Turquie : contre le silence

Femmes de lettres et oppo­santes, Asli Erdo­gan et Pinar Selek sont dans le viseur du régime turc. Entre­tien avec cette der­nière, avant sa venue à Genève à l’invitation du FIFDH

Depuis le coup d’Etat man­qué du 15 juillet 2016 contre le pré­sident turc Recep Tayyip Erdo­gan, plus de 130 000 per­sonnes ont per­du leur emploi et près de 40 000 ont été jetées en pri­son. La roman­cière et jour­na­liste Asli Erdo­gan fait par­tie des nom­breux intel­lec­tuels tou­chés par ces purges, et son arres­ta­tion en août der­nier a sus­ci­té une vague d’indignation et de soli­da­ri­té dans le monde (lire ci-des­sous).

Dans ce contexte, l’acharnement judi­ciaire qui pèse depuis dix-neuf ans (!) sur Pinar Selek a pris une valeur emblé­ma­tique – tout en rap­pe­lant que l’oppression des voix dis­cor­dantes en Tur­quie ne date pas de l’été 2016. Le der­nier rebon­dis­se­ment de son « affaire » a eu lieu le 25 jan­vier, quand est tom­bé l’avis très atten­du du pro­cu­reur de la Cour de cas­sa­tion : il a à nou­veau requis une condam­na­tion à per­pé­tui­té pour « ter­ro­risme » contre l’opposante née en 1971 (lire ci-des­sous).

Socio­logue, essayiste, mili­tante fémi­niste et paci­fiste, enga­gée pour les droits des mino­ri­tés, Pinar Selek est l’auteure de plu­sieurs ouvrages (essais, livres pour enfants et un roman) dont quatre sont tra­duits en fran­çais. Réfu­giée en France, elle enseigne les sciences poli­tiques à l’université Sophia-Anti­po­lis, à Nice, et a ache­vé une thèse sur l’interdépendance des mou­ve­ments sociaux dans un contexte répres­sif, à l’université de Stras­bourg1. Pour elle, le pro­jet fémi­niste va en effet au-delà d’un com­bat pour l’égalité et s’inscrit dans les luttes contre toutes les formes de domi­na­tion. Invi­tée à par­ti­ci­per au jury du FIFDH (Fes­ti­val du film et forum inter­na­tio­nal sur les droits humains), à Genève, elle inter­vient lors de la soi­rée d’ouverture ce ven­dre­di, et same­di à la Biblio­thèque de la Cité2. Coup de fil.

Depuis 1998, votre vie est sus­pen­due aux déci­sions de la jus­tice turque. Com­ment vit-on avec cette menace per­ma­nente ?

Pinar Selek : Heu­reu­se­ment, je suis très sou­te­nue. Par de nom­breux avo­cats, dont mon père et ma sœur, mais aus­si par les comi­tés de sou­tien et les réseaux de soli­da­ri­té qui se sont créés un peu par­tout3. L’accusation est grave et nous met­tons tout en œuvre pour évi­ter une condam­na­tion. Mais cela reste une tor­ture pour moi de racon­ter cette his­toire, et c’est dur pour mes proches.

Depuis votre exil, quel regard por­tez-vous sur la Tur­quie ?

Elle s’enfonce dans un tun­nel d’horreur. Il y avait aupa­ra­vant des trous d’oxygène mais ils deviennent de plus en plus petits. La soli­da­ri­té inter­na­tio­nale est très impor­tante, ain­si que mes liens avec des intel­lec­tuels et mili­tants enga­gés en Tur­quie, dont cer­tains vou­draient par­tir. Dans ce contexte dif­fi­cile pour les jour­naux, notre revue fémi­niste Amar­gi paraît à pré­sent sur inter­net et est épar­gnée pour l’instant.

Vos livres sont-ils dis­po­nibles en Tur­quie ? Com­ment sont-ils reçus ?

Oui, ils sont acces­sibles. Ni mon édi­teur ni les libraires n’ont de pro­blèmes. Le pou­voir fait comme s’ils n’existaient pas : il n’ose pas m’interdire fron­ta­le­ment mais fait tout pour me cri­mi­na­li­ser. Plu­sieurs cha­pitres de Parce qu’ils sont armé­niens avaient paru dans des revues en turc et cir­cu­laient déjà. Ce livre, où je raconte com­ment enfant, en Tur­quie, on se construit à coups de slo­gans sur la supé­rio­ri­té natio­nale dans une néga­tion totale du géno­cide, les a beau­coup éner­vés… C’est à cause de ce que j’écris que mon pro­cès conti­nue.

Votre roman La Mai­son du Bos­phore retrace le par­cours de quatre jeunes gens entre 1980 et 2001. Vous l’avez écrit lors de votre exil en Alle­magne. Pour­quoi à ce moment-là ?

Plus jeune, j’écrivais des nou­velles et j’avais reçu quelques prix. Mais vivant dans un contexte conflic­tuel, j’éprouvais le besoin de struc­tu­rer mes idées, j’ai donc étu­dié la socio­lo­gie. Quand j’étais mili­tante, il n’y avait que des urgences…, mais je ne ces­sais d’écrire mon roman dans ma tête. J’ai quit­té la Tur­quie du jour en len­de­main, en 2009 ; c’était très bru­tal et je souf­frais tant que je me sen­tais aux fron­tières de la folie. Ecrire La Mai­son du Bos­phore m’a ren­due heu­reuse. Je suis en train de ter­mi­ner mon deuxième roman.

La lit­té­ra­ture est créa­tion, pas seule­ment résis­tance défen­sive. Elle per­met de conti­nuer à créer ses rêves et déve­lop­per ses réflexions, à prendre la parole. C’est aus­si une manière de lut­ter en inves­tis­sant plu­sieurs espaces à la fois.

  • 1. « Le rôle du mou­ve­ment fémi­niste dans l’émergence d’un nou­veau cycle de contes­ta­tion en Tur­quie », Mou­ve­ments, 2017.
  • 2. Ve 10 mars à 20h, salle Pitoëff, ouver­ture du FIFDH : « Tur­quie : l’inquiétante trans­for­ma­tion d’Erdogan ». Pro­jec­tion du film Erdo­gan, l’ivresse du pou­voir de Guillaume Per­rier et Gilles Cayatte (France, 2016), puis débat avec notam­ment Asli Erdo­gan (mes­sage vidéo) et Pinar Selek. Rés : www.fifdh.org Sa 11 mars à 16h, Biblio­thèque de la Cité : ren­contre lit­té­raire avec Pinar Selek. www.ville-ge.ch/egalite
  • 3. Voir www.pinarselek.fr, rubrique « Agir ». Lun­di 13 mars de 17h à 20h à la librai­rie La Proue (Esca­liers du Mar­ché 17, Lau­sanne), les Edi­tions d’en bas orga­nisent une soi­rée de sou­tien à Asli Erdo­gan et Pinar Selek, en pré­sence d’Anne Mon­teil-Bauer, membre du col­lec­tif lyon­nais de soli­da­ri­té avec Pinar Selek.

Anne Pit­te­loud

https://www.lecourrier.ch/147510/contre_le_silence





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