Condamnée à la prison à perpétuité pour un crime qu’elle n’a pas commis, la sociologue turque, réfugiée à Strasbourg, est victime, depuis bientôt quinze ans, de l’acharnement politico-judiciaire des ultranationalistes de son pays.
Pinar Selek donne rendez-vous dans un bar de la Krutenau, à deux pas du campus universitaire strasbourgeois. Bien que persécutée par la justice turque depuis près de quinze ans, son attitude respire la bienveillance. Sa voix est rauque, trahissant la fatigue. Son français fluide, la richesse académique de son vocabulaire, contrastent avec son accent étranger. « En Turquie, tout le monde parle anglais : pendant longtemps, je n’ai plus eu l’occasion de parler français » , s’excuse-t-elle sans raison.
Remonter aux origines de sa francophilie permet d’entrevoir très vite la personnalité de cette Stambouliote de 41 ans, issue d’un milieu aisé. « Vers l’âge de 10 ans, j’ai lu La Religieuse, de Diderot, en turc. Je n’ai pas tout compris, mais cela m’a donné envie de voir des religieuses. » Ne se sentant « pas musulmane » , elle se prépare alors pour réussir l’examen d’entrée au lycée français Notre-Dame-de-Sion, où elle va côtoyer des membres de nombreuses minorités, à une époque – les années 80 – où l’État tient un discours nationaliste et xénophobe très fort. « La Turquie de cette époque, c’était comme le Chili de Pinochet », résume-t-elle.
« Je voulais faire quelque chose pour mon bonheur, mais aussi pour celui des autres »
Point n’était besoin, cependant, de découvrir l’altérité à l’école pour s’intéresser au sort de ses semblables. Petite-fille d’Haki Selek, un des fondateurs du Parti des Travailleurs de Turquie (TIP), fille d’un avocat, défenseur des droits de l’Homme et député, et d’une pharmacienne « humaniste » , Pinar est née dans une famille « aux idées progressistes ». « Dans mon enfance, notre maison voyait passer de nombreux intellectuels, j’étais habituée aux débats, mais il y avait aussi beaucoup de gaieté et d’amour. »
Après le coup d’État militaire de 1980, la maison se vide : beaucoup d’amis sont jetés en prison, s’exilent ou choisissent la clandestinité. Le père de Pinar est lui-même emprisonné, durant près de cinq ans. Ces événements à la fois nationaux et familiaux forgent la conscience politique de l’adolescente.
Sur le chemin de l’école, la lycéenne, qui se décrit comme « une conteuse née » (à ce jour, elle a publié trois livres de contes en Turquie), commence à raconter des histoires aux enfants des rues, qui la mènent jusqu’aux bordels d’Istanbul. Les questions du genre, des rapports hommes/femmes et des inégalités l’intéressent très tôt. « Sans doute en raison du contraste avec ce que je vivais chez moi… Je posais beaucoup de questions, je voulais comprendre. Je voulais faire quelque chose pour mon bonheur, mais aussi pour celui des autres. Les idéologies ne me suffisaient pas. J’avais besoin d’une méthode pour comprendre. »
En souvenir de Behice Boran, amie de ses parents, Pinar Selek choisit la sociologie et l’université d’Ankara, dont cette pionnière fut bannie après 1980, avant de mourir en exil, sept ans plus tard. « Une manière de reprendre là où on avait perdu » , note l’héritière.
Après deux années à apprendre les bases, elle revient à Istanbul et découvre, à l’université Mimar Sinan, la sociologie plus moderne de Bourdieu et Foucault, les féministes… « Je me suis engagée dans les mouvements étudiants, j’ai participé à une revue de sociologie. C’était une ambiance très stimulante. Je travaillais sur des sujets inhabituels : les enfants des rues, les transsexuels, les gitans, les prostituées… » Elle a déjà maille à partir avec la police, qui l’arrête en même temps que ses interlocuteurs. Son mémoire de DEA deviendra, lors de son édition en 2001, le premier livre sur la question LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et trans) en Turquie.
Parallèlement, elle entame des recherches sur le mouvement kurde, « pour comprendre la motivation de ces gens qui prennent les armes ». Elle rencontre notamment des combattants réfugiés en France et en Allemagne, auxquels s’intéresse aussi beaucoup la police turque : celle-ci arrête la sociologue en juillet 1998, pour exiger des noms. Elle est torturée pendant sept jours, jusqu’à ce que ses proches apprennent sa détention. Électrochocs, bras démembré, privation de sommeil et de nourriture… « J’ai conservé des séquelles… Avant ça, je ne savais même pas ce qu’était une gifle ! »
Sa résistance lui vaut de passer deux ans et demi en prison. « J’y ai rencontré beaucoup de personnes qui avaient été torturées, violées, souffraient d’effets post-traumatiques. Ça m’a donné la force de supporter. » À l’extérieur, sa mère est frappée par une crise cardiaque. « Elle a vu ma libération, mais elle était très affaiblie et est décédée peu après. C’est la plus grande douleur de ma vie » , confie Pinar.
Si 200 avocats se sont spontanément mobilisés pour la défendre après son incarcération, c’est sa sœur, Seyda, de deux ans moins âgée, qui a montré la plus grande détermination, abandonnant une brillante carrière dans les affaires pour reprendre des études de droit et devenir avocate à son tour. « Elle a tout de suite compris que le combat serait long. Aujourd’hui, mes deux principaux avocats – ma sœur et mon père, qui a 83 ans – vivent dans la même maison, ma maison… »
« Ils devaient me punir. Aujourd’hui, ils ne veulent pas perdre… »
Elle, qui a toujours une valise prête pour rentrer chez elle, a cru que le moment était venu, le 24 janvier dernier. Le verdict de la douzième cour pénale d’Istanbul, qui l’a condamnée, au contraire, à la prison à perpétuité, lui a fait l’effet « d’une douche froide ». L’exposé des motifs compte plus de 400 pages, « une première dans l’histoire judiciaire turque ».
Pinar Selek voit dans l’acharnement dont elle est victime l’œuvre d’un milieu « ultranationaliste, héritier de la dictature, qui se nourrit de la guerre contre les Kurdes, et voit d’un mauvais œil les négociations de paix ». « Ils m’ont choisie parce que je suis une femme, jeune, libre, chercheuse, issue de la classe moyenne supérieure. Ils devaient me punir. Aujourd’hui, ils ne veulent pas perdre… »
Mais ceux qui voulaient faire un exemple ont finalement forgé un symbole. Le 8 mars, pour la Journée internationale de la femme, 1800 manifestations étaient dédiées à Pinar Selek en Turquie. Des réunions lui sont régulièrement consacrées dans les universités. Ses livres se vendent mieux que jamais.
« Ça me dépasse. Je suis très sollicitée par les médias, c’est difficile de travailler, mais je dois rester visible, tant que la lutte n’est pas finie. Je dois être patiente, continuer à produire. Ici, à Strasbourg, je peux être active. Mais je veux retourner vivre dans mon pays. »
Olivier Brégeard