Pinar Selek, une femme libre face à l’Etat turc

Dans son petit appar­te­ment, le sou­rire désar­mant et la voix cha­leu­reuse de Pinar Selek, qui masquent mal son épui­se­ment, inter­pellent. Com­ment cette socio­logue turque, qui pré­pare une thèse à l’u­ni­ver­si­té de Stras­bourg, peut-elle être si enjouée à l’aube d’un pro­cès cru­cial, jeu­di 24 jan­vier, devant la cour pénale d’Is­tan­bul, où elle encourt la pri­son à per­pé­tui­té ? Si elle était condam­née, faute d’être pro­té­gée par le sta­tut de réfu­gié poli­tique qu’elle n’a pas sol­li­ci­té auprès de la France, elle risque l’ex­tra­di­tion, en ver­tu des accords fran­co-turcs.

Pinar Selek a été trois fois lavée de l’ac­cu­sa­tion d’avoir orga­ni­sé, le 9 juillet 1998, un atten­tat sur le mar­ché aux épices d’Is­tan­bul, qui a fait sept morts. Mais l’a­char­ne­ment d’un pro­cu­reur et de la cour suprême lui vaut, fait excep­tion­nel, une qua­trième com­pa­ru­tion.

A l’é­poque jeune socio­logue de 27 ans, elle tra­vaillait sur les dis­cri­mi­na­tions dans la socié­té turque, la per­sé­cu­tion des Kurdes, mais aus­si sur la situa­tion des enfants des rues, des pros­ti­tuées, des gitans, des trans­sexuels…

« JE SUIS DEVENUE UN SYMBOLE DE L’INJUSTICE »

Arrê­tée le 11 juillet 1998, tor­tu­rée, elle a refu­sé de livrer à la police les noms des Kurdes ren­con­trés dans le cadre de son tra­vail. Elle a gar­dé une dou­leur per­ma­nente dans les épaules d’avoir été sus­pen­due par les bras, atta­chés dans le dos, et raconte les élec­tro­chocs « direc­te­ment sur la tête, pour « réduire ton cer­veau en bouillie », disaient mes tor­tion­naires ».

Aujourd’­hui, elle refuse de se lais­ser sub­mer­ger par l’an­goisse et n’i­ma­gine pas d’autre issue que posi­tive à ce nou­veau pro­cès. « Je repré­sente tout ce que hait l’E­tat : je suis turque et non pas kurde, donc une traî­tresse, une sor­cière. Aujourd’­hui, je suis deve­nue un sym­bole de l’in­jus­tice », résume-t-elle.

Sa façon à elle de résis­ter, c’est d’aimer la vie : « Il ne faut pas confondre la dou­leur et le mal­heur. Je souffre beau­coup, en par­ti­cu­lier pour les êtres que j’aime, mais je suis heu­reuse aus­si parce que j’aime !  » Pinar Selek aime dan­ser, chan­ter, boire du bon vin, rece­voir ses amis et leur miton­ner de bons repas. Elle évoque la grande cui­sine fami­liale de son enfance, où se croi­saient en per­ma­nence une foule d’in­vi­tés : « Ce n’é­tait pas une mai­son mais un lieu asso­cia­tif de débats et de dis­cus­sions. »

MOTION DE SOUTIEN

Son grand-père, Cemal Hak­ki Selek, est un des fon­da­teurs du par­ti de gauche des tra­vailleurs de Tur­quie. Son père, Alp Selek, 83 ans, avo­cat répu­té, défen­seur des droits de l’homme qui, après le coup d’E­tat mili­taire de 1980, a pas­sé cinq ans en pri­son. Sa soeur, qui a aban­don­né une car­rière pro­met­teuse pour finir son droit et deve­nir elle aus­si avo­cate, a pris la tête avec son père d’un bataillon d’une tren­taine d’a­vo­cats mobi­li­sés pour elle : « Pour un père, défendre sa fille est aus­si com­pli­qué que, pour un chi­rur­gien, opé­rer son enfant », admet Pinar Selek.

Elle se dit fati­guée mais por­tée par la soli­da­ri­té dont elle reçoit sans cesse les témoi­gnages, ceux de cen­taines d’é­tu­diants et lycéens turcs qui orga­nisent des mani­fes­ta­tions, mais aus­si ceux de la ville de Stras­bourg, du Par­le­ment euro­péen, et de l’u­ni­ver­si­té, dont le congrès, à l’u­na­ni­mi­té, a adop­té une motion de sou­tien. Les amies fémi­nistes res­te­ront près d’elle en atten­dant le ver­dict : « On va tous dor­mir dans mon petit appar­te­ment : ce sera très joyeux. »

Ne pas se lais­ser domi­ner par la peur, c’est son com­bat et son sujet d’é­tudes, comme socio­logue. Elle aus­culte tous les rap­ports de domi­na­tion : patriar­cat, natio­na­lisme, mili­ta­risme… Elle a créé la revue fémi­niste Amar­gi et publié, en 2009, avec deux col­lègues mas­cu­lins, un essai sur la construc­tion de la viri­li­té lors du ser­vice mili­taire dans l’armée turque.

L’EXPÉRIENCE DE L’EXIL

La force de Pinar Selek, c’est de savoir trans­for­mer les épreuves en expé­riences construc­trices « excep­tée la tor­ture, qui détruit l’i­den­ti­té », pré­cise-t-elle.

En pri­son de juillet 1998 à décembre 2001, période durant laquelle le régime est assez souple, elle écrit, apprend le kurde, la danse et enseigne le fran­çais à ses codé­te­nus, la plu­part pri­son­niers poli­tiques.

Ce qui lui manque le plus ? Istan­bul, sa ville mul­tieth­nique dont elle connaît chaque recoin, où se trouvent sa famille, son amou­reux. Réfu­giée en Alle­magne, en 2009, elle a fait l’ex­pé­rience de l’exil dont elle parle avec pudeur dans son essai Loin de chez moi… mais jus­qu’où ?, tra­duit en fran­çais (édi­tions iXe, 2012) : « J’ai ensuite com­pris que je ne ren­tre­rais pas de sitôt chez moi, qu’il fal­lait être patiente, et j’ai choi­si la France, dont je connais la langue. »

Isa­belle Rey-Lefebvre





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