
Le mois dernier, nous avons publié un article sur le procès de Pinar Selek, victime de la répression de l’État turc suite à ses engagements politiques. Ce mois-ci nous vous présentons l’interview que la militante a eu la gentillesse de nous accorder. Elle y livre notamment ses réflexions sur les enjeux de son procès et sur l’avenir de la guerre au Kurdistan.
Au vu de ta prochaine audience, pourrait tu nous partager tes réflexions sur les scénarios possibles ? Entre l’acquittement, la condamnation, le report ?
Le jour du procès, je serai à Marseille. Chaque fois je suis dans une ville différente, pour montrer que je suis en plein mouvement. J’ai fait Paris, Lyon, Nice, Strasbourg… Tous ces processus de paix, de négociation dans le monde entier sont façonnés par les grandes puissances du monde. Donc tout dépend aussi du rapport de force de tous les jours. Ça ne vient pas du mouvement social : il y en a un en Turquie, mais il est très réprimé. Les changements, les négociations se décident plutôt sur le plan international. C’est donc très difficile de te répondre car on a très peu d’éléments, pour l’instant on ne sait rien. Même dans un mois, tout peut changer, alors j’évite de me faire des illusions.
Je sais que mes communiqués disent que quand j’étais en Turquie, j’ai toujours fait plein d’actions pour la paix, où plutôt pour que la guerre s’arrête. Parce que la paix, c’est une discussion philosophique, tandis qu’arrêter une guerre, arrêter l’envoi d’armes, c’est quelque chose de concret. Quand je regarde le site du mouvement kurde, il y a des mortes et morts tous les jours. Pourquoi les Kurdes sont obligé
es de mourir tout le temps ? Mon communiqué insiste sur le fait que quand j’étais en Turquie, ou même ailleurs, je travaillais contre les guerres. C’est pour cette raison que mon travail sociologique a été puni.Gülistan Kılıç Koçyiğit a déclaré que « la démocratisation elle-même ouvrira la voie à la résolution de la question kurde, et la résolution de la question kurde ouvrira la voie à la démocratisation de la Turquie ». Pourrais-tu développer en quelques mots la manière dont la question kurde est devenue indissociable de ton procès ?
Bien évidemment. Je suis en train de refaire les recherches que j’ai faites il y a 27 ans, qui ont été confisquées. J’ai décidé de ressortir ces travaux de ma mémoire. Un livre va bientôt sortir. C’est une sorte de résurrection, qui est très importante pour moi. C’était très difficile, car ces travaux me rappellent la torture que j’ai subie. Cette réflexion sociologique que les États autoritaires n’aiment pas – puisqu’ils n’aiment pas les réflexions, ils préfèrent gouverner les émotions – était punie de façon très importante.
Dès qu’on recommence à discuter, ça ouvre des chemins. Mais le gouvernement turc a créé une population très nationaliste. Il est donc difficile d’avoir une discussion sociologique comme ça, ouvertement et rapidement. Aujourd’hui c’est le discours de lutte contre le terrorisme qui prime.
Mes ami
es disent que ce procès est un procès contre mon travail sociologique, et peut-être qu’ils et elles ont raison. C’est une façon de voir les choses. Mais dans tous les cas, je tiens un discours un peu différent des personnes qui défendent la lutte armée. En effet, beaucoup de celles et ceux qui ne soutiennent pas le processus de paix disent : « Il faut d’abord résoudre le problème kurde, résoudre les problèmes démocratiques de la Turquie, et seulement ensuite que les Kurdes arrêtent la guerre ». C’est un peu le discours de la gauche révolutionnaire turque. Mais cela revient à dire aux Kurdes qu’ils et elles devraient mourir jusqu’à ce que la Turquie soit démocratique.Moi je pense qu’il faut qu’on arrête la guerre d’abord et qu’ensuite on continue à lutter ensemble pour changer les choses. Les Kurdes n’ont pas besoin de ces armes, c’est dans leur intérêt de s’en débarrasser. Je le pense parce que je suis antimilitariste, c’est une chose, mais aussi parce qu’au niveau pragmatique la guerre leur prend tout leur temps, toute leur énergie. Il faut donc qu’ils et elles se débarrassent de ça, ne soient plus reconnus comme terroristes. Il faut que les Kurdes se déploient, exploitent les ressources théoriques et expérimentales qu’ils ont élaborées jusqu’à aujourd’hui.
Je suis d’accord avec la personne que tu a cité, du parti DEM [1]. Il faut qu’on arrive à arrêter la guerre, qu’on trouve une solution pratique pour pouvoir l’arrêter. Et pour ce faire, il faut tout d’abord que la Turquie fasse un pas vers les Kurdes. Après ça, on pourra continuer à faire de la démocratie. Mais en même temps, les avancées démocratiques donnent plus d’espoir que la Turquie fasse ce premier pas. Si je suis acquittée, ou encore si d’autres personnes sont libérées, on pourra dire qu’il y a une avancée. Une chose en facilite une autre.
Tu as toujours dénoncé le caractère politique de ton procès et de l’acharnement judiciaire que tu subis. Penses-tu que l’actualité autour du dépôt d’armes du PKK [2] va influencer ta prochaine audience ?
Bien évidemment. Je ne suis pas focalisée uniquement sur mon acquittement. Je pense aussi en fonction de toute ma recherche, qui a changé ma vie. L’action du PKK a eu d’assez fortes répercussions. Je parle de ça dans le livre que je vais publier. Le feu est très important pour les Kurdes, qui ont vraiment fait une action que leur population a compris, sans doute mieux que les personnes turques et européennes. Ils ont choisi un lieu historique très important et ont mis le feu aux armes. Ça veut dire qu’ils ne veulent plus être une organisation militaire, militariste. Ils se sont débarrassés de ça. Ils ont la volonté de recréer une autre politique. C’est un changement assez important.
Mais cette volonté se heurte aux réalités régionales. En ce moment les conditions sont très difficiles avec le gouvernement syrien, on voit ce qui se passe avec les Alaouites et les Druzes : des massacres. En Iran, c’est la même chose : aujourd’hui encore, trois Kurdes ont été condamnées à mort et elles ne peuvent rien faire. Pareil avec le gouvernement turc. La Turquie intervient très directement en Syrie, en dialogue avec le gouvernement syrien. Dans ces conditions il est très défavorable pour les Kurdes de déposer les armes. Mais le feu mis au dépôt d’armes montre une volonté de changement.
Cette question est très difficile et elle est identique pour plein d’autres pays, comme la Palestine. Il est très important qu’il y ait une mobilisation internationale qui rendrait visible cette volonté de paix, cette cérémonie de jeter les armes et ce qui s’y est dit. On ne peut pas attendre l’arrêt de la guerre, on doit contribuer aussi. Je me tiens toujours responsable de ces processus, je me demande toujours comment je peux intervenir pour agir au mieux.
Nous sommes dans une période où tous les impérialismes font face à des crises majeures, sociales, militaires et écologiques. Quelle perspective analyses-tu pour le féminisme dans ce contexte ?
Comme le disait la militante féministe afro-américaine bell hooks il y a très longtemps, « le féminisme peut être une baguette magique si elle nourrit d’autres critiques sociales ». C’est très juste. J’ai un séminaire que je faisais beaucoup en Italie – où je ne peux plus aller à cause du mandat d’arrêt contre moi – dans lequel je disais que le féminisme est un outil de lutte efficace contre le fascisme, car les fascistes savent très bien que le privé est politique. C’est pour ça que de nombreux pays comme les États-Unis de Trump attaquent les trans, les femmes, les corps des femmes. Il savent mieux que la gauche que l’ordre politique s’appuie sur l’ordre social.
Tous les rapports de pouvoir sont articulés entre eux. Ils fonctionnent, comme disait Foucault, comme un réseau de relations. Ils élaborent des stratégies en fonction des possibilités qui s’offrent à eux. Si on ne comprend pas cette articulation, si on ne comprend pas comment l’ordre politique s’appuie sur l’ordre social (j’ai raconté comment le système politique crée des modèles, produit des classes de sexe, l’un a besoin de l’autre), le féminisme ne peut pas avancer.
Quand on commence à voir tout ça, on commence à comprendre comment la domination masculine est entrée dans la philosophie, avec les dualismes, en créant des divergence entre l’écriture et la nature. On comprend aussi comment l’esclavagisme a été nourri de cette philosophie dualiste cartésienne. Il faut faire le lien entre la philosophie cartésienne, le dualisme entre la colonisation de la nature, toutes les colonisations, y compris l’esclavagisme des animaux.
Toutes les civilisations humaines ont connu les rapports de pouvoir, la propriété privée, la domination masculine. La colonisation du corps des femmes et tous les autres systèmes de pouvoir se sont développés en même temps. C’est très important de voir toutes ces articulations quand on veut le changement. Je suis une féministe, mais pas seulement pour les violences faites aux femmes. Lutter contre ces violences est très important, mais j’essaye aussi d’utiliser cette perspective féministe dans d’autres luttes, comme la lutte anti carcérale. J’ai des luttes qui peuvent sembler éloignées mais sont en fait très liées.
C’est assez difficile à expliquer. Moi je me dis qu’au lieu de réfléchir, il faut agir. Je suis dans une période où j’essaye beaucoup d’agir. Et après ça je vais m’arrêter deux minutes pour réfléchir. Mais j’agis d’abord, parce qu’il y a beaucoup de souffrances et que je veux faire quelque chose par rapport à ça. J’ai trouvé ce chemin de travail, d’être active et de faire.
Un dernier mot pour la fin que tu souhaiterais adresser ?
La rencontre avec votre équipe m’a vraiment donné de l’espoir [3]. Je remercie d’ailleurs AIAK pour avoir rendu cette rencontre possible. J’aime beaucoup votre manière de travailler et le fait de savoir que vous existiez m’a fait du bien.
Propos recueillis par Elfie (UCL Grenoble)
[1] Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples, qui se revendique de la gauche libérale et écologique.
[2] Le 11 juillet, une trentaine de combattantes et combatants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont brûlé leurs armes symboliquement, faisant suite à l’appel de leur leader historique Abdur Öcalan de cesser la lutte armée.
[3] Référence à la conférence de Pinar Selek co-organisée à Grenoble avec l’UCL et l’Association iséroise des amis des Kurdes (AIAK).
https://www.unioncommunistelibertaire.org/?Pinar-Selek-Les-Kurdes-n-ont-pas-besoin-de-ces-armes
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