Sevil Sevimli, Pinar Selek, deux femmes face à la justice turque

L’une est étu­diante, l’autre socio­logue. Toutes deux sont jugées cette semaine en Tur­quie dans le cadre de la légis­la­tion contre le ter­ro­risme.

- Le dra­peau turc. REUTERS/Osman Orsal -

Elles sont toutes deux brunes, et déter­mi­nées. La pre­mière, Sevil Sevim­li, n’a pas 20 ans ; la seconde, Pinar Selek, à peine le double. L’une a gran­di puis étu­dié à Lyon avant de se rendre en Tur­quie, le pays de ses parents, dans le cadre des échanges Eras­mus. L’autre a gran­di en Tur­quie, dont elle a, socio­logue répu­tée, étu­dié les marges et le natio­na­lisme avant de devoir s’exiler, à Stras­bourg depuis 2011.

Toutes deux sont jugées cette semaine en Tur­quie dans le cadre de la légis­la­tion contre le ter­ro­risme. Sevil le 19 novembre à Bur­sa, Pinar le 22 in abs­ten­tia.

Pour l’étudiante fran­co-turque, la pro­cé­dure dure depuis sept mois dont trois pas­sés en pri­son. Cela va encore durer, puisque le juge a déci­dé le 19 qu’elle n’é­tait ni acquit­tée ni auto­ri­sée à quit­ter la Tur­quie. Nou­velle audience le 16 jan­vier 2013.

Pour la socio­logue turque, cela dure depuis qua­torze ans dont deux ans en pri­son. Quoique dif­fé­rents, ces deux pro­cès illus­trent le carac­tère kaf­kaïen de la répres­sion et de l’appareil judi­ciaire turc.

Istan­bul, dimanche 11 novembre, à deux pas du Palais de France.

Sevil Sevim­li est venue accom­pa­gnée de sa cou­sine, de sa maman et de son petit frère. C’est avec Hélène Flautre, Fran­çaise et dépu­tée euro­péenne (Eco­lo­gie-Les Verts), qu’elle a ren­dez-vous. Car Sevil ne veut plus voir les jour­na­listes.

« Je suis gênée qu’on parle seule­ment de mon cas alors qu’il y des cen­taines d’autres étu­diants turcs arrê­tés et empri­son­nés, et puis j’ai été cho­quée de voir les dizaines d’articles publiés sur moi, racon­tant n’importe quoi, en par­ti­cu­lier dans la presse turque alors que je n’avais don­né aucune inter­view entre mon arres­ta­tion et mon empri­son­ne­ment. »

Ori­gi­naire de Maras, le grand-père de Sevil est arri­vé en France en 1973, rejoint seize ans plus tard par ses enfants et son épouse. En famille dans la région lyon­naise, on parle turc –celui de Sevil est mâti­né d’un accent fran­çais pro­non­cé– et on fré­quente le ceme­vi (lieu de culte des alé­vis) de Vil­le­franche-sur-Saône.

Dans le cadre d’Erasmus, Sevil, étu­diante en com­mu­ni­ca­tion qui veut deve­nir jour­na­liste, a le choix entre trois pays : la Grande-Bre­tagne, l’Espagne ou la Tur­quie. Son père aurait pré­fé­ré la Grande-Bre­tagne. Car dans la famille Sevim­li, on est kurde alé­vi. Ce qui veut dire, le père le sait bien, que sa fille sera dou­ble­ment expo­sée dans cette Tur­quie où le pro­blème kurde gan­grène la démo­cra­tie et où les alé­vis, une mino­ri­té musul­mane, ne jouissent pas des mêmes liber­tés reli­gieuses que les sun­nites.

Mais Sevil tient bon, elle veut aller en Tur­quie. Seule conces­sion, ce ne sera pas Istan­bul, la ville est trop grande, elle fait peur. L’université d’Eskisehir (une ville située en Ana­to­lie, au nord-ouest de la Tur­quie) convien­dra mieux ; d’ailleurs la muni­ci­pa­li­té est tenue par le par­ti d’opposition, le Par­ti répu­bli­cain du peuple (CHP), jugé plus proche des alé­vis que les isla­mo-conser­va­teurs de l’AKP au pou­voir, une garan­tie aux yeux de la famille de Sevil.

Chez les Sevim­li, on vote à gauche. C’est l’oncle de Sevil qui explique :

« En France, pour le Front de gauche, et bon au deuxième tour, on a voté pour le PS, et en Tur­quie, on vote soit pour le CHP, soit pour le Par­ti pour la paix et la démo­cra­tie (BDP).»

Avec 35 dépu­tés, le BDP, le « par­ti des Kurdes » dit-on sou­vent, a fait un beau score aux der­nières élec­tions (2011), mais il est dans la ligne de mire du gou­ver­ne­ment turc qui l’accuse d’être la façade légale du PKK (Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan, inter­dit en Tur­quie, en Europe et aux Etats-Unis).

Au petit matin, le 10 mai der­nier, une quin­zaine de poli­ciers en civil et armés font irrup­tion dans l’appartement de Sevil. D’après ce qu’elle raconte aujourd’hui, la jeune fille ne s’est pas lais­sée impres­sion­ner. « Vous n’avez pas honte de m’arrêter ! », leur aurait-elle dit. Encore en pyja­ma, elle demande d’aller s’habiller et tance la poli­cière qui l’accompagne dans sa chambre et la regarde se dénu­der. Car sous ses ron­deurs encore ado­les­centes, Sevil sait assez bien ce qui lui est dû, elle a les mots et les phrases d’une étu­diante enga­gée, et poli­ti­que­ment arti­cu­lée.

Sevil est accu­sée de « direc­tion d’une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste » et de « pro­pa­gande en faveur d’une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste », elle risque jusqu’à 32 ans de pri­son.

L’organisation en ques­tion se nomme le DKHP‑C (Front de libé­ra­tion du peuple révo­lu­tion­naire). Un grou­pus­cule sta­li­nien, dont on peut voir cer­tains jeunes mili­tants défi­ler en tenue mili­taire le 1er mai. Ils ont com­mis plu­sieurs atten­tats et assas­si­nats. Leurs cel­lules sont dif­fi­ciles d’accès. Ce sont eux qui ont lan­cé les grèves de la faim en sou­tien à leurs pri­son­niers en 2000 – 2001, grèves très dures, menées jusqu’à l’issue fatale pour une cen­taine de vic­times, majo­ri­tai­re­ment des jeunes femmes –un docu­men­taire a été consa­cré à l’une de leurs mili­tantes Güler Zere, deve­nue une icône, à la pro­jec­tion duquel Sevil a assis­té. Les mili­tants du DKHP‑C sont des convain­cus, entraî­nés et pré­pa­rés à la répres­sion, et lorsqu’ils sont arrê­tés, reven­diquent en géné­ral haut et fort leur appar­te­nance. Ce que Sevil n’a pas fait, reje­tant tout lien avec cette orga­ni­sa­tion.

On lui reproche pêle-mêle d’avoir par­ti­ci­pé à un concert auto­ri­sé du Groupe Yorum –que la famille en France écoute depuis des années et sur lequel Sevil vou­lait réa­li­ser un film ; d’avoir col­lé des affiches reven­di­quant la gra­tui­té de l’enseignement, ou bien encore un appel au ras­sem­ble­ment sur la place de Tak­sim le 1er mai ; d’avoir dif­fu­sé la revue Yûrüyus, publi­ca­tion légale du mou­ve­ment clan­des­tin ; et enfin d’avoir pris part à une céré­mo­nie funé­raire en l’honneur du mili­tant Ali Yil­diz, mort en 1999 : rien dans le dos­sier d’accusation n’est lié de près ou de loin à la pos­ses­sion d’armes ou à leur usage.

Ce qui est impu­té à Sevil Sevim­li, ce sont des acti­vi­tés mili­tantes qui mises bout à bout ont été qua­li­fiées de façon appa­rem­ment abu­sive de ter­ro­risme.

Bi-natio­nale, Sevil n’a sans doute pas été arrê­tée à des­sein parce qu’elle était (aus­si) fran­çaise. Au contraire, l’affaire empoi­son­ne­rait plu­tôt le gou­ver­ne­ment turc qui tente actuel­le­ment un rap­pro­che­ment avec Paris. Une péti­tion récla­mant sa libé­ra­tion a recueilli 135.000 signa­tures en France. Sevil a béné­fi­cié d’une libé­ra­tion condi­tion­nelle début août, avec inter­dic­tion de quit­ter le ter­ri­toire.

Com­ment cette étu­diante fran­co-turque s’est-elle retrou­vée dans ce « cau­che­mar » selon ses mots ?

L’hypothèse la plus pro­bable est que Sevil Sevim­li a décou­vert en Tur­quie la richesse et la vita­li­té du milieu étu­diant de gauche : les nom­breuses mani­fes­ta­tions, les assem­blées de mil­liers de per­sonnes, bref une fer­veur qui n’a pas d’égal en France. Sans doute a‑t-elle por­té un regard idéa­li­sé sur la démo­cra­tie turque, s’est-elle lais­sée enivrer par cette mobi­li­sa­tion et soli­da­ri­té étu­diantes, igno­rant les risques qu’elle cou­rait. Mal­gré les indices, une visite de poli­ciers à son domi­cile, la mise sur écoute de son télé­phone, les poli­ciers armés d’appareils pho­to et de camé­ra lors de chaque ras­sem­ble­ment, Sevil ne s’est sans doute pas méfiée d’un appa­reil répres­sif autre­ment plus vivace qu’en France.

Car après l’échec de son ouver­ture kurde en 2009, le gou­ver­ne­ment turc craint, non sans rai­son, un « prin­temps kurde » dans le pays, et une mobi­li­sa­tion insur­rec­tion­nelle. Alors il anti­cipe et mène une poli­tique de répres­sion, ren­for­cée depuis 2011 : des mil­liers d’arrestations et de pro­cès de jour­na­listes, étu­diants, intel­lec­tuels, mili­tants qui touchent de près ou de loin à la cause kurde.

Sevil a été prise dans ces filets là. « Les attaques du PKK se sont mul­ti­pliées, de nom­breux sol­dats ont été tués, les ini­tia­tives de la socié­té civile kurde sont dénon­cées, tout cela crée une atmo­sphère. Les offi­cines paral­lèles ont la bride sur le cou pour mon­ter des dos­siers de bric et de broc, l’appareil est deve­nu fou, le gou­ver­ne­ment semble perdre le contrôle de cette poli­tique d’autant qu’il est divi­sé sur la stra­té­gie à tenir », sug­gère un obser­va­teur euro­péen basé en Tur­quie.

Paris, same­di 17 novembre, rue Saint-Denis.

Si Sevil a cer­tain traits de Can­dide, c’est le per­son­nage d’Antigone qui convien­drait mieux pour qua­li­fier Pinar.

Chez elle aus­si, l’engagement poli­tique à gauche est affaire de famille. Son grand-père Cemal Hak­ki Selek, raconte-t-elle, fut l’un des pion­niers du Par­ti des tra­vailleurs de Tur­quie (TIP) dont il fut dépu­té, et son père Alp Selek, éga­le­ment mili­tant, a été empri­son­né cinq ans à la suite du coup d’Etat de 1980.

Pinar Selek n’est ni kurde, ni alé­vie, c’est une « vraie turque sun­nite ». Une « traître » aux yeux de son camp puisque socio­logue –pre­mière de sa pro­mo­tion – , elle s’est inté­res­sée aux lais­sés pour compte de la répu­blique turque :  le PKK, les SDF, les gitanes, les pros­ti­tuées, les tran­sexuels, les mou­ve­ments gay et les­bien.

Tout ce qu’abhorrent les ultra-natio­na­listes de Tur­quie. Et elle a sou­te­nu le droit des étu­diantes à por­ter le fou­lard, contre les règles uni­ver­si­taires édic­tées par la mou­vance laïque éta­tiste kéma­liste :

« Je suis contre le fou­lard mais je suis encore plus oppo­sée à ce que ces jeunes filles subissent dans l’université qui leur inter­dit de venir la tête cou­verte, je sais qu’il y a eu beau­coup de sui­cides à la suite de cela. »

Pinar est arrê­tée le 11 juillet 1998 pour « com­pli­ci­té avec le PKK ». L’Etat turc venait d’entamer les grandes manœuvres qui condui­ront à l’expulsion de Syrie du chef du PKK, Abdul­lah Oca­lan, puis à son arres­ta­tion et enlè­ve­ment par les ser­vices turcs au Kenya.

« J’avais tout juste ter­mi­né une enquête sur les mili­tants du PKK qui vivaient en Europe, la police m’a tor­tu­rée pour que je lui donne les noms de ces mili­tants, en échange de ma liber­té. »

Pinar tient bon, elle ne révèle aucun nom, dit-elle. Elle est donc empri­son­née ; c’est de sa cel­lule qu’elle apprend à la télé­vi­sion qu’un jeune kurde l’accuse d’être l’auteur de l’explosion qui a eu lieu le 9 juillet 1998 au mar­ché aux épices d’Istanbul, cau­sant la mort de sept per­sonnes. Le jeune homme se rétrac­te­ra cinq mois plus tard.

Fin 2000, Pinar Selek est libé­rée sous cau­tion. Et plus que jamais, elle reprend ses recherches et son acti­visme mili­tants. Elle fonde Amar­gi, une asso­cia­tion fémi­niste, anti­na­tio­na­liste et anti­mi­li­ta­riste. En 2004, elle publie un essai sur les mobi­li­sa­tions paci­fistes en Tur­quie.

Défen­due entre autres par son père et sa sœur, tous deux avo­cats, Pinar est recon­nue inno­cente de l’explosion du mar­ché aux épices et acquit­tée en 2006. En 2008, elle est blan­chie des chefs d’accusation de recel, com­pli­ci­té et appar­te­nance à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste.

En 2009, elle publie Deve­nir un homme en ram­pant, une recherche menée sur la construc­tion de la viri­li­té turque à tra­vers l’expérience du ser­vice mili­taire. Le livre, véri­table dénon­cia­tion du natio­na­lisme, est un suc­cès de librai­rie en Tur­quie.

Deux ans plus tôt, le jour­na­liste turc d’origine armé­nienne Hrant Dink a été assas­si­né. C’est un ami de Pinar. Pous­sée par son père, celle-ci estime plus pru­dent de s’exiler en Alle­magne où elle obtient une bourse. D’ailleurs, son troi­sième acquit­te­ment en février 2011 est très vite sui­vi d’un troi­sième recours auprès de la Cour suprême, excep­tion­nel dans la juris­pru­dence turque. Cette même année, Pinar Selek pro­longe donc son exil for­cé et s’inscrit en thèse de sciences poli­tique à l’université de Stras­bourg.

Tout cela elle l’a consi­gné dans un petit livre Loin de chez moi… jusqu’où ? ou racon­té en détails sur le site que son comi­té de sou­tien a mis en ligne.

Com­ment com­prendre l’acharnement de l’E­tat turc contre cette jeune femme ? Alors que cer­tains de ses com­bats auraient pu être com­pris et sou­te­nus par le gou­ver­ne­ment isla­mo-conser­va­teur de l’AKP élu grâce à de nom­breuses voix de gauche et en place depuis 2002. Alors qu’exilée, elle s’est vu renou­ve­ler sans pro­blème son pas­se­port turc. Alors que le minis­tère turc de la Culture lui a accor­dé une sub­ven­tion pour la publi­ca­tion en alle­mand de L’Auberge des pas­sants, son pre­mier roman.

C’est un mys­tère. Peut-être le « cas Pinar Selek » est-il un reli­quat des années de plomb, lorsque l’establishment judi­ciaire et mili­taire kéma­liste tenait le pays. Tout en se cou­lant fina­le­ment aisé­ment dans les habits répres­sifs de ses pré­dé­ces­seurs dont il a pour­tant for­te­ment sapé l’assise, le gou­ver­ne­ment isla­mo-conser­va­teur aurait-il tro­qué le cas de Pinar avec les ultra­na­tio­na­listes ?

Rue Saint-Denis, avant de la quit­ter, j’observe une der­nière fois Pinar, elle porte un drôle de bon­net vert vif enfon­cé sur la tête, une écharpe orange autour du cou. Dans son regard alternent gai­té et gra­vi­té. Elle avait 27 ans lorsqu’elle a été arrê­tée, elle en a qua­torze de plus. Une vie de femme gâchée, mais une vie de mili­tante et d’intellectuelle accom­plie.

Il pleut ce same­di matin. Je fais remar­quer à Pinar que son pré­nom signi­fie « source de l’eau » en turc. « Oui, répond-elle, mais j’aime plus encore qu’en fran­çais il soit syno­nyme de vin. » Et elle éclate de rire.

Ariane Bon­zon

http://www.slate.fr/story/65093/sevil-sevimli-pinar-selek-turquie-proces





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