Retour sur le procès de Pınar Selek

« Toute per­sonne a droit à ce que sa cause soit enten­due dans un délai rai­son­nable »
Retour sur le pro­cès de Pınar Selek

Infor­ma­tions juri­diques sur l’é­vo­lu­tion de l’af­faire, voyez : Docu­ments sur l’af­faire Selek pui­sés dans Info-Türk 
Depuis les len­de­mains de ce 9 février, j’ai sou­vent essayé d’écrire, en vain. Ni dans les trop brefs moments de joie, ni dans la décep­tion, je n’ai pu trou­ver le ton juste.

J’au­rais vou­lu écrire immé­dia­te­ment, pour par­ta­ger. La pré­pa­ra­tion un peu fié­vreuse et les pro­pos dépour­vus d’op­ti­misme inutile, la veille, lors de la réunion pré­si­dée par l’a­vo­cate Yase­min Öz. « Une seule chose est sûre, avait-elle dit, c’est que cette affaire peut durer encore long­temps ». La foule des amis de Pınar, devant le palais de jus­tice de Besik­tas, le matin du 9 février, sous un soleil radieux. Palais de jus­tice au rabais, de style pingre des années 1970, ancien siège de la Cour de Sûre­té de l’État, de sinistre mémoire, dans lequel on pénètre par un sas grilla­gé qui donne l’im­pres­sion d’en­trer, déjà, dans un lieu de réten­tion. La fer­veur dans les décla­ra­tions des amis venus d’Al­le­magne, d’An­gle­terre, de Suisse, d’I­ta­lie, de France, et la déter­mi­na­tion des nom­breux amis turcs bien sûr, par­mi les­quels Yasar Kemal accom­pa­gné de Rakel, la veuve de Hrant Dink, Ada­let Agao­glu, Ahmet Insel, Oral Çalis­lar, Akin Bir­dal… A l’en­trée du tri­bu­nal, l’ac­cueil d’Alp Selek, le père de Pınar, qui est aus­si son avo­cat, comme le ferait un maître de mai­son. Son visage, celui de son autre fille, avo­cate elle aus­si, qui nous rap­prochent de Pınar. L’au­dience dans une salle minus­cule, où le public se pres­sait autour d’un espace vide réser­vé aux bancs des accu­sés, absents ; au-des­sus des juges, un por­trait d’Atatürk et la devise : « Ada­let dev­le­tin esasıdır- La jus­tice est la base de l’E­tat ». Les débats, les exper­tises, les plai­doi­ries, l’é­vi­dence de l’in­no­cence. Les visages fer­més des juges, qui ne laissent augu­rer rien de bon. Puis l’at­tente.

Nous étions tous res­tés sur cet espace glauque, notre petite foule constam­ment par­cou­rue par d’autres jus­ti­ciables, ou leurs proches, ano­nymes entraî­nés eux aus­si dans on ne savait quelles arcanes judi­ciaires, visages inquiets, tristes ou révol­tés.

Sou­dain des cris, ceux de Yase­min Öz sor­tant du tri­bu­nal, criant sa joie dans son télé­phone, immé­dia­te­ment sui­vie des cris de ses cor­res­pon­dants, à quelques mètres : c’é­tait l’ac­quit­te­ment. Cha­cun d’entre nous a appris ce mot : beraat. Ruée des camé­ras, danses, chants, embras­sades, pleurs de joie…

P1000513.JPGAvant de rejoindre, le soir, la librai­rie fémi­niste Amar­gi, lieu de ren­dez-vous des amis de Pınar, nous nous sommes pro­me­nés, le cœur sou­la­gé, au bord de l’eau à Kaba­tas. Tout était plus beau, plus brillant, plus lumi­neux, plus joyeux. Nous aimions encore plus Istan­bul, nous aimions la Tur­quie comme jamais. L’ac­quit­te­ment de Pınar n’é­tait-il pas un signe d’une évo­lu­tion, d’une libé­ra­li­sa­tion ? Enfin, les juges turcs, la Tur­quie elle-même, aban­don­naient la rigi­di­té toute mili­taire, mas­quée de kéma­lisme, qui per­met une répres­sion lar­vée mais per­ma­nente ! Nous étions joyeux pour Pınar, qui allait enfin pou­voir reve­nir en Tur­quie, enfin pou­voir vivre une vie nor­male, mais nous étions heu­reux pour tous nos amis turcs, pour la Tur­quie. Un jour nous allions peut-être pou­voir aimer sans res­tric­tion ce pays, qui est un petit peu le nôtre.

On le sait, ça n’a pas duré. C’est par un mes­sage de Yase­min, le 11, que nous avons tous été assom­més. L’ac­quit­te­ment est remis en cause par le pro­cu­reur de la répu­blique, Nuri Ahmet Saraç.

Cet homme est en charge de l’af­faire Pınar Selek depuis le début. C’est lui qui a constam­ment requis l’emprisonnement à per­pé­tui­té. Il a l’obs­ti­na­tion d’un écu­reuil qui tourne en cage, et la cage, c’est son idéo­lo­gie mili­ta­ro-kéma­liste. Il est un spé­cia­liste des pro­cès à ral­longe, c’est sa manière à lui de punir les pré­ve­nus, avant même que la peine ne soit pro­non­cée. Le 23 novembre 2009, au cours d’une audience concer­nant une pro­cé­dure qui durait depuis neuf ans, l’un des pré­ve­nus, empri­son­né depuis 2002, n’en pou­vant plus, s’est pré­ci­pi­té sur lui et lui a cas­sé le nez d’un coup de poing. Le cas était sem­blable : le pro­cu­reur Saraç avait, une seconde fois, cas­sé un juge­ment et requis la même peine. L’homme était jugé pour « appar­te­nance à une orga­ni­sa­tion illé­gale ». Quelle que soit la réa­li­té de l’ac­cu­sa­tion, c’est la lon­gueur du pro­ces­sus qui avait pro­vo­qué la réac­tion du pré­ve­nu. C’est un sys­tème qui vise à bri­ser sa résis­tance et celle de ses proches.

« La répu­blique de Tur­quie est un Etat de droit laïque, démo­cra­tique, res­pec­tueux des droits de l’homme » : cette phrase ouvre la pré­sen­ta­tion du sys­tème juri­dique turc sur le site du minis­tère de la jus­tice (http://www.uhdigm.adalet.gov.tr). Pour­tant, en remet­tant sans cesse la déci­sion à une date ulté­rieure, en ten­tant de cas­ser sys­té­ma­ti­que­ment les déci­sions d’ac­quit­te­ment, la jus­tice turque applique une forme d’op­pres­sion dont on ne parle pas assez. Si la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme est muette sur ce point, la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme est claire : « Toute per­sonne a droit à ce que sa cause soit enten­due équi­ta­ble­ment, publi­que­ment et dans un délai rai­son­nable » (article 6.1). Tout tient évi­dem­ment à ce qu’on entend par « rai­son­nable ». Peut-être le pro­cu­reur Saraç estime-il qu’il est « rai­son­nable » de rendre un ver­dict au bout de douze, vingt ou qua­rante ans.

Dans le cas de Pınar Selek et dans d’autres, le refus, à trois reprises, de prendre en compte une sen­tence d’ac­quit­te­ment est un cas de « juge­ment indû­ment retar­dé » qui consti­tue en lui seul une vio­la­tion à la Conven­tion. Or la Tur­quie, membre du Conseil de l’Europe, a rati­fié ce texte en mai 1954…

L’in­cer­ti­tude dans laquelle doit vivre un pré­ve­nu dont le juge­ment est sans cesse retar­dé, ou sans cesse remis en ques­tion, est une tor­ture psy­cho­lo­gique. Per­sonne ne peut vivre nor­ma­le­ment dans de telles condi­tions, même si le pré­ve­nu n’est pas incar­cé­ré. Dans le cas de Pınar, cette tor­ture s’a­joute aux tor­tures phy­siques qu’elle a subies, dont les séquelles psy­cho­lo­giques pro­longent les souf­frances, et aux trente mois qu’elle a indû­ment pas­sés en pri­son.

En fai­sant peser la menace per­ma­nente d’un empri­son­ne­ment à vie sur Pınar, et sur d’autres per­sonnes qui subissent le même achar­ne­ment judi­ciaire, que recherchent le pro­cu­reur Saraç et ceux qui lui donnent des ordres ? Saraç n’est cer­tai­ne­ment pas assez sot pour espé­rer que Pınar vien­dra se livrer à la jus­tice turque si elle est à nou­veau condam­née… Mais en main­te­nant la menace, ils conti­nuent de la punir, non pas pour avoir com­mis un atten­tat ter­ro­riste, mais pour son tra­vail scien­ti­fique et social, pour sa force de carac­tère, pour son refus de se plier à ce que j’ap­pelle « le consen­sus obli­ga­toire » qui main­tient en Tur­quie une coer­ci­tion rigide, sous le masque du culte d’A­tatürk. La répres­sion s’opère en per­ma­nence sous forme de déci­sions judi­ciaires repor­tées à l’in­fi­ni. Un pro­cé­dé, dans ce cas et dans d’autres, qui a le même effet qu’une mesure de relé­ga­tion, puis­qu’il pousse des per­sonnes vivant à l’é­tran­ger à ne pas ren­trer dans leur pays. Ain­si la Tur­quie peut-elle se débar­ras­ser de ses pré­ten­dus « enne­mis inté­rieurs » sans avoir à légi­fé­rer sur la relé­ga­tion.

Pınar n’est pas seule… pas seule dans son cas, hélas !

Heu­reu­se­ment Pınar est sou­te­nue dans son com­bat, mais hélas elle est loin d’être seule dans son cas. Ismail Besik­çi, un autre socio­logue âgé aujourd’hui de 71 ans, a été empri­son­né à huit reprises (au total 17 ans), sim­ple­ment pour son tra­vail de socio­logue, comme Pınar. Son domaine de recherche, comme Pınar, est la socié­té kurde. Comme Pınar, il n’est pas Kurde et c’est un fac­teur aggra­vant aux yeux du pou­voir. Dans son Haya­li Kürdistan’ın Diri­li­si (« La Renais­sance d’un Kur­dis­tan rêvé », 1998), Besik­çi insiste sur la conti­nui­té de la répres­sion depuis les années vingt. Le « péché » d’Is­mail Besik­çi, impar­don­nable, est de ne pas res­pec­ter l’image de per­fec­tion de la répu­blique « laïque, kéma­liste et démo­cra­tique », ni celle de l’ar­mée, ins­tru­ment de répres­sion.

On peut évo­quer aus­si Esber Yag­mur­de­re­li, avo­cat aveugle, défen­seur de la paix et des droits de l’homme, et des oppo­sants poli­tiques dans les années 1970, condam­né à la pri­son à vie (1978), puis à la peine de mort (1985), peine com­muée à nou­veau en pri­son à vie : il passe treize ans en pri­son, sim­ple­ment pour avoir fait son tra­vail d’a­vo­cat, avant une libé­ra­tion condi­tion­nelle en 1991. Mais comme il ne se tient pas tran­quille, qu’il conti­nue de récla­mer la fin de la guerre dans le sud-est, il est à nou­veau condam­né en juin 1998 à pur­ger le res­tant de sa peine, soit 17 ans de pri­son (http://www.ludovictrarieux.org/fr-page3.1.yagmu.htm). Il a été libé­ré en jan­vier 2001.

Yasar Kemal lui-même a connu des déboires avec la jus­tice. En mars 1996, il a été condam­né à 20 mois de pri­son par la Cour de sureté de l’E­tat, en rai­son d’ar­ticles sur la guerre au Kur­dis­tan. En 1992, dans un texte publié par Cum­hu­riyet-Haf­ta (1), moti­vé par l’assassinat de Musa Anter (2) et la des­truc­tion de la ville de Sir­nak, il accuse l’État turc d’une « poli­tique d’oppression archaïque contre les Kurdes menée depuis 70 ans ». 70 ans ! Un « fléau » qui dure, non pas depuis 1984 (début de la guerre contre le PKK) ni depuis 1980 (coup d’E­tat mili­taire du 12 sep­tembre) mais depuis 1922, soit depuis la vic­toire des kéma­listes et la pro­cla­ma­tion de la répu­blique de Tur­quie, en 1923. Parole sacri­lège ! Impli­ci­te­ment,  le pre­mier res­pon­sable de l’oppression est donc Mus­ta­fa Kemal Atatürk. En Tur­quie, on admet la cri­tique contre un diri­geant, mais pas contre le Père lui-même, ni contre l’armée qui est son œuvre.

Pınar fait par­tie de cette triste série. Une seule chose peut nous conso­ler : elle est en vie et en sûre­té. Lors de son arres­ta­tion en 1998, elle n’a pas subi le sort du jeune jour­na­liste Metin Gök­tepe, qui cou­vrait les révoltes des pri­sons en jan­vier 1996, et qui a été bat­tu à mort dans un com­mis­sa­riat. De même qu’elle n’a pas cra­qué sous la tor­ture phy­sique, et grâce à un cran admi­rable, elle ne craque pas sous la longue tor­ture psy­chique qu’elle endure depuis douze ans.

Nous avons cru à un cer­tain chan­ge­ment en Tur­quie depuis 2002. Nous avons pen­sé que l’armée, dans l’exercice effec­tif du pou­voir, per­dait son influence, nous avons cru à un affai­blis­se­ment du kéma­lisme dans son rôle de cou­ver­ture de l’oppression. Mais l’affaire Pınar Selek nous rap­pelle que l’appareil répres­sif est tou­jours là. Il arrive qu’il som­meille, mais il peut être réac­ti­vé faci­le­ment, et l’arrestation toute récente de jour­na­listes nous montre que le pou­voir de l’AKP peut tout aus­si bien copier les méthodes de son adver­saire. 61 jour­na­listes, à l’heure actuelle, sont en pri­son.

Quelle sera la suite  de l’af­faire Selek ? De façon opti­miste, on peut croire, on a envie de croire, que la déci­sion du pro­cu­reur Saraç est un baroud d’honneur. Il ne vou­lait pas perdre la face, d’autant que la déci­sion d’acquittement avait été inter­pré­tée par la presse comme un « sur­saut »  du tri­bu­nal, et d’autant plus encore que Pınar était sou­te­nue, sur place, par un groupe d’étrangers. Un pro­cu­reur turc peut-il paraître céder à une pres­sion inter­na­tio­nale ? Dif­fi­ci­le­ment. Son atti­tude serait donc des­ti­née uni­que­ment à pré­ser­ver son hon­neur de pro­cu­reur ; d’une manière ou d’une autre, pensent les opti­mistes, l’affaire va s’arranger, au besoin dis­crè­te­ment.

Espé­rons que c’est bien cela, qu’il ne s’agit que d’un der­nier sur­saut. Mais les arres­ta­tions de jour­na­listes de ces der­niers jours sont inquié­tantes. En atten­dant, le but de cette sourde méthode répres­sive est atteint : Pınar doit conti­nuer de vivre dans l’incertitude, condam­née à conti­nuer de mener un com­bat épui­sant.

Pen­dant ce temps, d’autres intel­lec­tuels turcs, des uni­ver­si­taires, tran­quille­ment, publient des pané­gy­riques d’A­tatürk ; des artistes se font une rente avec les por­traits et les bustes d’Atatürk. Des his­to­riens tra­vaillent à la énième bio­gra­phie d’Atatürk et au énième récit de la guerre de Libé­ra­tion. Des cho­ré­graphes spé­cia­li­sés pré­parent la jeu­nesse à défi­ler, à faire de leurs corps des élé­ments de mosaïques repré­sen­tant des por­traits du Père. Ils apprennent par cœur le Dis­cours du dixième anni­ver­saire, ils répètent des pièces de théâtre sur la guerre de Libé­ra­tion, quelques-uns s’entraînent à la pro­chaine marche de Sam­sun à Anka­ra en l’honneur d’Atatürk. Les filles cousent des cos­tumes pour la fête du 19 mai et quelque part on pré­pare le plus grand dra­peau du monde, et chaque lun­di matin, on pro­cède dans les écoles au lever des cou­leurs.

Tout va bien, her sey yolun­da !

Etienne Copeaux

1 Yasar Kemal, « Kürt­ler insa­ni hak­la­ri istiyor [Les Kurdes veulent les droits de l’homme] », Cum­hu­riyet-Haf­ta, 2 – 8 octobre 1992. Texte en fran­çais dans le Bul­le­tin de liai­son et d’in­for­ma­tion de l’Ins­ti­tut Kurde de Paris, numé­ro spé­cial, novembre 1992, pp. 49 – 52.

2 Musa Anter (1920-sep­tembre 1992) est un écri­vain, jour­na­liste et mili­tant de la cause kurde.

http://etienne.copeaux.over-blog.fr/article-retour-sur-le-proces-de-pinar-selek-68804123.html





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