Pinar Selek : « Un jour, la Turquie sortira de ce système autoritaire »

Née à Istan­bul en 1971, Pinar Selek est socio­logue, fémi­niste et anti­mi­li­ta­riste. Elle a 9 ans quand son père, défen­seur des droits de l’homme, est arrê­té par les auto­ri­tés turques lors du coup d’Etat mili­taire de 1980. Elle suit des études de socio­lo­gie à Istan­bul et s’intéresse aux mino­ri­tés. Elle a 27 ans quand la police la tor­ture pour la for­cer à dénon­cer les per­sonnes appar­te­nant aux mino­ri­tés avec les­quelles elle a tra­vaillé. Elle est alors faus­se­ment accu­sée de l’attentat du 9 juillet 1998 du mar­ché aux épices d’Istanbul, puis empri­son­née. Libé­rée en 2000, elle s’installe en 2008 en France. Elle est ensei­gnante en science poli­tique à l’université de Sophia-Anti­po­lis.

Que vous ins­pire la situa­tion en Tur­quie ?

Je suis loin de chez moi et la dis­tance est très dif­fi­cile à sup­por­ter. Cela me ramène à mes sou­ve­nirs de jeu­nesse en 1980, lors du coup d’Etat, quand les auto­ri­tés ont pris mon père et l’ont emme­né pen­dant cinq ans. Mais, main­te­nant, j’essaye de réflé­chir et de com­prendre les com­plexi­tés du pro­ces­sus de prise du pou­voir en Tur­quie. Il y a tou­jours eu un sys­tème mili­ta­riste et une dimen­sion auto­ri­taire. Nous n’avons jamais connu d’autre sys­tème poli­tique. Nous avons tou­jours connu les coups d’Etat. Qu’elle soit civile ou mili­taire, la vio­lence a tou­jours fait par­tie de notre quo­ti­dien.

A chaque période de ten­sion, on coupe la tête du pro­blème par un nou­veau coup d’Etat, sans jamais régler le pro­blème au niveau struc­tu­rel. La vio­lence devient de plus en plus forte à chaque fois. Même si le gou­ver­ne­ment change, le fait que le sys­tème n’ait jamais été trans­pa­rent, sans vrai débat démo­cra­tique, fait qu’il n’y a jamais eu de réelle trans­for­ma­tion pour soi­gner les bles­sures du pas­sé. Cette fois-ci, le gou­ver­ne­ment démo­cra­ti­que­ment élu est res­té au pou­voir, c’est déjà une bonne chose. Depuis une dizaine d’années émergent des mou­ve­ments sociaux, qui reven­diquent de plus en plus de démo­cra­tie. Cela me donne l’espoir qu’un jour notre pays sor­ti­ra de ce sys­tème auto­ri­taire.

Le gou­ver­ne­ment Erdo­gan se dur­cit-il sou­dai­ne­ment, ou est-ce que les pré­mices de cette répres­sion avaient déjà été posées ?

Cela n’a pas com­men­cé avec le gou­ver­ne­ment Erdo­gan. Lorsque j’étais empri­son­née en 1998, nous étions 40 000 pri­son­niers poli­tiques. Nous étions presque tous vic­times de la tor­ture. Les pri­son­niers étaient avant tout des artistes, des cher­cheurs, des mili­tants des droits de l’homme… La répres­sion dure depuis long­temps mal­heu­reu­se­ment. Le gou­ver­ne­ment actuel s’est fait élire grâce à des pro­messes de démo­cra­ti­sa­tion.

Pour­quoi s’en prend-on aux uni­ver­si­taires ? Ce qui vous est arri­vé pré­sa­geait-il de la situa­tion actuelle ?

Le pou­voir en Tur­quie s’appuie depuis tou­jours sur la peur et n’accepte pas la réflexion objec­tive. Le gou­ver­ne­ment Erdo­gan n’y échappe pas. L’Etat turc n’accepte pas que la socié­té civile se ren­force. Les syn­di­cats, les intel­lec­tuels, les jour­na­listes, les mili­tants qui veulent dis­cu­ter ouver­te­ment en sont les pre­mières vic­times. Ce sont tou­jours les contes­ta­taires qui sont vic­times. Tous ces groupes qui veulent le pou­voir ont peur de la liber­té. C’est cela qui est dan­ge­reux. Depuis mon arres­ta­tion, rien n’a chan­gé. Le sys­tème répres­sif conti­nue et se renou­velle, avec de nou­veaux acteurs.

Com­ment doivent réagir les Occi­den­taux ? Leur réac­tion pour le moment vous semble-t-elle à la hau­teur des évé­ne­ments ?

Il y a eu une réac­tion ferme de la part de l’Union euro­péenne concer­nant la réha­bi­li­ta­tion de la peine de mort, et c’est très bien. L’his­toire a mon­tré que les ins­ti­tu­tions poli­tiques inter­na­tio­nales sou­tiennent avant tout leurs inté­rêts éco­no­miques et stra­té­giques, plu­tôt que les peuples. J’ai plus confiance dans les médias, dans les asso­cia­tions et syn­di­cats pour témoi­gner leur soli­da­ri­té. C’est grâce à cela que les ins­ti­tu­tions vont se posi­tion­ner. Nous avons besoin de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale pour sou­te­nir les luttes sociales en Tur­quie.

Faut-il craindre que les mino­ri­tés soient de nou­veau employées comme bouc émis­saire ?

Il faut espé­rer que non, et que les choses changent. J’ai confiance dans les mou­ve­ments sociaux qui émergent. Cette force dans les com­bats fémi­nistes, arméniens, kurdes, me donne de l’espoir. Mais le dis­cours mili­ta­riste patriar­cal et natio­na­liste per­sé­vère, et le dan­ger per­dure. Les luttes sociales doivent se ren­for­cer, et se battre pour un sys­tème plus démo­cra­tique. J’appelle les citoyens des dif­fé­rents pays à être soli­daires avec ces mili­tants, pour une trans­for­ma­tion non vio­lente du régime.

Que pen­sez-vous de la purge des uni­ver­si­taires ? Consi­dé­rez-vous qu’une rébel­lion pour­rait se mettre en place ?

Je trouve cela très inquié­tant. Le pro­blème est qu’il n’y a pas de sys­tème juri­dique démo­cra­tique. Les pou­voirs uti­lisent les ins­ti­tu­tions pour leur propre inté­rêt. Mais les uni­ver­si­taires ne sont pas les seuls qui doivent être inquié­tés de cette purge. Les jour­na­listes, les fonc­tion­naires sont en dan­ger. Je ne pense pas qu’il y aura de rébel­lion contre cela, car les mou­ve­ments sociaux qui ont émer­gé ont appris à se pré­ser­ver. Ils ont déve­lop­pé dif­fé­rentes tac­tiques pour se pro­té­ger et lut­ter.

Anne-Clé­mence Drouant

http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/07/21/pinar-selek-un-jour-la-turquie-sortira-de-ce-systeme-autoritaire_4972525_3214.html





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