Pinar Selek ou l’exil d’une sociologue turque

Elle est, à son corps défen­dant, le sym­bole des erre­ments d’une jus­tice turque inca­pable de se réfor­mer. Pinar Selek se bat depuis seize ans pour la recon­nais­sance de son inno­cence dans une affaire cri­mi­nelle qui lui colle à la peau, comme le spa­ra­drap au doigt du Capi­taine Had­dock. Cette socio­logue et roman­cière de 43 ans est accu­sée d’être res­pon­sable d’un atten­tat com­mis en juillet 1998 contre le Bazar égyp­tien, le mar­ché aux épices d’Is­tan­bul. L’ex­plo­sion avait fait sept morts.

Acquit­tée à trois reprises en 2006, 2008 et 2011, Pinar Selek a été, chaque fois, rat­tra­pée par la machine judi­ciaire de son pays. De guerre lasse, elle a pris le che­min de l’exil. En Alle­magne d’a­bord, puis en Alsace, où elle est doc­to­rante à l’u­ni­ver­si­té de Stras­bourg. Le 23 jan­vier 2013, elle a été condam­née à la pri­son à vie par la cour pénale d’Is­tan­bul et voi­ci quelques semaines le minis­tère de la Jus­tice turc a récla­mé son extra­di­tion à la France qui lui a accor­dé l’a­sile poli­tique. Son comi­té de sou­tien a deman­dé à Fran­çois Hol­lande d’in­ter­ve­nir en sa faveur, à l’oc­ca­sion de sa visite offi­cielle en Tur­quie, pré­vue lun­di et mardi.«Pinar est pour­sui­vie pour avoir exer­cé la liber­té la plus fon­da­men­tale pour un uni­ver­si­taire, celle d’é­ta­blir des connais­sances et de les dif­fu­ser. C’est un droit recon­nu depuis le Moyen Âge », com­mente Alain Béretz, pré­sident de l’u­ni­ver­si­té de Stras­bourg.

Pinar Selek défend une socio­lo­gie de ter­rain. Elle enquête aux marges de la socié­té, va à la ren­contre des « exclus » de la rue Ulker, une artère stam­bou­liote où tapinent des tra­ves­tis, ou s’im­merge durant deux semaines avec la com­pli­ci­té de pros­ti­tuées dans une mai­son close. L’u­ni­ver­si­taire engage des recherches sur la mino­ri­té kurde à tra­vers des entre­tiens. En 1998, le sujet est brû­lant. La sale guerre entre l’É­tat et les sépa­ra­tistes du PKK d’Ab­dul­lah Öca­lan n’est pas finie. Le conflit a déjà cau­sé des dizaines de mil­liers de morts. Les auto­ri­tés turques étouffent les inter­ro­ga­tions sus­ci­tées par ce conflit en dis­til­lant un cli­mat de peur. Elles har­cèlent les témoins gênants. Pinar Selek est arrê­tée sur dénon­cia­tion d’un jeune Kurde, qui l’ac­cuse de com­pli­ci­té dans l’ex­plo­sion du mar­ché égyp­tien, haut lieu du tou­risme. « Les poli­ciers vou­laient récu­pé­rer la liste des per­sonnes que j’a­vais inter­ro­gées en échange de ma liber­té. Ils m’ont tor­tu­rée à l’élec­tri­ci­té. Ils m’ont menot­tée nue, les mains dans le dos. En pri­son, je n’ai pas pu bou­ger les doigts pen­dant six mois », raconte Pinar Selek.

Acquit­tée une pre­mière fois en 2006

Libé­rée après plus de deux ans de déten­tion, elle est fina­le­ment mise hors de cause par son accu­sa­teur. Ce der­nier se plaint d’a­voir été, lui aus­si, tor­tu­ré, tan­dis que la piste de l’at­ten­tat s’é­loigne. Des rap­ports d’ex­perts pri­vi­lé­gient la thèse d’une explo­sion acci­den­telle.

Pinar Selek est acquit­tée une pre­mière fois en 2006. Entrée au bar­reau « pour défendre, (sa) sœur », Sey­da Selek évoque un « crime sans témoin, créé de toutes pièces ». Mais la jus­tice s’a­charne. « Il existe en Tur­quie depuis le géno­cide armé­nien un État paral­lèle, une classe sociale qui se stra­ti­fie autour du natio­na­lisme et use de l’arme de l’ar­bi­traire. Il y a encore envi­ron 10.000 pri­son­niers poli­tiques dans les geôles turques », com­mente Pinar Selek. Figure de proue de la contes­ta­tion et bête noire du pou­voir, la socio­logue est une proche de Hrant Dink, le patron de la revue armé­nienne Agos, tué devant les locaux de son jour­nal par un extré­miste. En 2008, elle quitte son pays grâce à une bourse d’un ins­ti­tut alle­mand après l’an­nonce d’un nou­vel appel de la jus­tice contre son inno­cence.

À Stras­bourg, Pinar Selek est rat­tra­pée en mai 2013 par la révolte de la place Tak­sim et le prin­temps turc, le mou­ve­ment de contes­ta­tion du pou­voir isla­mo-conser­va­teur. « À la dif­fé­rence des exi­lés de la géné­ra­tion pré­cé­dente, je ne suis pas cou­pée de mon pays. Je par­ti­ci­pais sur Inter­net par Skype et Face­book. J’é­tais très émue lorsque j’ai vu que les mani­fes­tants avaient rebap­ti­sé des allées du parc Gezi pro­mis aux bull­do­zers du nom de Hrant Dink et du mien. Ils hono­raient un mort, vic­time d’un assas­si­nat poli­tique et une exi­lée. » Elle dit : « Main­te­nant Je veux ren­trer chez moi. La mer de Mar­ma­ra me manque. »

La socio­logue attend une déci­sion de la Cour de cas­sa­tion d’An­ka­ra qui doit se pro­non­cer dans les pro­chaines semaines sur l’a­ban­don des pour­suites à son encontre. À l’É­ly­sée, la pru­dence est de mise. Fran­çois Hol­lande est « conscient de la situa­tion » et a réflé­chi, selon son entou­rage, au choix des « mes­sages qui seront les plus utiles dans son cas ».

Thier­ry Ober­lé

http://www.lefigaro.fr/international/2014/01/24/01003 – 20140124ARTFIG00494-pinar-selek-ou-l-exil-d-une-sociologue-turque.php





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