Pinar Selek : « La Turquie passe par un tunnel d’horreur »

Vic­time d’un achar­ne­ment judi­ciaire depuis 1998, l’é­cri­vaine et socio­logue turque, exi­lée en France, revient sur la situa­tion de son pays.
Entre­tien. Pro­pos recueillis par Valé­rie Marin la Mes­lée

Son his­toire est au-delà de l’ad­jec­tif kaf­kaïen. On pour­rait par­ler d’his­toire turque, tant elle reflète la répres­sion contre les mino­ri­tés à l’œuvre dans le pays. L’é­cri­vaine et socio­logue Pinar Selek, aujourd’­hui âgée de 45 ans, a été arrê­tée il y a dix-neuf ans, faus­se­ment accu­sée d’un atten­tat sur le mar­ché aux épices d’Is­tan­bul. Le contexte est alors par­ti­cu­liè­re­ment ten­du entre le régime et le par­ti kurde, le PKK. Nous sommes en 1998, elle a 27 ans. Ses recherches sur les mino­ri­tés l’a­mènent à inter­ro­ger des Kurdes et elle se retrouve alors dans le viseur des auto­ri­tés, qui veulent des noms. Elle est empri­son­née. Tor­tu­rée. À quatre reprises, Pinar Selek sera acquit­tée.

En décembre 2014, le pro­cu­reur fait appel une nou­velle fois de la déci­sion. Et le 25 jan­vier der­nier, sa condam­na­tion à per­pé­tui­té est requise. Qu’en sera-t-il cette fois ? L’au­teure du très beau Parce qu’ils sont armé­niens (éd. Lia­na Levi), qu’il faut lire pour com­prendre autant le silence sur le géno­cide armé­nien en Tur­quie que le par­cours de cette petite-fille d’un pion­nier de la gauche turque (Haki Selek), répond à nos ques­tions depuis Nice, où la socio­logue enseigne à la facul­té Sophia Anti­po­lis. Exi­lée depuis 2011, Pinar Selek s’o­blige, par soli­da­ri­té avec tous ceux qui sont empri­son­nés et au nom de sa liber­té d’ex­pres­sion, à témoi­gner. Une fois encore.

Le Point.fr : Dix-neuf ans après votre pre­mière condam­na­tion, vous êtes une nou­velle fois mena­cée par une condam­na­tion d’emprisonnement à per­pé­tui­té. Com­ment reçoit-on, d’Is­tan­bul à Nice, une telle nou­velle ?

Pinar Selek  : C’est affreux… Je n’ai pas dor­mi pen­dant des nuits, cela va un peu mieux main­te­nant. Heu­reu­se­ment que je suis sou­te­nue. Je viens d’une famille d’a­vo­cats. Mon père est assez connu en Tur­quie, il a fait condam­ner beau­coup de poli­ciers dans ce pays. D’ailleurs, quand j’é­tais sous la tor­ture, les poli­ciers me par­laient d’Alp Selek comme s’ils avaient une occa­sion de l’at­teindre à tra­vers moi. Aux pre­mières semaines de mon empri­son­ne­ment, j’a­vais 200 avo­cats ! Ma sœur avait fini la facul­té, elle était éco­no­miste et elle est deve­nue avo­cate pour pou­voir me défendre. Je lui disais que ce n’é­tait pas néces­saire, mais elle me disait : Il faut que je sois avec toi, notre père prend de l’âge. Elle et lui dirigent la quin­zaine de per­sonnes qui s’oc­cupent de mon cas, le noyau dur des avo­cats, depuis dix-neuf ans. C’est elle qui m’a télé­pho­né puisque le pro­cu­reur de la Cour suprême a écrit direc­te­ment aux avo­cats, donc à elle et à mon père. Ma sœur est la vraie héroïne de cette his­toire qui l’af­fecte beau­coup. Et eux sont sur place.

Qu’est-ce qu’une condam­na­tion à per­pé­tui­té pour­rait signi­fier ?

C’est plus que kaf­kaïen. Le pro­cu­reur a déjà fait appel il y a deux ans, dès l’ac­quit­te­ment, il le fait à chaque fois. C’est la qua­trième, mais il a atten­du jus­qu’i­ci pour son réqui­si­toire. Main­te­nant on attend la déci­sion d’un jour à l’autre, sur une accu­sa­tion truf­fée de men­songes. Une par­tie de l’É­tat veut me condam­ner à per­pé­tui­té au motif d’a­voir tué des gens, mais plus per­sonne ne croit à cet atten­tat qui était en fait une explo­sion sur un mar­ché aux épices d’Is­tan­bul. Je suis connue comme non vio­lente, fémi­niste… Per­sonne ne peut croire à tout cela.

Le dur­cis­se­ment du régime d’Er­do­gan depuis le coup d’É­tat man­qué de juillet 2016 a‑t-il chan­gé la donne dans votre dos­sier ?

Le fait que la déci­sion revienne aujourd’­hui à la Cour suprême est très grave. Mais mon pro­cès montre sur­tout la conti­nui­té du sys­tème auto­ri­taire en Tur­quie. Je n’ai jamais été acquit­tée défi­ni­ti­ve­ment. C’est la conti­nui­té, comme dans d’autres domaines : le néga­tion­nisme du géno­cide armé­nien, la ques­tion kurde, le mili­ta­risme, le natio­na­lisme en géné­ral. On a don­né de temps à autre des petites pro­messes d’ou­ver­ture mais ce n’é­tait pas sérieux, donc… Donc je ne par­le­rais pas seule­ment d’Er­do­gan, mais plu­tôt du sys­tème poli­tique. Cette alliance entre les loups gris, les natio­na­listes turcs fas­cistes et les isla­mo-conser­va­teurs nous a entraî­nés dans une guerre au Moyen-Orient qui a fait et fera des morts et des morts… La Tur­quie a beau­coup chan­gé d’al­liés ces der­niers temps et les conflits inter­na­tio­naux ont un impact direct sur la poli­tique inté­rieure. La Tur­quie, main­te­nant, passe par un tun­nel d’hor­reur.

Peut-on par­ler d’un contexte de guerre, sous cou­vert d’é­tat d’ur­gence ?

C’est un contexte qui empêche de s’ex­pri­mer, il n’y a que des cris et de la vio­lence. Mais quand j’é­tais en pri­son entre 1998 et 2000, le pays comp­tait 45 000 pri­son­niers poli­tiques. Donc il y a en quelque sorte tou­jours eu un contexte de guerre en Tur­quie. À l’é­poque, c’é­tait la guerre civile avec les Kurdes. Et après de petites ouver­tures, un peu d’es­poir, et notam­ment celui que repré­sen­tait Erdo­gan, venu avec cette pro­messe, ça se referme. Et il me semble que cela devient de plus en plus des­truc­teur, dans ce contexte inter­na­tio­nal.

Com­ment faire pour faire bou­ger ce sys­tème et en quoi le fémi­nisme est-il une arme ?

Il est impor­tant de tou­jours mon­trer les liens entre les dif­fé­rents sys­tèmes de domi­na­tion, c’est comme une pieuvre qui étend ses ten­ta­cules. Avec le fémi­nisme, on ne peut pas chan­ger tout, mais sans fémi­nisme on ne peut rien chan­ger. Mon­trer les liens entre le pri­vé et le poli­tique, la sexua­li­té et le poli­tique, liens visibles et invi­sibles, c’est impor­tant. Quand nous sou­te­nions l’adhé­sion de la Tur­quie à l’Eu­rope, beau­coup de fémi­nistes et de mili­tants comme moi avions l’es­poir d’une trans­for­ma­tion struc­tu­relle de ce sys­tème poli­tique. C’est très dif­fi­cile aujourd’­hui de s’ex­pri­mer avec la répres­sion, mais cet espace de luttes sociales existe. Des Armé­niens, des fémi­nistes, des Kurdes, des gens du mou­ve­ment LGBT ont réus­si à s’é­lar­gir pour créer une trans­for­ma­tion de la socié­té. Il faut don­ner la voix à des mili­tants de cet espace. Les soli­da­ri­tés trans­na­tio­nales sont très très impor­tantes, d’au­tant plus que la socié­té civile turque est affai­blie par la dure­té du contexte.

On a beau­coup par­lé d’As­li Erdo­gan (LIRE notre dos­sier), deve­nue un sym­bole de la liber­té d’ex­pres­sion bafouée. Son pro­cès repren­dra le 13 mars à Istan­bul. Vous qui vivez Kaf­ka depuis dix-neuf ans, com­ment voyez-vous son cas ?

On a beau­coup par­lé d’As­li Erdo­gan, que je connais bien et que j’aime beau­coup. Comme jour­na­liste, elle a beau­coup écrit sur moi et m’a sou­te­nue. Elle est deve­nue une amie et quand j’ai appris qu’elle était en pri­son, j’ai essayé de faire entendre sa voix. Mais il y avait aus­si dans ce même groupe d’autres per­sonnes, et six mois avant elle, un autre groupe proche du jour­nal était arrê­té, et après elle le jour­na­liste Ahmet Sik a été empri­son­né… Et aujourd’­hui quatre des avo­cats du noyau dur qui me défend sont en pri­son. Les livres d’As­li sont tra­duits, elle écrit bien, et c’est une chance à tra­vers elle de faire entendre la voix de plu­sieurs per­sonnes. Quand j’é­tais en Tur­quie, on ne connais­sait pas mon pro­cès, et c’est par l’ex­té­rieur, à par­tir du moment où j’ai quit­té le pays, qu’on a connu ma situa­tion. C’est pour­quoi il est si impor­tant de témoi­gner, de conti­nuer à par­ler aux jour­na­listes, même si… j’ai la chance d’être en dehors. Quand j’ai appris son arres­ta­tion, je me suis tout de suite deman­dé : com­ment va-t-elle écrire ? C’é­tait cela qui m’im­por­tait.

Les uni­ver­si­taires sont des cibles impor­tantes du régime Erdo­gan. La soli­da­ri­té s’exerce-t-elle comme chez les écri­vains ?

Il y a un grand mou­ve­ment de résis­tance à Anka­ra, et je par­ti­cipe d’i­ci à plu­sieurs col­lec­tifs, d’une réunion à l’autre. En France, les uni­ver­si­taires sont très sen­sibles à leurs col­lègues turcs, il y a des créa­tions de postes, des bourses, la soli­da­ri­té est très grande.

Votre pre­mier roman, La Mai­son du Bos­phore racon­tait le désir d’é­man­ci­pa­tion après 1982. Vous avez consa­cré votre der­nier livre au silence de votre pays sur le géno­cide armé­nien. En avez-vous un autre en chan­tier ?

Oui, un roman. Et, qui n’a rien à voir avec les autres. Il se passe en France.

Pinar Selek sera pré­sente au Salon du livre de Paris le dimanche 26 mars dans un débat sur la résis­tance par l’é­cri­ture, orga­ni­sé par le CNL.

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