Turquie : Un mouvement à la Mai 68 s’est emparé de la société civile

Les vents de résis­tance qui viennent d’Is­tan­bul portent les voix de la Com­mune de 1871, les chan­sons de 1968 et les slo­gans du « prin­temps arabe ». Moi, j’y ai aus­si enten­du les rythmes alter­mon­dia­listes de Seat­tle en 1999 et les éclats de la mani­fes­ta­tion pour le « mariage pour tous » à Paris.

Davan­tage que la quan­ti­té, c’est la plu­ra­li­té de ces voix qui étonne dans la capi­tale turque : fémi­nistes, militant(e) s gays et les­biens, anar­chistes, artistes, anti­ca­pi­ta­listes et éco­lo­gistes, main dans la main. Contre la répres­sion san­glante, ce mou­ve­ment, grâce aux réseaux sociaux, se répand à tra­vers de nou­velles mani­fes­ta­tions et grèves dans d’autres villes du pays.

Com­ment peut-on com­prendre ce qui se passe ? « Est-ce une inter­ven­tion contre le pro­ces­sus de paix ? », « une pro­vo­ca­tion des natio­na­listes et des kéma­listes ? » Non ! Mais il faut prendre au sérieux cette inquié­tude qui règne dans le pays depuis la nais­sance de la Répu­blique, dont l’hymne natio­nal com­mence par les paroles sui­vantes : « N’aie pas peur ! »

Même si le pro­ces­sus de dia­logue avec le PKK a créé une détente dans la vie publique, ce sen­ti­ment d’in­quié­tude per­siste. L’or­ga­ni­sa­tion secrète des bureau­crates civils et mili­taires, dite « Etat pro­fond », même si elle a per­du son influence, cherche à se régé­né­rer avec la com­pli­ci­té des natio­na­listes, par des alliances inter­na­tio­nales avec le régime syrien, par exemple. L’as­sas­si­nat récent de trois mili­tantes kurdes à Paris, l’ex­plo­sion, il y a quelques semaines, de bombes à Rey­han­li, à la fron­tière avec la Syrie, la ten­ta­tive des kéma­listes de récu­pé­rer le mou­ve­ment ren­forcent ce cli­mat d’in­sé­cu­ri­té. Tou­te­fois, cette inquié­tude ne doit pas cacher ce qui se passe dans les rues d’Is­tan­bul, d’An­ka­ra, d’Iz­mir ou d’autres villes.

Depuis long­temps, les ran­coeurs s’ac­cu­mulent : Istan­bul est vic­time des poli­tiques néo­li­bé­rales qui, avec leurs pro­jets urbains, inter­viennent dans tous les domaines de la vie. Les Tzi­ganes, qui avaient impri­mé leur style à leur espace, ont été chas­sés. Ceux qui ont pu res­ter sont dis­per­sés. Les méca­nismes de rejet des cultures ont atteint des dimen­sions fas­ci­santes. Tan­dis qu’on détruit la nature, on repense les espaces comme Beyo­glu, Sulu­kule, Tar­la­ba­si qui for­maient le coeur d’Is­tan­bul.

La déci­sion de sacri­fier vingt arbres est la goutte qui a fait débor­der le vase. Détruire le parc Gezi pour construire un centre com­mer­cial sur le mode otto­man, c’est rayer encore une fois l’his­toire et la vie quo­ti­dienne à Istan­bul. La résis­tance des jeunes autour de ces arbres est deve­nue le sym­bole du sau­ve­tage de la ville. Mais c’est la répres­sion vio­lente qui a déclen­ché ces grands ras­sem­ble­ments.

Est-ce un « prin­temps turc » ? Non ! Celles et ceux qui s’in­té­ressent à la Tur­quie savent bien que ce prin­temps, qui est aus­si kurde, a com­men­cé il y a quinze ans. Depuis long­temps, le pays est témoin de l’é­mer­gence de mou­ve­ments autour de « causes inédites ». Sor­tant du cercle tra­di­tion­nel, ces contes­ta­taires réus­sissent à remettre en ques­tion la défi­ni­tion de citoyen­ne­té répu­bli­caine. Le mou­ve­ment fémi­niste, le mou­ve­ment gay et les­bien, les anti­mi­li­ta­ristes, les éco­lo­gistes, les groupes de jeunes ont recréé un champ mili­tant dyna­mique et mul­ti-orga­ni­sa­tion­nel.

Le sys­tème auto­ri­taire turc, du champ poli­tique à la vie pri­vée, en dévoi­lant la struc­ture inter­sec­tion­nelle des rap­ports sociaux de sexe et d’eth­ni­ci­té, relie ces groupes. Sa répres­sion crée le rap­pro­che­ment, l’as­so­cia­tion et la col­la­bo­ra­tion entre ces dif­fé­rents mou­ve­ments. A Istan­bul, depuis l’as­sas­si­nat du jour­na­liste tur­co-arménien Hrant Dink en jan­vier 2007, on assiste à une diver­si­fi­ca­tion des pra­tiques mili­tantes. Les plates-formes et les réseaux faci­litent la dif­fu­sion des idées, des concepts et des reven­di­ca­tions.

Cette mobi­li­sa­tion tire sa force de sa plu­ra­li­té, de son auto­no­mie et de sa créa­ti­vi­té. Grâce à cette force, l’ac­tion va conti­nuer sans per­mettre de récu­pé­ra­tion, ni de pro­vo­ca­tions. Mes ami(e) s montrent une autre image que celle d’une Tur­quie auto­ri­taire : la révo­lu­tion sociale. Un Mai 68 qui dure depuis quinze ans, et qui s’est enri­chi tout au long de ces années de lutte. Pour ces rai­sons, je suis opti­miste.

Hier, un ami du mou­ve­ment gay et les­bien, âgé de 22 ans et qui dort depuis quatre jours à Tak­sim, m’a dit très fer­me­ment : « Tout le monde nous croit désor­ga­ni­sés, mais on est très orga­ni­sés. »

Comme le dit l’ac­trice de théâtre Seb­nem Sön­mez : « Nous sommes là ! Pour notre place, pour notre parc, pour nos rivages, pour nos forêts. Nous avons appris les uns des autres qu’un arbre est un espoir. Dans le parc Gezi, nous n’a­vons pas seule­ment plan­té des arbres, mais aus­si la démo­cra­tie et l’es­poir. »

Une révo­lu­tion démo­cra­tique en Tur­quie ?

Lun­di 3 juin, le mou­ve­ment par­ti de la place Tak­sim, à Istan­bul, a connu ses pre­miers morts. Depuis, la révolte contre le régime isla­mo-conser­va­teur du pre­mier ministre, Recep Tayyip Erdo­gan, au pou­voir depuis 2002, s’é­tend. Au-delà d’un sou­lè­ve­ment urbain pro­vo­qué par la sup­pres­sion d’un parc, c’est le consen­sus autour du « modèle turc », fort de ses suc­cès éco­no­miques, qui semble enta­mé. Com­ment inter­pré­ter ces évé­ne­ments ? S’a­git-il d’un nou­vel épi­sode du « prin­temps arabe », d’un Mai 68 à la turque ou d’un mou­ve­ment simi­laire à celui des « indi­gnés » ? Que réclament les mani­fes­tants ? La fin de la morale reli­gieuse, le retour au kéma­lisme ou le res­pect des liber­tés ?

 

Pinar Selek
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/06/06/un-mouvement-a-la-mai-68-s-est-empare-de-la-societe-civile_3424823_3232.html





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