Pinar Selek, une sociologue accusée de terrorisme pour avoir fait son travail

Pinar Selek est une socio­logue turque, éga­le­ment mili­tante fémi­niste et anti-mili­ta­riste, qui a tra­vaillé sur la ques­tion kurde. Depuis 1998, elle est accu­sée d’avoir com­mis un atten­tat au bazar d’Istanbul et a pas­sé plu­sieurs années en pri­son, avant de venir en France.

Bien que plu­sieurs rap­ports aient mon­tré que l’explosion était acci­den­telle et qu’elle ait été acquit­tée trois fois, en 2006, en 2008 et 2011, elle se trouve sous la menace d’une nou­velle condam­na­tion à per­pé­tui­té pour ter­ro­risme, le 24 jan­vier pro­chain.

Dans un geste inédit dans l’histoire du droit, la 12e cour pénale d’Istanbul a en effet pro­fi­té d’un congé mala­die du juge en charge du dos­sier, pour se sub­sti­tuer en toute illé­ga­li­té à la Cour de cas­sa­tion qui aurait pu éven­tuel­le­ment cas­ser le juge­ment, en annu­lant l’arrêt d’acquittement ren­du par ses soins le 9 février 2011. Le tri­bu­nal s’est donc dédit de sa propre déci­sion. Elle se trouve aujourd’hui en exil à Stras­bourg, où elle pour­suit la rédac­tion d’une thèse.

De quoi êtes-vous accu­sée ?
Il existe des chefs d’accusation, mais ils sont com­plè­te­ment inven­tés. Je suis accu­sée d’avoir com­mis un atten­tat que je n’ai pas pu com­mettre, puisque l’explosion dont je suis accu­sée n’a pas été pro­vo­quée par une bombe, mais par une bou­teille de gaz, comme de nom­breuses exper­tises l’ont prou­vé. En réa­li­té, mon péché est de vou­loir être libre dans mes recherches de socio­logue, dans mes reven­di­ca­tions poli­tiques, et d’avoir osé tra­vailler sur le mou­ve­ment kurde.

En Tur­quie, il n’y a aujourd’hui que trois options pour ceux qui, comme Hrant Dink, ce jour­na­liste tur­co­ar­mé­nien assas­si­né en 2007, Nazim Hik­met, ce poète turc mort en exil à Mos­cou en 1963, ou moi-même, aiment leur pays et luttent pour étendre la liber­té : la pri­son, la mort ou l’exil.

Depuis com­bien de temps êtes-vous accu­sée de ter­ro­risme ?
Cela fait qua­torze ans, c’est-à-dire plus d’un tiers de ma vie. J’ai tout subi : la pri­son, où je suis res­tée plus de deux ans, la tor­ture, les menaces, l’exil… Je n’avais que 27 ans lorsque j’ai été arrê­tée en juillet 1998 par la police turque, qui vou­lait connaître les noms des per­sonnes que j’avais inter­viewées lors de mes recherches sur les Kurdes.

Comme j’ai refu­sé de les don­ner, ils m’ont tor­tu­rée avec des élec­trodes bran­chées sur mon cer­veau. Pen­dant un mois, je n’ai plus pu bou­ger un seul doigt de ma main.

Et comme ça ne suf­fi­sait pas, un mois après mon arres­ta­tion, en août 1998, ils m’ont accu­sée d’avoir per­pé­tré un atten­tat à la bombe au mar­ché aux épices d’Istanbul. En réa­li­té, ils avaient tor­tu­ré un Kurde soup­çon­né de faire par­tie du PKK pour qu’il livre mon nom. Il a, depuis, racon­té devant le tri­bu­nal qu’il ne me connais­sait pas. Il s’est donc rétrac­té, des rap­ports indé­pen­dants ont conclu à une explo­sion acci­den­telle et j’ai été acquit­tée trois fois.

Mais en 2009, j’ai dû fuir la Tur­quie et je me suis réfu­giée à Stras­bourg. J’ai tou­te­fois refu­sé de deman­der l’asile poli­tique, parce que j’espère tou­jours ren­trer dans mon pays. Mais ils ont pro­fi­té d’un congé mala­die du juge qui avait pro­non­cé la der­nière fois mon acquit­te­ment pour cas­ser le juge­ment, sans aucun res­pect des règles juri­diques, et je suis à nou­veau mena­cée d’une condam­na­tion à per­pé­tui­té pour ter­ro­risme le 24 jan­vier pro­chain.

Com­ment expli­quez-vous ce har­cè­le­ment ?
Je suis fémi­niste, anti-mili­ta­riste, socio­logue, écri­vaine et mili­tante. Et j’ai tra­vaillé sur les Kurdes, sans être moi-même kurde, ce qui était insup­por­table pour beau­coup de gens. Tout cela me dési­gnait comme une cible par­faite pour le « deep state » turc, cet État pro­fond, mili­ta­ri­sé, secret, natio­na­liste, infil­tré par l’extrême droite, qui était très puis­sant en 1998, et qui demeure fort aujourd’hui, notam­ment dans les ins­tances judi­ciaires, même si l’AKP a com­men­cé à lut­ter contre lui.

La fin des années 1990 a été une période de rai­dis­se­ment auto­ri­taire et natio­na­liste du pou­voir. C’est le moment où Öca­lan, le lea­der du PKK, a été rame­né par les ser­vices secrets en Tur­quie et condam­né à mort avant d’être empri­son­né à vie.

Désor­mais, plu­sieurs acteurs de cet État pro­fond se trouvent eux-mêmes en pri­son, et il existe une volon­té du gou­ver­ne­ment actuel de net­toyer l’État de cette com­po­sante extré­miste et mafieuse. Mais beau­coup demeurent en liber­té et puis­sants. Le har­cè­le­ment judi­ciaire dont je suis vic­time en est un exemple, mais le mas­sacre récem­ment com­mis à Paris en est un autre.

« Réseaux mili­ta­ri­sés »
Vous attri­buez donc l’exécution de trois mili­tantes du PKK, le 9 jan­vier der­nier, à l’extrême droite turque ?

Cette exé­cu­tion est une démons­tra­tion de force, réa­li­sée avec des connexions inter­na­tio­nales, parce que ces gens ont besoin que l’état de guerre, les conflits et la mili­ta­ri­sa­tion de l’État se pour­suivent pour conti­nuer à exis­ter. Ils sont dans une stra­té­gie de la ten­sion, et ce n’est pas un hasard s’ils agissent ain­si dans un moment où il y a des négo­cia­tions ouvertes entre le gou­ver­ne­ment AKP et les mou­ve­ments kurdes. C’est une exé­cu­tion pro­fes­sion­nelle, menée par des forces bel­li­queuses, qui savent manier les armes et sont prêtes à s’en ser­vir.

Cette exé­cu­tion concerne toute l’Europe, parce que ce groupe puis­sant en Tur­quie, qui vit de la pros­ti­tu­tion, du tra­fic de drogues et du tra­fic des armes peut être un fac­teur de désta­bi­li­sa­tion pour toute l’Europe. Ils montrent ain­si leurs muscles, comme ils l’ont fait en fai­sant annu­ler mon acquit­te­ment, en dépit de toutes les règles judi­ciaires et des prin­cipes du droit. Ces réseaux sont loin d’avoir dis­pa­ru, que ce soit dans les ins­ti­tu­tions turques ou dans les bandes mafieuses qui dominent des tra­fics pour les­quels la Tur­quie se trouve dans une situa­tion stra­té­gique, entre l’Europe et l’Iran, l’Afghanistan ou la Syrie.

Il peut donc y avoir en Tur­quie, voire aude­là, une action sou­ter­raine de groupes issus du « deep state » turc, selon vous. Mais la Tur­quie n’est-elle pas aus­si en train de vivre un rai­dis­se­ment auto­ri­taire, arbi­traire et natio­na­liste du gou­ver­ne­ment AKP vis-à-vis de ses oppo­sants ?
C’est vrai, mais ce sont deux phé­no­mènes dis­tincts. Dans mon cas, je pense être d’abord la vic­time de ces vieux réseaux mili­ta­ri­sés qui avaient déjà empri­son­né mon père, et contre les­quels on ne peut pas dire que le gou­ver­ne­ment AKP actuel n’essaye pas d’agir, même s’il pour­rait être encore plus cou­ra­geux et actif.

Mais il est exact qu’il y a des mil­liers de jour­na­listes, d’intellectuels, de cher­cheurs ou de mili­tants, qui sont en pri­son en Tur­quie, sans savoir de quoi ils sont véri­ta­ble­ment accu­sés. Il suf­fit d’un témoi­gnage ou d’une pré­ten­due écoute télé­pho­nique pour pas­ser des mois ou des années der­rière les bar­reaux.

Ils ne sont pas accu­sés, comme moi, de ter­ro­risme, mais d’être proches des mou­ve­ments kurdes. À l’époque de mon grand-père et de mon père, on allait en pri­son parce qu’on était dési­gné comme com­mu­niste. Désor­mais, c’est parce qu’on est éti­que­té ter­ro­riste ou pro-kurde.

Dans votre tra­vail de socio­logue, vous n’avez pas tra­vaillé seule­ment sur les Kurdes, mais aus­si sur d’autres mino­ri­tés. Était-ce plus aisé ?
J’ai tra­vaillé sur de nom­breux sujets avant de m’intéresser aux Kurdes. J’ai tra­vaillé sur les Gitans à Istan­bul, les trans­for­ma­tions des médias, les enfants des rues, les tra­vailleuses du sexe, les transsexuel(le)s et aus­si la manière dont la répu­blique turque s’est fon­dée sur le géno­cide des Armé­niens et l’expulsion des mino­ri­tés grecques.

Je ne vais pas dire que ça a été simple. L’université ne vou­lait pas me don­ner des papiers jus­ti­fiant mes enquêtes dans les mai­sons closes, les proxé­nètes m’ont har­ce­lée, la police m’a empê­chée à plu­sieurs reprises de tra­vailler.

Mais c’est lorsque j’ai com­men­cé à tra­vailler sur les Kurdes que j’ai com­pris que j’avais fran­chi une ligne rouge. À ce moment-là, ce ne sont plus des per­sonnes ou des groupes qui se dressent face à vous, mais l’État et ses forces secrètes.

Joseph CONFAVREUX





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu