Pour Pinar Selek

Par Gisèle Sapi­ro, 30 sep­tembre 2023

Après quatre acquit­te­ments, un cin­quième pro­cès pour ter­ro­risme de la socio­logue et écri­vaine turque Pinar Selek a repris à Istan­bul, avant d’être ren­voyé à juin 2024. Elle pour­suit son com­bat, en publiant un essai inci­sif sur la fabrique de l’adhésion au sys­tème mili­ta­ro-auto­ri­taire, dont le ser­vice mili­taire est une étape cru­ciale. Une soi­rée de sou­tien a réuni le 27 sep­tembre, à l’Hôtel de Ville de Paris, des artistes, des asso­cia­tions de défense des droits humains et des asso­cia­tions de cher­cheures qui lui ont expri­mé leur soli­da­ri­té et leur gra­ti­tude pour la lutte qu’elle mène au nom de la jus­tice, de la liber­té d’expression et de la liber­té aca­dé­mique, prin­cipes bafoués par le régime turc actuel et par tous les régimes auto­ri­taires et illi­bé­raux, dont son étude per­met de mieux com­prendre le fonc­tion­ne­ment. Le 29 sep­tembre, un nou­veau ren­voi a été pro­non­cé par la Cour, avec une demande d’extradition, laquelle n’a pour l’heure jamais été reçue par la France.

Depuis 25 ans, Pinar Selek est per­sé­cu­tée par le gou­ver­ne­ment turc pour avoir fait son tra­vail de socio­logue. En 1998, elle a été arrê­tée et tor­tu­rée pour avoir refu­sé de révé­ler aux auto­ri­tés les noms de ses enquê­tées kurdes, sui­vant les règles de déon­to­lo­gie pro­fes­sion­nelle, que l’on peut com­pa­rer au secret médi­cal ou au secret pro­fes­sion­nel d’avocat, même si cette déon­to­lo­gie n’est pas codi­fiée dans le cas de la socio­lo­gie. Libé­rée après deux ans d’emprisonnement, elle a réci­di­vé en entre­pre­nant une enquête sur les fon­de­ments mas­cu­li­nistes d’un sys­tème poli­tique natio­na­liste, mili­ta­riste et patriar­cal, et sur les méca­nismes de la menace, par laquelle s’obtient l’adhésion à cet ordre social et poli­tique. Elle est deve­nue une des cibles pri­vi­lé­giées de ce sys­tème pré­ci­sé­ment parce qu’elle en dévoile le fonc­tion­ne­ment.

Portrait de Pinar Selek
Por­trait de Pinar Selek © CC-BY-SA‑3.0/ Streetpepper/WikiCommons

Car cet ordre mili­ta­riste et patriar­cal se repro­duit par le dres­sage des corps mas­cu­lins à l’exercice de la vio­lence, comme elle le montre dans ce nou­veau livre qui paraît aux édi­tions des femmes-Antoi­nette Fouque. Cet essai inci­sif sys­té­ma­tise et théo­rise, en les géné­ra­li­sant, les résul­tats de l’enquête d’histoire orale qu’elle a menée auprès de 79 hommes sur leur expé­rience du ser­vice mili­taire, qui consti­tue, explique-t-elle, le troi­sième rite d’initiation à la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­nique, après la cir­con­ci­sion et la péné­tra­tion, et avant le mariage et la pater­ni­té. Une enquête qui avait don­né lieu à un livre publié en 2009 (et tra­duit en fran­çais en 2014), où elle don­nait voix à ces témoi­gnages rares de l’expérience mili­taire que vivent les hommes de nom­breux pays.

En effet, si elle prend des formes par­ti­cu­lières en Tur­quie, pays au pas­sé géno­ci­daire, où plu­sieurs coups d’État ont struc­tu­ré le champ poli­tique, cette expé­rience fait par­tie d’un sys­tème patriar­cal qui fonde l’adhésion à la vio­lence légi­time exer­cée par l’État au nom de la rai­son d’État, et entraîne à sa pra­tique quo­ti­dienne. Pinar Selek montre que le pou­voir, la domi­na­tion, dont la domi­na­tion mas­cu­line est un des socles, s’obtient, par un para­doxe appa­rent, à tra­vers la sou­mis­sion, l’humiliation, l’annihilation de la per­son­na­li­té, l’infantilisation, l’intériorisation de la hié­rar­chie, et bien sûr la vio­lence. Au cours de cette série d’épreuves – que désigne la méta­phore du « chau­dron mili­taire » – se fabrique ce qu’elle appelle l’« homme ram­pant », désor­mais pré­dis­po­sé à repro­duire la vio­lence bana­li­sée – des bagarres aux viols indi­vi­duels et col­lec­tifs (notam­ment ceux per­pé­trés dans le cadre mili­taire), aux pogroms, à la vio­lence d’État et à la vio­lence para­mi­li­taire – mais aus­si les diverses formes de pater­na­lisme.

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Son ana­lyse se nour­rit de nom­breuses réfé­rences, dont Han­nah Arendt, Simone Weil, Michel Fou­cault, James Scott, ain­si que les théo­ri­ciennes fémi­nistes Chris­tine Del­phy, Monique Wit­tig, Colette Guillau­min, Anne-Marie Devreux, et Ray­wen Connell, mais ce cadre théo­rique très éla­bo­ré est étayé, incar­né, à l’aide des témoi­gnages qu’elle a recueillis. Accé­der à la réa­li­té de l’expérience de cette « ins­ti­tu­tion totale » (Erving Goff­man) qu’est l’armée lui per­met d’appréhender le mili­ta­risme comme pro­ces­sus social et de mettre au jour le rôle de la mas­cu­li­ni­té nor­ma­tive hété­ro­sexiste dans l’organisation de la vio­lence poli­tique, ain­si que dans la vio­lence à l’égard des femmes et à l’égard des homo­sexuels et des trans­sexuels, stig­ma­ti­sés par l’institution comme des « pour­ris », raillés, humi­liés, exclus de l’ordre social. L’analyse peut être géné­ra­li­sée à beau­coup d’autres pays, en tenant compte de variantes qui deman­de­raient pour cer­taines de spé­ci­fier le cadre concep­tuel, afin de com­prendre, par exemple, ce qui dif­fé­ren­cie ce sys­tème des confi­gu­ra­tions où les femmes font aus­si leur ser­vice mili­taire. La conclu­sion ouvre aus­si, de façon per­ti­nente et oppor­tune, à des inter­ro­ga­tions sur les condi­tions de la sou­mis­sion à l’ordre néo­li­bé­ral et au sys­tème de sur­veillance géné­ra­li­sée qui gri­gnotent, au nom des poli­tiques sécu­ri­taires et de la lutte anti-ter­ro­riste, le libé­ra­lisme poli­tique dans les démo­cra­ties capi­ta­listes.

Cette enquête, dès son ori­gine, a valu à Pinar Selek les pour­suites, menaces et per­sé­cu­tions dont elle est vic­time depuis 2007 et qui l’ont contrainte à s’exiler après la paru­tion de son livre en 2009. Il faut saluer le cou­rage de cette cher­cheuse et écri­vaine, qui per­siste et signe à la veille de son cin­quième pro­cès, sans céder à l’intimidation, à la menace et aux per­sé­cu­tions. Face à la sou­mis­sion à la vio­lence qui conduit à sa repro­duc­tion, elle bran­dit les armes de la socio­lo­gie, armes paci­fiques mais intel­lec­tuel­le­ment affû­tées et désen­chan­te­resses, à l’aide des­quelles elle décons­truit les méca­nismes de la vio­lence phy­sique et ceux de la vio­lence sym­bo­lique qui la légi­time, les dévoi­lant dans leur triste bana­li­té mou­ton­nière et réité­ra­tive. Sans pour autant nour­rir d’acrimonie contre ces enquê­tés, sans les dénon­cer, en res­ti­tuant leur vécu avec une objec­ti­vi­té et une dis­tance cri­tique qui n’exclut pas une forme d’empathie pour ces hommes sou­mis à de telles épreuves de viri­li­té. Par son enga­ge­ment, sa déter­mi­na­tion, son audace, par sa pen­sée inci­sive et son écri­ture acé­rée, Pinar Selek incarne l’antithèse de cet « homme ram­pant » qu’elle a socio­lo­gi­que­ment dis­sé­qué.

Gisèle Sapi­ro

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