Ils étouffent. Ils prennent cela pour de l’ennui. Ils monologuent à l’infini, veulent s’échapper. La faute à la société, à ses dirigeants ? Ou à eux-mêmes ? Tempêtes sous les crânes. Ainsi bouillonnent les années 1990, en Turquie : qu’elles soient racontées dans Un été, sixième et ambitieux roman de Tuna Kiremitçi (le deuxième traduit en français), ou dans La Maison du Bosphore, mémoires romancées d’une Turquie militante, signées par la sociologue (et ancienne détenue) Pinar Selek, on retrouve partout, dans chaque personnage, cet irrépressible besoin de partir, de ne pas obéir, de faire tomber les murs. Faut-il y voir une prémonition ? Comme un parfum d’avant Taksim – du nom de la place, au centre d’Istanbul, d’où l’actuelle révolte antigouvernementale a jailli, fin mai ? Hypothèse séduisante.
Un été, dont la traduction française vient de paraître, a été édité en 2005 à Istanbul. Quant à La Maison du Bosphore, dont l’auteur s’est exilée en France, il a été publié en 2011, dans sa version turque originale, bien avant le soulèvement stambouliote. Le premier est une méditation, souvent drôle et déconcertante, sur l’incommunicabilité – entre époux, entre une fille et son père, entre générations. Les héros de ces deux romans sont turcs, mais ils pourraient aussi bien être libanais, bosniens ou sud-africains, c’est-à-dire natifs de pays à l’histoire lourde de mille violences récentes. Chacun des trois personnages principaux d’Un été avance en solitaire, traquant ses propres démons et osant parfois, finalement, assumer sa vulnérabilité et, par là même, sa faculté d’aimer. Plaidoyer pour l’individu,ce beau roman, empreint d’ironie et d’autodérision, finit bien–en tout cas pas si mal.
Un happy end doux-amer clôt également La Maison du Bosphore. D’une écriture retenue, cette longue saga à plusieurs voix balaie l’histoire turque, des années 1980 (dernier coup d’Etat) jusqu’au début du XXIe siècle. Une histoire jalonnée de tueries, de pogroms, d’arrestations massives, que La Maisondu Bosphore évoque en filigrane. Entre le père, Djemal, qui a connu la prison, et sa fille Elif, qui découvre la clandestinité et l’exil, un fil–ténu–réussit à se tisser. Ici et là, d’un siècle à l’autre, le passage du flambeau a eu lieu.
Sombres souvent, cinglants parfois, ces deux romans, au style très différent, n’ont pas seulement en commun de s’achever sur une note (presque) optimiste. Dans Un été comme dans La Maison du Bosphore, les personnages ont la bougeotte : un pied enTurquie, un pied en France ou en Allemagne. Réfugié politique, étudiant boursier, artiste nomade, le lecteur est entraîné de Berlin à La Rochelle, en passant par Paris – avec retour final en Turquie. Peu importe la cause du départ, l’important réside dans cette noria incessante, ces valises toujours prêtes. Dans la tête,dumoins. Car, à ce sentiment de mal-être, à ce désir de partir – propre aux pays d’émigration –, se mêle, paradoxalement, une envie lancinante de stabilité, d’enracinement, d’immobilité. Entre les deux, le coeur balance, «comme un berceau où dormiraient enlacés ces deux désirs, de révolution et d’éternité», résume Leyla, surprenante héroïne d’Un été.
Voyageur minuscule et immense écrivain, le nouvelliste Sait Faik Abasiyanik (1906-1954) est, lui aussi,incapable de rester en place. «(…) Je tourne et retourne dans Istanbul comme une louche dans un chaudron», se moque-t-il dans «Cardage», l’une des vingt-deux nouvelles rassemblées sous le titre Le Café du coin. C’est en lisant ce recueil, paru en Turquie en 1950, qu’on réalise que non, tout compte fait, ce quidam «intranquille » – selon le mot fameux de Pessoa, cité par l’éditrice Elif Deniz dans la postface –, ce flâneur indocile, qui va et vient sans cesse, n’a rien d’une figure récente ou prémonitoire. Ce besoin de bouger, de passer les frontières, est une vieille histoire; aussi vieille, certainement, que celle de la littérature turque, dont Sait Faik Abasiyanik fut, «authentiquement, le premier moderne en soi», comme l’assure l’écrivain Enis Batur dans la préfaceau recueil.
Les nouvelles du Café du coin, à des années-lumière du récit à intrigue, ressemblent à des esquisses, à des tableaux inachevés : on y croise une pauvre grand-mère qui vend des lapins en pleine rue dans l’espoir de s’acheter un billet de bateau pour Izmir; un marchand de marrons malchanceux; des pêcheurs d’écrevisses ou de sinagrit («dentu» en français), un jardinier borgne… Souvent, il ne se passe rien. Il n’y a pas de message. Sait Faik Abasiyanik écrit comme s’il portait, au front, une caméra qu’il aurait oublié d’éteindre. S’attachant, ajoute Enis Batur, à «épurer» ses textes «de tout enjolivement », Sait Faik Abasiyanik, par sa sobriété et son sens de l’absurde, a bouleversé la prose, jetant aux orties la rhétorique et le «réalisme social» cher au grand écrivain Nazim Hikmet (1902-1963).
Le désir de bouger (les lignes, les dogmes, les frontières…) s’appuie, dans ces trois livres, sur une vision a-religieuse de laTurquie–ou, plutôt, d’Istanbul. Nonpas que le chant du muezzin soit absent, ou le voile, parfois, pour les femmes. Mais rien de tout cela ne pèse. Tradition séculière oblige, aucun ayatollah, ou aucune ligue de «protection» salafiste, n’encombre le paysage. On boit, on fume, on s’amourache – y compris entre femmes, dans La MaisonduBosphore. Opium, héroïne, haschich sont évoqués dans Le Café du coin.
L’essentiel est de ne pas s’en vanter. Quant à l’inévitable raki, il fait partie de la vie stambouliote, autant que «la mini jupe et le chemisier vert à frous-frous» que porte la Leyla des années 1970, dans Un été.
Contrairement à ses jeunes descendants, romanciers et blogueurs d’aujourd’hui, Sait Faik Abasiyanik ne s’intéressait pas à la politique. C’est elle qui l’a pourtant rattrapé, en 1940. L’une de ses nouvelles, Le Croche-Pied, valut à l’écrivain d’être traduit devant un tribunal militaire sous l’accusation de «prosélytisme antimilitariste». Il en fut «abasourdi », relève Elif Deniz. Dans cette nouvelle, l’un des personnages, une femme, fuyant la guerre avec une petite foule d’affamés, fait un croche-pied au soldat qui monte la garde devant un groupe de (riches) pique-niqueurs, afin de voler leurs victuailles. Sait Faik Abasiyanik échappa à laprison, mais il resta profondément marqué par cet épisode et essaya, pour un temps, de se tenir éloigné de la littérature.
Rien de tel chez Tuna Kiremitçi, qui aborde, sans biaiser, les questions que l’histoire et la politique posent forcément à l’écrivain. Comment un romancier peut-il parler de la torture, de la prison ? L’héroïne d’Un été a subi tout cela, à l’âge de 20ans. «Rien de ce que nous avons envie d’écrire aujourd’hui ne sera à la hauteur», constate, en se mettant lui-même en scène dans son roman, l’auteur d’Un été. Décrire la pièce où la jeune femme a été enfermée se révèle impossible. «Rien ne nous rachètera, ajoute Kiremitçi, ni nos qualités littéraires ni le fait de vouloir “examiner l’âme humaine”, de “susciter l’empathie”. Dans la pièce en question, il n’ y a rien concernant l’âme humaine, rien qui puisse susciter l’empathie, apaiser nos consciences.» Pinar Selek, qui a elle-même subi la torture et l’emprisonnement, n’en souffle mot.
Le fait que les romanciers d’aujourd’hui réussissent, avec talent, à empoigner l’histoire, à mettre en mots les déchirures et les lumières de la Turquie, est un gage d’énergie – et d’espoir. A leurs pairs ouà leurs successeurs, qu’ils soient d’Anatolie ou d’Istanbul, qu’ils aient campé, ou non, sur la place Taksim, d’en apporter confirmation – par leurs romans, leurs poèmes, leurs mille et un écrits.
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