Pinar Selek : vingt-cinq ans de persécutions judiciaires par la Turquie

Pinar Selek est une figure emblé­ma­tique de la résis­tance à la répres­sion menée par le pou­voir turc contre les intel­lec­tuels et mili­tants cri­tiques du régime. Connue pour ses écrits sur les mino­ri­tés oppri­mées dans la socié­té turque, elle est vic­time d’un “har­cè­le­ment judi­ciaire” de la part des auto­ri­tés depuis vingt-cinq ans. Ce 31 mars, son cin­quième pro­cès s’ouvre à Istan­bul. Retour sur une moi­tié de vie mar­quée par l’injustice.

Pinar Selek est une écri­vaine, socio­logue et mili­tante éco­lo­giste, fémi­niste et anti­mi­li­ta­riste exi­lée en France. À l’été 1998, elle est arrê­tée en Tur­quie et accu­sée d’avoir per­pé­tré un atten­tat à la bombe – une explo­sion qui s’avèrera en fait acci­den­telle – sur­ve­nue deux jours plus tôt au Misir Car­si­si, fameux mar­ché aux épices d’Istanbul. Libé­rée le 22 décembre 2000, Pinar Selek a, depuis, été acquit­tée à quatre reprises. Alors qu’en juin der­nier, la Cour suprême de Tur­quie a annu­lé le der­nier acquit­te­ment, la cher­cheuse est désor­mais ciblée par un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal assor­ti d’un arrêt d’emprisonnement immé­diat. Ce 31 mars s’ouvre son cin­quième pro­cès. Une cen­taine de per­son­na­li­tés fran­çaises par­mi les­quelles Vincent Cou­ronne, cofon­da­teur des Sur­li­gneurs, seront à Istan­bul pour suivre le pro­cès.

Pinar Selek est née en 1961 à Istan­bul. Fille d’un avo­cat – qui a pas­sé quatre ans et demi en pri­son après le coup d’État de sep­tembre 1980 – et d’une phar­ma­cienne, elle est aus­si petite-fille de l’un des fon­da­teurs du Par­ti des Tra­vailleurs de Tur­quie, for­ma­tion socia­liste d’opposition au régime. Dès l’enfance, elle baigne dans les milieux intel­lec­tuels turcs cri­tiques du pou­voir. Après un pas­sage au lycée Notre-Dame de Sion à Istan­bul, elle décide de s’inscrire en socio­lo­gie à l’Université de Mimar Sinan d’Istanbul. Elle est déjà convain­cue qu’il est “néces­saire d’analyser les bles­sures de la socié­té pour être capable de les gué­rir”.

Une approche socio­lo­gique sin­gu­lière 

Elle défend en effet une approche de l’enquête socio­lo­gique plus immer­sive et sur le temps long : le socio­logue ne doit pas se situer en sur­plomb des per­sonnes enquê­tées mais tra­vailler par­mi elles, à leur contact direct, en empa­thie. Elle s’intéresse de près aux mino­ri­tés dis­cri­mi­nées dans la socié­té turque, notam­ment les « enfants de la rue » et plus pré­ci­sé­ment les trans­sexuels et tra­ves­tis de la rue d’Ülker à Istan­bul. Tel est l’objet de son mémoire de DEA, qui sera d’ailleurs publié, en 2001, sous le titre Masques, cava­liers et nanas. La rue Ülker : un lieu d’exclusion. Diplô­mée en 1997, elle entame une nou­velle enquête socio­lo­gique d’histoire orale sur la dia­spo­ra poli­tique kurde au Kur­dis­tan, en France et en Alle­magne.

11 juillet 1998 : le point de bas­cule 

La vie de Pinar Selek bas­cule le 11 juillet 1998. Alors que deux jours plus tôt, une explo­sion est sur­ve­nue au mar­ché aux épices d’Istanbul, pro­vo­quant la mort de sept per­sonnes et fai­sant 127 bles­sés, l’intellectuelle est arrê­tée et tor­tu­rée par la police turque. Cette der­nière cherche à obte­nir l’identité des mili­tants kurdes inter­ro­gés par Pinar Selek dans le cadre de ses tra­vaux de recherche. Refu­sant de les leur livrer, elle est alors accu­sée de com­pli­ci­té avec le PKK. Un mois après son incar­cé­ra­tion, elle découvre à la télé­vi­sion qu’elle est incul­pée pour atten­tat ter­ro­riste. Les auto­ri­tés ont en effet pro­duit des preuves fal­si­fiées dans le but de faire croire à un atten­tat fomen­té par des acti­vistes du PKK et, par là même, incul­per l’universitaire. Par la suite, plu­sieurs enquêtes démon­tre­ront que l’explosion du 9 juillet était en fait d’origine acci­den­telle (une fuite de gaz).

Pinar Selek passe deux ans et demi en pri­son – où elle conti­nue ses tra­vaux – avant d’être relâ­chée, le 22 décembre 2000, dans l’attente de son juge­ment, faute de preuves. Mais son cal­vaire ne s’arrête pas là. Car c’est le début d’une longue saga judi­ciaire, scan­dée par cinq pro­cès et quatre acquit­te­ments suc­ces­sifs (2006, 2008, 2011 et 2014).

25 ans de har­cè­le­ment judi­ciaire 

En 2006, un faux témoin se rétracte et confie que ses aveux ont été obte­nus sous la tor­ture. Elle est acquit­tée une pre­mière fois, le 2 juin 2006, mais le pro­cu­reur fait appel et la Cour de cas­sa­tion annule la déci­sion. Bis repe­ti­ta le 23 mai 2008 : Pinar Selek est ren­voyée, après un second acquit­te­ment, devant la Cour de cas­sa­tion qui décide, en 2009, de la condam­ner. L’affaire est ren­voyée devant une nou­velle cour d’assises : Pinar Selek est acquit­tée pour la troi­sième fois.

Deux fois n’est pas cou­tume : après un troi­sième acquit­te­ment, le pro­cu­reur fait appel et, en 2012, le tri­bu­nal prend une déci­sion sin­gu­lière dans l’histoire du droit, puisqu’il décide d’annuler lui-même sa propre déci­sion. Pinar Selek est condam­née à la pri­son à vie en 2013. Un an plus tard, le 11 juin 2014, ses avo­cats dénoncent l’illégalité de ces pro­cé­dures et réclament l’annulation de la condam­na­tion. Ils obtiennent gain de cause. Quelques mois plus tard, la socio­logue est acquit­tée une qua­trième fois… et le pro­cu­reur fait à nou­veau appel. En juin 2022, l’histoire se répète à nou­veau, puisque la Cour annule une fois de plus la déci­sion.

Une vie d’exil

Dès 2008, Pinar Selek quitte la Tur­quie pour par­tir vivre en Alle­magne, avant de s’installer en France en 2011. Elle y est d’abord accueillie à l’Université de Stras­bourg, où elle  conti­nue ses tra­vaux de recherche et sou­tient sa thèse en science poli­tique, “Les pos­si­bi­li­tés et les effets de conver­gence des mou­ve­ments contes­ta­taires sous la répres­sion : les mobi­li­sa­tions au nom de groupes sociaux oppri­més sur la base du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’appartenance eth­nique en Tur­quie”. En 2017, elle obtient la natio­na­li­té fran­çaise. Aujourd’hui, elle enseigne à l’Université Côte d’Azur.

En jan­vier 2023, la cour d’assises d’Istanbul émet un man­dat d’arrêt avec empri­son­ne­ment immé­diat. C’est depuis la France que Pinar Selek va donc suivre son cin­quième pro­cès. Son cas n’est pas iso­lé, loin de là. Au cours de ces vingt der­nières années, nom­breux sont les intel­lec­tuels, uni­ver­si­taires, écri­vains, jour­na­listes et mili­tants à avoir été vic­times de la répres­sion arbi­traire exer­cée par le gou­ver­ne­ment de Recep Tayyip Erdo­gan. C’est tou­jours le cas aujourd’hui, comme le démontre l’acharnement judi­ciaire dont Pinar Selek demeure la cible. Son seul “crime” ? Avoir conti­nué à réflé­chir libre­ment et exer­cer son esprit cri­tique, envers et contre tout.

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