de tom­ber sous le coup du man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal émis contre elle par la Tur­quie.

On se sou­vient de la cri­mi­na­li­sa­tion des « aca­dé­miques pour la paix », en 2016, qui a conduit au licen­cie­ment et à l’exil de dizaines de cher­cheurs de Tur­quie, dont le seul tort avait été de signer une péti­tion deman­dant la paix dans les ter­ri­toires kurdes.

 

C’est donc par contu­mace que ce 28 juin 2024, la Cour d’Ap­pel d’Is­tan­bul a à nou­veau exa­mi­né son cas, déci­dant de main­te­nir le man­dat d’ar­rêt, exi­geant qu’elle se pré­sente devant la Cour lors d’une pro­chaine audience… fixée le 7 février 2025. Non contente des incri­mi­na­tions pré­cé­dentes, la jus­tice turque l’ac­cuse désor­mais de pour­suivre sa pré­ten­due conni­vence ter­ro­riste par sa simple pré­sence lors d’une ren­contre sur la ques­tion kurde, en avril der­nier, orga­ni­sée par son centre de recherche à l’U­ni­ver­si­té de Nice. Ain­si, non seule­ment la Tur­quie étend au ter­ri­toire fran­çais son entre­prise de déni­gre­ment de la socio­logue, mais va jus­qu’à por­ter le soup­çon contre l’U­ni­ver­si­té fran­çaise elle-même, fran­chis­sant un pas de plus dans la dra­ma­tique suc­ces­sion d’at­teintes à la liber­té aca­dé­mique : on se sou­vient en effet de la cri­mi­na­li­sa­tion des « aca­dé­miques pour la paix », en 2016, qui a conduit au licen­cie­ment et à l’exil de dizaines de cher­cheurs de Tur­quie, dont le seul tort avait été de signer une péti­tion deman­dant la paix dans les ter­ri­toires kurdes.

Cette délé­tère opé­ra­tion de dis­qua­li­fi­ca­tion du monde uni­ver­si­taire turc s’est dou­blée de graves atteintes aux liber­tés publiques ciblant nombre d’in­tel­lec­tuels, artistes, jour­na­listes, écri­vains, per­son­na­li­tés du monde cultu­rel. Un des cas emblé­ma­tiques est celui d’Os­man Kava­la, incar­cé­ré depuis 2017, accu­sé d’une ten­ta­tive de ren­ver­se­ment du gou­ver­ne­ment et condam­né en 2022 à la per­pé­tui­té. Certes, Pinar Selek ne connaît plus la pri­son. Mais son exil for­cé en France, émaillé de menaces et d’in­ti­mi­da­tions, a comme résul­tante une impos­si­bi­li­té per­ma­nente à quit­ter le ter­ri­toire fran­çais. Sa déter­mi­na­tion contre l’en­fer­me­ment men­tal qui pour­rait la han­ter est intacte, comme sa lumi­neuse capa­ci­té à fédé­rer les éner­gies et les sou­tiens autour d’elle. Cette vita­li­té conta­gieuse, qu’elle puise dans son his­toire per­son­nelle et fami­liale comme dans sa liber­té inté­rieure, s’ex­prime ain­si dans ses mots si poé­tiques : « Le ciel est vaste, les mers immenses, les étoiles nom­breuses, le monde est infi­ni… Per­sonne ne peut m’en­fer­mer ». Sur l’es­pla­nade de dalles lisses, devant les façades courbes de cou­leur ocre-rose du Palais de Jus­tice d’Is­tan­bul, d’in­ces­santes nuées de pigeons balaient l’es­pace, pen­dant que le sort de Pinar Selek conti­nue de se jouer, sous le ciel vaste d’un été stam­bou­liote indif­fé­rent aux vies broyées par l’ar­bi­traire.

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2024/07/02/pinar-selek-la-liberte-confisquee-IWL3SFJBPJF7BLJIQMB6Y7CJJM/





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