Un parcours de recherche en autonomie — Entretien avec Pinar Selek (MCF URMIS, Université Côte d’Azur)

À l’occasion du 5e pro­cès de Pınar Selek le 7 février pro­chain, pour lequel l’Association Fran­çaise des Anthro­po­logues délègue un membre de son bureau, nous publions l’entretien réa­li­sé avec elle par Agnès Jean­jean & Monique Selim, anthro­po­logue et rédac­trices au Jour­nal des Anthro­po­logues

« La Tur­quie est d’une grande com­plexi­té. Mes livres sont publiés, dis­tri­bués,on les trouve par­tout à Istan­bul et pour­tant je suis pré­sen­tée comme une ter­ro­riste par le pou­voir turc ». (Pinar Selek)

Pinar Selek, figure du fémi­nisme et de l’antimilitarisme en Tur­quie, est ensei­gnante-cher­cheuse en socio­lo­gie à l’université Côte d’Azur de Nice, membre de l’URMIS. Elle tra­vaille sur les migra­tions, la pro­duc­tion de la viri­li­té, le fonc­tion­ne­ment des pou­voirs, les vio­lences struc­tu­relles. Consé­cu­ti­ve­ment à ses tra­vaux sur les droits des mino­ri­tés et des exclus de l’État turc et en par­ti­cu­lier les Armé­niens et les Kurdes, en 1998 elle a été arrê­tée et tor­tu­rée. Socio­logue, refu­sant de livrer ses sources et contacts kurdes, elle a alors été accu­sée, sur la base d’un faux témoi­gnage, d’avoir com­mis un atten­tat à Istan­bul, dans le bazar aux épices. Dès lors, vic­time d’un véri­table achar­ne­ment poli­tique et judi­ciaire, elle voit à nou­veau sa vie bas­cu­ler. Mal­gré quatre acquit­te­ments (2006, 2008, 2011et 2014), l’État turc la pour­suit inlas­sa­ble­ment. Sym­bole de la résis­tance non vio­lente au pou­voir turc, à l’autoritarisme, au mili­ta­risme, Pinar Selek est exi­lée depuis 2011 en France. En 2022 le qua­trième acquit­te­ment est cas­sé, la cour suprême de Tur­quie pro­nonce une condam­na­tion à la pri­son à vie. Un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal avec empri­son­ne­ment immé­diat est émis. Un nou­veau pro­cès est enga­gé en mars 2023. Ce cin­quième pro­cès, repor­té cinq fois, aura lieu par contu­mace à Istan­bul le 7 février pro­chain. Une délé­ga­tion inter­na­tio­nale se ren­dra sur place, comme ce fut le cas pour cha­cune des audiences, l’Association Fran­çaise des Anthro­po­logues sera repré­sen­tée. Une des inten­tions du pou­voir turc est de contraindre Pinar au silence, de limi­ter ses dépla­ce­ments, de l’empêcher de pour­suivre ses recherches, y com­pris en France, en sur­veillant et cri­mi­na­li­sant ses acti­vi­tés scien­ti­fiques et en exi­geant un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal. C’est mal la connaître…

Depuis 2023, Pinar Selek est membre du Comi­té scien­ti­fique du Jour­nal des Anthro­po­logues, elle a récem­ment publié Parce qu’ils sont armé­niens  (Lia­na Levi, Paris, 2023) et Le Chau­dron mili­taire turc. Un exemple de pro­duc­tion de la vio­lence mas­cu­line  (Des femmes-Antoi­nette Fouque, Paris, 2023), ou encore « Musiques ana­to­liennes en exil : trans­for­ma­tions, trans­gres­sions » (Hommes & migra­tions, 2023, 1342 : 43 – 50). Pinar est une scien­ti­fique, une cher­cheuse et nous lui avons deman­dé de nous par­ler de ses tra­vaux, de son par­cours de recherche, intrin­sè­que­ment liés à sa bio­gra­phie et à l’histoire récente de la Tur­quie. Au cœur du sujet : l’autonomie de la recherche et du tra­vail intel­lec­tuel vis-à-vis de l’État ; l’effet du contexte poli­tique sur les formes d’organisation de la recherche et sur la défense de la dimen­sion cri­tique inhé­rente à la science ; l’apport du fémi­nisme à l’étude du pou­voir, de l’autoritarisme et des formes de résis­tance ; la néces­si­té de croi­ser les ques­tions, les domaines pour pro­duire une science cri­tique et dyna­mique. Pinar ques­tionne l’autonomie des ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires, évoque la créa­tion « d’espaces autres » au tra­vers de revues, d’enseignements, d’articulations avec le mili­tan­tisme, la poé­sie… le désir de lier inlas­sa­ble­ment la recherche et la vie, la vie à la vie.

Nous avons réa­li­sé cet entre­tien en juin 2024, dans un jar­din, face à la Médi­ter­ra­née, tout près de Nice. L’occasion pour la socio­logue d’évoquer son atta­che­ment à Nice, à la mer, à l’eau.

Pour­quoi Nice ?

Pinar Selek – J’avais déjà repé­ré Nice. J’avais une amie turque, Sirin Teke­li, une femme très impor­tante pour les mou­ve­ments fémi­nistes turcs. On la qua­li­fiait de « Simone de Beau­voir turque » mais elle était plus sym­pa­thique que Simone de Beau­voir, modeste, dis­crète. J’avais avec elle un lien très par­ti­cu­lier : je l’appelais, elle ne me disait jamais non, elle connais­sait ma mère… Elle avait une « cachette » à Nice. Un appar­te­ment où elle venait se repo­ser, écrire, pen­ser. Elle venait une fois par an. Elle res­tait un mois inco­gni­to, elle allait au ciné­ma, elle lisait plein de livres, elle allait à l’opéra. Son appar­te­ment à Nice se situait sur le port. C’était un secret, elle crai­gnait pour sa vie depuis le coup d’État. Elle a par­ta­gé sa cachette avec moi et je venais à Nice, chez elle, pour écrire. Après avoir quit­té la Tur­quie en 2009, j’ai pas­sé quelques temps à Lyon et quand j’ai quit­té Lyon, je suis venue à Nice. J’étais dans ce petit appar­te­ment, mon amie n’y venait pas sou­vent… La mer est toute proche et je suis une vraie maniaque de la mer Médi­ter­ra­née, il faut que je nage, c’est pour moi une néces­si­té. Les socio­logues de l’URMIS ont appris que j’étais à Nice, ils m’ont invi­tée pour une confé­rence, puis j’ai obte­nu un poste d’ATER en sciences poli­tiques à Nice et deux ans après je suis pas­sée en socio­lo­gie. Aujourd’hui, je suis ensei­gnante cher­cheuse en socio­lo­gie à l’université Côte d’Azur.

Monique Selim – Nous revien­drons un peu plus lon­gue­ment sur ce lien avec Nice, mais peux-tu nous par­ler de ton par­cours depuis tes études en Tur­quie ? Tu as une for­ma­tion de socio­logue. Tu as fait une thèse ?

Agnès Jean­jean – Com­ment te situais-tu par rap­port aux ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires et de recherche ?

L’autonomie de la recherche, les revues au cœur de formes alter­na­tives de recon­nais­sance par les pairs

P.S. – En Tur­quie j’ai fait toutes mes études en socio­lo­gie, mais je n’avais pas for­cé­ment l’intention de faire une thèse. Dans ce pays, l’autonomie de la recherche s’exprimait sur­tout en dehors de l’Université, sur­tout autour des revues. L’Université était sous le cha­peau de l’État et les col­lec­tifs de revues étaient bien plus auto­nomes. La recon­nais­sance par les pairs pas­sait par ces col­lec­tifs de revues.

M.S. – C’est la même chose en France, les col­lec­tifs de revues sont beau­coup plus auto­nomes.

P.S. – Il y avait aus­si des fon­da­tions, par exemple des fon­da­tions euro­péennes qui finan­çaient des recherches. J’ai tra­vaillé notam­ment avec des fon­da­tions alle­mandes. Les mai­sons d’édition étaient très impor­tantes, très sérieuses, recon­nues. Elles consti­tuaient, avec les revues, le milieu scien­ti­fique auto­nome… Auto­nome par rap­port à l’État.

M.S. – Ça c’est très impor­tant pour nous, pour la revue le Jour­nal des Anthro­po­logues, c’est la même chose. Nous cher­chons à faire exis­ter cette auto­no­mie au tra­vers de notre asso­cia­tion.

A.J. – Oui c’est bien ça. Il s’agit d’un com­bat pour la liber­té fina­le­ment, en créant et défen­dant des espaces auto­nomes. Et, pour cette rai­son en par­ti­cu­lier, il est très impor­tant pour nous que tu sois dans le comi­té scien­ti­fique du JdA.

P.S. – Nous avons, nous aus­si, créé un jour­nal fin 2004 jusqu’en fin 2007. Une revue fémi­niste, j’étais la rédac­trice en chef et quand j’ai quit­té la Tur­quie j’ai dû arrê­ter mais la revue a conti­nué à exis­ter encore quelques années. On l’avait appe­lée Amar­gi, nous n’avons pas vou­lu trou­ver un terme turc, ni kurde, ni armé­nien, ni grec. Nous avons trou­vé un terme sumé­rien. Comme c’est une langue morte, il n’y a pas de ten­sions eth­niques, de domi­nants et de domi­nés… On s’est dit « c’est comme le latin, une langue morte tout le monde peut se l’approprier ». Amar­gi signi­fie La liber­té en sumé­rien. Dans le comi­té de rédac­tion, il y avait des socio­logues, des anthro­po­logues, des poli­tistes, des phi­lo­sophes mais aus­si des mili­tants de longue date, des jeunes. Nous étions neuf mais ça mar­chait très bien, on cocons­trui­sait la recherche. Il y avait un texte sur Han­nah Arendt, ou Luce Iri­ga­ray, par exemple de cinq pages, et il y avait une autre réflexion sur une action. C’était très vivant et très inté­res­sant. C’était un peu comme une uni­ver­si­té libre, quelque chose de jamais vu. C’était presque un livre, et pour­tant on en ven­dait plus de 3000 exem­plaires à Istan­bul. Nous étions théo­riques et hors des chaines de dis­tri­bu­tion.

M.S. – C’est extra­or­di­naire ce niveau de dif­fu­sion !

P.S. – Oui, en Tur­quie, les espaces réflexifs en dehors de l’Université étaient très déve­lop­pés. Par exemple, on fai­sait une mani­fes­ta­tion, on était tabas­sé par la police, ensuite on se retrou­vait pour dis­cu­ter par exemple le livre de Deleuze sur Spi­no­za3. Il y avait du monde et pas seule­ment des intel­lec­tuels. C’était très mixte, donc les espaces réflexifs étaient assez mul­tiples. Il exis­tait plu­sieurs revues fémi­nistes de ce type donc beau­coup, beau­coup de lecteur·ices pour ces publi­ca­tions.

Une his­toire poli­tique de la pen­sée cri­tique. Les formes d’adaptation et de résis­tance à l’autoritarisme, au fas­cisme, à la dic­ta­ture

M.S. – Tu vas peut-être me contre­dire mais c’était des col­lec­tifs poli­tiques qui menaient une réflexion poli­tique sur l’État ?

P.S. – Ce n’était pas lié à un par­ti poli­tique mais oui c’était poli­tique ou cri­tique.

M.S. – C’est peut-être comme dans les années 1970 en France…

A.J. – C’est fon­da­men­tal et ça nous concerne abso­lu­ment. Ces tra­vaux d’intellectuels étaient uti­li­sés pour pen­ser le monde et non pas à l’écart du monde. On pour­rait reve­nir là-des­sus même pour dis­cu­ter de la suite, de ta posi­tion scien­ti­fique, ta façon de cher­cher, d’enseigner et de la néces­si­té de créer des « espaces autres » comme les pense Michel Fou­cault. Une posi­tion fon­da­men­tale en ce moment, cru­ciale pour l’avenir en géné­ral et l’avenir de la recherche.

M.S. – C’était une époque ? C’était lié à la Tur­quie à la situa­tion poli­tique de la Tur­quie ? À la chute du mur ?

P.S. – C’était dans les années 1989 une effer­ves­cence énorme, c’est mul­ti­cau­sal, la chute du mur a joué son rôle mais pour bien com­prendre il faut remon­ter un peu plus loin. Le kéma­lisme était très auto­ri­taire et tota­li­taire pour les femmes. À par­tir des années 1960, il y a eu une effer­ves­cence du côté de la gauche révo­lu­tion­naire comme au Chi­li, au Sal­va­dor par exemple. La lutte armée a com­men­cé contre le sys­tème poli­tique de l’État, fas­ciste, mili­ta­riste anti-Armé­niens, anti-Kurdes, etc. Et il y avait aus­si une lutte interne aux socia­listes, à ce moment-là. Une par­tie se pen­sait liée à la Chine et une autre à L’Union sovié­tique. D’un côté, il y avait l’hégémonie de l’État sur la pen­sée et de l’autre, l’hégémonie de la gauche révo­lu­tion­naire, on ne pou­vait pas aller plus loin.

En 1980, les mili­taires ont pris la main, à l’occasion d’un coup d’État. L’OTAN n’était pas loin. La Tur­quie est proche de la Rus­sie et il ne fal­lait pas que la gauche prenne le pou­voir, c’est aus­si ce qui s’est pas­sé au Chi­li avec Pino­chet. Un mil­lion de pri­son­niers poli­tiques en trois semaines, c’est énorme. La dic­ta­ture s’est mise en place et même avoir un livre d’Éluard à la mai­son repré­sen­tait un délit. Je ne parle même pas de Marx ou d’Aragon… Dès lors la gauche s’est dis­soute, les mou­ve­ments de gauche se sont dis­souts. À ce moment-là mon père a été empri­son­né cinq ans. Il était dans un par­ti de gauche auquel mon grand-père appar­te­nait aus­si. Mon grand-père a été dépu­té de ce par­ti. Ma mère était une révo­lu­tion­naire, phar­ma­cienne, elle a orga­ni­sé la soli­da­ri­té avec les pri­son­niers à par­tir de sa phar­ma­cie qui était un lieu de réunions poli­tiques. C’est grâce à ma mère que je suis anar­chiste.

M.S. – Tu te défi­nis comme étant anar­chiste ?

P.S. – Anar­chiste, liber­taire, je me défi­nis grâce à plein de choses : éco­lo­gie sociale, fémi­nisme, anti­ca­pi­ta­lisme… C’est très dyna­mique chez moi, j’appréhende tou­jours de nou­velles choses.

Mais reve­nons aux années 1980. Après le coup d’État, l’hégémonie de la gauche est empê­chée et tout d’un coup on voit émer­ger le mou­ve­ment kurde, un peu après le mou­ve­ment armé­nien, et les mou­ve­ments liber­taires, fémi­nistes, anti­ca­pi­ta­listes, LGBTI, d’écologie sociale… Et lorsqu’on arrive aux années 1990 tout ceci pro­duit une époque d’effervescence. Les nou­velles causes, les nou­velles ques­tions, les tra­duc­tions fusent. On tra­duit des textes et des auteurs du monde entier, des États-Unis, de par­tout, on tra­duit Fou­cault… On déve­lop­pait des « tac­tiques d’adaptation des mou­ve­ments sociaux » face au pou­voir, comme on dit en socio­lo­gie. On créait des entre­prises, on créait des édi­tions, des clubs. L’État avait des prio­ri­tés. Il ciblait en par­ti­cu­lier la gauche et ses actions. Ces mou­ve­ments ne les inté­res­saient pas, mais quand ils ont mis des mil­liers de per­sonnes dans la rue, là ils ont été débor­dés. Le pou­voir a été débor­dé.

Le rôle consi­dé­rable des fémi­nistes

P.S. – Les fémi­nistes ont joué un grand rôle. Il y a eu un mou­ve­ment fémi­niste au moment de la chute de l’empire otto­man et les fémi­nistes par­laient de tas de choses, de l’orgasme, de plein de choses. Elles ont reven­di­qué le fait de ne pas être les filles de Kemal.

M.S. – On retrouve des mou­ve­ments fémi­nistes très impor­tants, très inté­res­sants dans l’histoire des pays musul­mans. J’ai bien connu ça au Ban­gla­desh…

P.S. – Pour reve­nir à la Tur­quie, elles vou­laient obte­nir leurs droits par elles-mêmes et pas d’un homme. Elles ont subi le sort de Camille Clau­del, la folie, l’internement. C’était une solu­tion pour se débar­ras­ser des femmes gênantes. Et le pou­voir a dit : « Vous ne pou­vez rien faire par vous-mêmes, les femmes. On va vous don­ner le droit de vote, des droits tout, tout, tout, mais si vous vou­lez pro­fi­ter, vous devez jouer le rôle des femmes turques, être cette image. Et ça a mar­ché ». Par exemple, Atatürk se vou­lait être le père de tous les Turcs. Il a adop­té des filles, l’une d’elles a fait des études d’anthropologie en Alle­magne et consi­dé­rait que les Turcs des­cen­daient de la race aryenne. La deuxième est pilote de chasse et a bom­bar­dé les Kurdes. Un aéro­port à Istan­bul porte son nom. Ces filles sont les sym­boles de la Répu­blique. Elles sont direc­te­ment liées aux formes d’oppression déve­lop­pées par le régime et l’État.

Donc le fémi­nisme sous Atatürk s’est déve­lop­pé très tard parce que tout un ensemble de gens disait qu’Atatürk était fémi­niste, etc. Mais il for­mait les femmes pour qu’elles aillent apprendre le turc aux Kurdes par exemple… C’était un mou­ve­ment très natio­na­liste et les femmes en étaient les ins­tru­ments. Les fémi­nistes ont cri­ti­qué le natio­na­lisme, le mili­ta­risme et ont par­lé de la liber­té, moins de l’égalité puisqu’elles l’avaient. Et ce fémi­nisme a cri­ti­qué à la fois le kéma­lisme et la gauche : « Nous ne vou­lons ni l’un ni l’autre ». Cette posi­tion a encou­ra­gé le mou­ve­ment LGBTI. Il y avait un aspect anti-auto­ri­taire. La gauche était auto­ri­taire et armée et l’anti-autoritarisme, l’antimilitarisme ont décou­lé de ça. Nous avons souf­fert aus­si de l’autorité de la gauche.

M.S. – Ici c’est très dif­fé­rent de ce que nous avons vécu en France. C’est une spé­ci­fi­ci­té du contexte turc.

P.S. – la conver­gence des luttes était incon­tour­nable dans ce contexte de répres­sion. Les gens de gauche se sont adap­tés et renou­ve­lés sous l’effet de ces mou­ve­ments. Ces conver­gences per­mettent le voyage, des expé­riences, des idées, des concepts et la trans­for­ma­tion de tous ces groupes. Ce qui ne se trans­forme pas ne peut pas conti­nuer. Moi j’ai gran­di dans ce milieu… Sirin Teki­li, par exemple, connais­sait ma mère, venait à la mai­son. Elle a quit­té l’Université au moment du coup d’État car l’Université per­dait son auto­no­mie. Elle a conti­nué, avec d’autres, et a créé des espaces auto­nomes. Des espaces où on pou­vait res­pi­rer un peu. Et j’ai gran­di dans ces espaces, j’ai vécu dans ces espaces, j’y étais très inté­grée. Quand j’ai publié mon mas­ter sur les trans­sexuels, je me suis inté­grée à d’autres milieux et, pour répondre à votre toute pre­mière ques­tion, je n’ai pas eu envie de faire une thèse.

Des textes et leurs contextes : une œuvre pro­duite dans les inter­stices de la répres­sion

P.S. – Lorsque j’ai été empri­son­née, en 1998, j’avais déjà publié deux livres : ce livre issu de mon mémoire de Mas­ter (Mas­ke­ler Suva­ri­ler Gaci­lar, 2000, Istan­bul, Ayki­ri) et un conte pour enfants (Su Dam­la­si, 1997, Istan­bul, Ozyu­rek). Après ma libé­ra­tion, en 2001, j’ai pu conti­nuer mes recherches. Cepen­dant, j’étais face à un achar­ne­ment juri­dique et média­tique et cela m’a deman­dé beau­coup d’efforts. L’Université était atta­quée en per­ma­nence, la recherche se struc­tu­rait dans les struc­tures hors-uni­ver­si­té et les sciences sociales gar­daient ain­si leur auto­no­mie. Les cher­cheurs auto­nomes met­taient en com­mun tous les moyens dis­po­nibles, les infor­ma­tions concer­nant les finan­ce­ments étran­gers. J’y ai trou­vé faci­le­ment ma place et de 2002 à 2009, j’ai mené plu­sieurs recherches. Entre mars 2002 et décembre 2003, j’ai enquê­té sur les mobi­li­sa­tions paci­fistes face à la struc­tu­ra­tion per­ma­nente de la vio­lence poli­tique en Tur­quie. Ce tra­vail a été publié en 2004 sous le titre Nous n’avons pas pu faire la paix (Bari­sa­ma­dik, Istan­bul, Itha­ki). J’y explique les condi­tions de l’émergence, des res­sources mili­tantes des groupes anti­mi­li­ta­ristes, dans un contexte auto­ri­taire. De juin 2003 à novembre 2004, j’ai coor­don­né le pro­jet inti­tu­lé « la Pla­te­forme Istan­bu­liote de l’Écologie Sociale », en vue du ren­for­ce­ment local finan­cé par l’Union Euro­péenne. Il s’agissait de réunir diverses asso­cia­tions autour des ques­tions trans­ver­sales et locales. En 2005, j’ai écrit le rap­port de ces tra­vaux pour l’UE. Entre octobre 2006 et février 2009, j’ai mené une recherche, finan­cée par la fon­da­tion Hein­rich Böll, sur la construc­tion sociale de la vio­lence, son lien avec la « viri­li­té » et l’armée qui est une ins­ti­tu­tion cen­trale de la socié­té et de la poli­tique turques. En inves­tis­sant un champ d’études beau­coup plus vaste, mon ques­tion­ne­ment s’est élar­gi vers le rôle de la mas­cu­li­ni­té nor­ma­tive dans l’organisation de la vio­lence poli­tique. Pour ana­ly­ser, à par­tir de l’exemple de la Tur­quie, les liens entre la construc­tion sociale des hommes et la pro­duc­tion struc­tu­relle du pou­voir mas­cu­lin, je me suis tour­née vers le ser­vice mili­taire. J’ai pri­vi­lé­gié la démarche d’histoire orale. J’ai fait 58 entre­tiens menés avec des hommes de dif­fé­rents âges et milieux socio-géo­gra­phiques afin de pou­voir sai­sir les sou­ve­nirs et les dis­cours qui accom­pagnent le ser­vice mili­taire. Les résul­tats de cette recherche ont été publiés en 2009 en Tur­quie, plus tard en Alle­magne et en France. Immé­dia­te­ment après cette publi­ca­tion en Tur­quie, ce thème est deve­nu un sujet de dis­cus­sion dans l’espace public : les jour­naux, les télé­vi­sions, les radios, les espaces de varié­tés, par­laient de mon livre Deve­nir Homme en Ram­pant. Un débat mus­clé s’est rapi­de­ment déployé à tra­vers les médias de toutes cou­leurs poli­tiques, les asso­cia­tions, les uni­ver­si­tés. La pre­mière édi­tion a été épui­sée en quelques semaines. Mais quatre mois après la sor­tie du livre, j’ai dû quit­ter le pays, en avril 2009, à la suite de la déci­sion de la cour de cas­sa­tion qui deman­dait mon incar­cé­ra­tion à per­pé­tui­té. L’État turc n’a pas sup­por­té ça. Une uni­ver­si­té tu peux la fer­mer, un par­ti poli­tique tu peux le fer­mer mais quand ce sont des revues, un réseau, des groupes et quand nos rela­tions sociales nous pro­posent des struc­tures et des réseaux, ils ne peuvent pas contrô­ler ça.

M.S. – Cette liber­té est aus­si liée aux finan­ce­ments étran­gers de pro­jets et les régimes auto­ri­taires essaient tou­jours de fer­mer ces pos­si­bi­li­tés.

P.S. – Oui tout à fait.

A.J. – Et tes tra­vaux sur le mou­ve­ment kurde, peux-tu nous en par­ler ?

P.S. – Le mou­ve­ment n’est pas tom­bé du ciel. Il est né d’organisations de gauche turques dis­soutes après 1980 et qui ont déci­dé, après en avoir dis­cu­té, d’aller orga­ni­ser une révo­lu­tion au Kur­dis­tan. Tout ceci m’intéressait beau­coup. En tant qu’antimilitariste, j’ai sou­hai­té racon­ter tout ça et com­prendre ce mou­ve­ment qui est entre la lutte armée et les luttes démo­cra­tiques en Tur­quie. Lorsque j’ai été arrê­tée, mes dis­quettes et toutes mes archives ont été confis­quées par la police. Et en pri­son, où je suis res­tée deux ans et demi, j’ai tra­vaillé sur d’autres sujets. J’ai réflé­chi et j’ai écrit beau­coup de textes en pri­son. J’ai fait un tra­vail théo­rique sur l’anthropocentrisme et le sexisme. Com­ment le sexisme, la pro­prié­té pri­vée et l’anthropocentrisme se sont-ils déve­lop­pés ? En réponse à la confis­ca­tion de mon tra­vail sur les Kurdes, j’ai déci­dé de tra­vailler sur les mou­ve­ments pour la paix. De très grands intel­lec­tuels ont dénon­cé l’OTAN mais n’ont rien dit sur le géno­cide des Armé­niens, sur les Kurdes… Et j’ai écrit un livre de 350 pages sur la consti­tu­tion de l’État turc et la conti­nui­té de la guerre, plus exac­te­ment du sys­tème de guerre en Tur­quie. J’examine la nais­sance des mou­ve­ments sociaux qui se disaient pour la paix dans les années 1950 et jusque dans les années 1980. Je fais une cri­tique de la gauche en Tur­quie et de la péren­ni­sa­tion du néga­tion­nisme. Je montre com­ment la gauche est deve­nue le fils de la répu­blique, pas la fille… le fils. Ce tra­vail n’est pas tra­duit. J’ai beau­coup de livres qui ne sont pas tra­duits. Tout a été confis­qué, à ma sor­tie de pri­son. Mais comme je le raconte dans L’insolente  (Dia­logues entre Pinar Selek et Guillaume Gam­blin, 2019, Paris, édi­tions Cam­bou­ra­kis), une copine a sau­vé un cahier. J’ai fini ce livre dehors (après la pri­son) et j’ai alors ren­con­tré des anti­mi­li­ta­ristes et des anar­chistes insou­mis qui déve­lop­paient une cri­tique de l’armée, par­laient de la ques­tion kurde, du géno­cide. J’ai ter­mi­né le livre en par­lant d’eux et de leurs mou­ve­ments. J’ai, par la suite, écrit des textes à ce sujet4.

J’avais écrit et publié des contes, des choses comme ça… Mais aus­si des entre­tiens avec des femmes kema­listes qui avaient plus de 90 ans. Je tenais une rubrique dans un jour­nal qui s’appelait Gum­dan. Je suis deve­nue en Tur­quie une figure impor­tante du fémi­nisme et de l’action contre les guerres.

M.S. – Tu connais Andrée Michel ? Elle était mariée à un ouvrier ?

P.S. – Oui je l’aimais beau­coup.

Pen­ser et écrire en exil

P.S. – Quand je suis arri­vée en France j’étais trau­ma­ti­sée. Je suis tout d’abord arri­vée en Alle­magne mais quand j’ai com­pris que ça allait durer, et comme je par­lais fran­çais, j’ai déci­dé d’aller en France. Je vou­lais me concen­trer sur l’écriture, la réflexion. Je n’avais pas besoin de ren­trer à l’université. Je sou­hai­tais dis­po­ser d’un espace pour la lit­té­ra­ture, la phi­lo­so­phie, la réflexion et l’écriture. Mais les per­sonnes qui me sou­te­naient m’ont dit « Il faut faire une thèse pour les papiers ». Il a donc fal­lu que je trouve un sujet qui m’intrigue, alors j’ai trou­vé une pos­si­bi­li­té en sciences poli­tiques. J’ai déci­dé de tra­vailler sur la trans­for­ma­tion de l’espace mili­tant en Tur­quie. La répres­sion, mais aus­si les conver­gences et com­ment ces der­nières créent la trans­for­ma­tion.

En 2012, je me suis ins­crite en thèse à Stras­bourg. Mais je n’ai pas vrai­ment tra­vaillé sur la thèse. J’étais invi­tée un peu par­tout, j’ai publié un roman (Yol Geçen Hani, 2011, Istan­bul, tra­duc­tion fran­çaise : La Mai­son du Bos­phore, 2013, Paris, Lia­na Levi). Je vou­lais retour­ner en Tur­quie et y recueillir des infor­ma­tions pour ma thèse. C’était après mon troi­sième acquit­te­ment. Et tout d’un coup, le juge qui m’avait acquit­tée a été hos­pi­ta­li­sé. Ils ont mis un juge de garde. Ce juge a reti­ré le pro­cès à la cas­sa­tion et a enga­gé un nou­veau pro­cès. À l’issue duquel il m’a condam­née en très peu de temps. Mais même la cours de cas­sa­tion, qui pour­tant veut me condam­ner, a fini par cas­ser cette condam­na­tion car même en Tur­quie ça ne se fait pas.

Tout d’un coup on m’a dit « Tu es condam­née » et la Tur­quie exi­geait mon extra­di­tion. Mes avo­cats m’ont appe­lée et m’ont pous­sée à deman­der l’asile poli­tique. Un jour, Sirin Teki­li m’appelle, elle avait une voix de com­tesse, « Pinar, bon­jour il faut qu’on se voie très rapi­de­ment, j’ai besoin de toi » et je lui réponds « Ce n’est pas pos­sible aujourd’hui les jour­na­listes turcs sont venus, m’appellent sans arrêt même ceux de droite, il faut que je demande l’asile poli­tique, il y a INTERPOL… Je ne suis pas bien, il y a mon comi­té… ». Elle me dit « Mais moi je ne t’ai jamais dit non, même quand tu m’as sol­li­ci­tée pour des actions illé­gales » ̶ Il s’agissait en fait d’une confé­rence de presse pour une fille qui avait été vio­lée mais pour elle, confé­rence de presse, c’était illé­gal car on ne deman­dait pas d’autorisation. Elle me dit « Je t’ai envoyé les billets aller-retour ». Donc je ne peux pas refu­ser et je pars à Nice. C’était un 2 février en 2013. Elle vient me cher­cher à l’aéroport et après, je ne com­prends pas. Elle ne dit rien, elle m’invite au res­tau­rant et en sor­tant elle a un petit sac noir, elle sort des clefs qu’elle me donne et avec une voix très auto­ri­taire, alors qu’elle a une voix très douce, elle me dit : « Ta mère est décé­dée, je suis main­te­nant comme ta mère. Tu as un pro­cès qui ne res­semble pas aux autres. Il y a des pro­cès du ter­ro­risme mais toi on t’accuse d’un mas­sacre. Ta situa­tion n’est pas bien et je sais que tu ne vas pas être tran­quille en France. Je te connais tu vas cri­ti­quer ici, tu vas faire d’autres choses et on ne sait pas si les Fran­çais vont te sou­te­nir jusqu’à la fin. Et tes comi­tés, là ils sont avec toi mais peut-être qu’un jour ils ne le seront plus, ils s’intéresseront à autre chose… Main­te­nant tu as beau­coup de confiance en toi, parce que tu es deve­nue Pinar Selek, mais quitte ton appar­te­ment à Stras­bourg, il y a du monde qui connait cet appar­te­ment, il y a trop de pas­sage. Mais ici, c’est une cachette, je te fais confiance et tu as la mer ». Je suis repar­tie à Stras­bourg, j’ai dépo­sé ma demande d’asile et je suis reve­nue à Nice au bout de deux semaines. Sirin n’était plus là, je ne connais­sais presque per­sonne ici et j’ai écrit une thèse en moins d’une année. J’ai écrit ma thèse comme une révé­la­tion, une expé­rience presque mys­tique. Je n’ai pas dor­mi, c’était comme une force. Je nageais et je venais écrire. Je fai­sais des entre­tiens par skype. Comme j’étais très connue en Tur­quie, j’avais beau­coup de contacts et j’ai pu par­ler avec une qua­ran­taine, une soixan­taine de per­sonnes via skype. J’étais dans une sorte de transe. J’ai sou­te­nu ma thèse en mars. Ça s’est très bien pas­sé. J’avais besoin d’une per­sonne spé­cia­liste de ces sujets en sciences poli­tiques. Isa­belle Som­mier m’a aidée, m’a envoyé tous les débats théo­riques, les grandes dis­cus­sions. J’ai lu, on dis­cu­tait. Je la voyais, elle a été ma béquille. Elle est deve­nue une très grande amie. Dans cette thèse, je dis­cute les théo­ries déter­mi­nistes clas­siques en sciences poli­tiques sur les mou­ve­ments sociaux et je dis qu’il y a d’autres dyna­miques qui peuvent jouer un rôle. Je raconte la struc­tu­ra­tion des rela­tions entre quatre mou­ve­ments : le fémi­nisme, les LGBTI, les Kurdes, les Armé­niens. Je n’ai pas encore eu le temps de publier ce tra­vail. Il faut que j’y tra­vaille. J’ai écrit beau­coup d’articles autour de cette thèse.

M.S. – Tu pour­rais nous par­ler de tes pro­jets et nous dire ensuite com­ment tout cela vient nour­rir tes ensei­gne­ments.

A.J. – Tu nous as beau­coup par­lé d’espaces, com­ment tout ça vient-il étayer ta façon d’enseigner ? Il est ques­tion d’espaces « autres » et d’Université dans ce que tu as dit. Alors com­ment vis-tu l’espace uni­ver­si­taire, com­ment te nour­ris-tu de tout ça en créant quelque chose ? Parce que je tra­vaille avec toi, nous avons fait un cours ensemble et je sais ce que tu fais, tu crées quelque chose à l’Université, c’est mani­feste.

P.S. – Oui je suis à l’Université, mais je ne suis pas dans la pos­ture uni­ver­si­taire. Je suis atta­chée à l’autonomie de la pen­sée, à la rigueur dans le tra­vail mais pour ça je n’ai pas besoin de l’institution. J’ai inté­gré ces exi­gences en Tur­quie dans la répres­sion. Alors je n’ai pas besoin de l’Université pour ça. Mais à l’université de Nice, j’ai trou­vé des col­lègues en socio­lo­gie qui m’ont com­prise et bien accueillie, sans ten­sion. Je peux créer ma manière de faire, je peux faire ce que je veux. Et donc, j’ai conti­nué mes recherches libre­ment ici. Quand je suis arri­vée à Nice, j’ai sen­ti que les situa­tions des femmes sans papiers méri­taient d’être creu­sées. Nous avons créé l’Observatoire des migra­tions, et là j’ai effec­tué une recherche sur la côte d’Azur avec les femmes sans papiers. Non pour com­prendre leur situa­tion mais pour com­prendre les méca­nismes de renou­vel­le­ment du sexisme en Europe, la place qu’elles ont dans l’économie, sur­tout dans des tra­vaux de merde. Et donc, j’ai sui­vi le sexisme, le capi­ta­lisme à par­tir de leur situa­tion. Je n’ai pas tel­le­ment par­lé d’elles, mais plu­tôt du sexisme à par­tir de ce qu’elles disent. Depuis le début je ne tra­vaille pas sur les situa­tions. Sur Wiki­pé­dia on lit : Pinar Selek a tra­vaillé sur les transexuel·es, les prostitué·es… En fait, ça n’a jamais été le cas. Par exemple dans mes tra­vaux sur la rue Ulker à Istan­bul, une rue ou les transsexuel·les vivaient depuis long­temps et dans laquelle, une nuit, une répres­sion ter­rible s’est abat­tue sur ell/eux. Je réflé­chis aux méca­nismes de pou­voir, aux façons dont ils s’exercent. Je tra­vaille sur le pou­voir et les logiques de résis­tance.

M.S. – Tu es dans une logique socio­lo­gique clas­sique fina­le­ment : les poli­tiques, le pou­voir comme objets.

Les recherches sont vivantes et la recherche confis­quée a conti­nué à vivre jusqu’à deve­nir un livre

P.S. – J’ai tra­vaillé juste après sur les mou­ve­ments fémi­nistes, et en par­ti­cu­lier lorsqu’ils ren­contrent des femmes non séden­taires. Qu’est-ce qu’il se passe ? Puis j’ai vou­lu arti­cu­ler ma recherche de thèse et ce que j’ai appris en exil. J’ai déci­dé de tra­vailler sur les musi­ciens en mobi­li­té qui viennent de Tur­quie. J’ai tra­vaillé avec quatre ou cinq musi­ciens et je les ai sui­vis. J’ai écrit deux trois articles là-des­sus (Ana­to­lian Musi­cians in Europe : « Crea­tion, Poli­ti­cal Enga­ge­ment, Trans­for­ma­tion. » in BRILL, 2022, The Glo­bal Poli­tics of Artis­tic Enga­ge­ment) et j’ai mon­tré com­ment l’espace poli­tique en Tur­quie a des effets sur la façon dont les musi­ciens exi­lés pro­duisent leur musique. Si on com­pare les années 1960 aux mou­ve­ments actuels, c’est très dif­fé­rent. J’ai ter­mi­né ce tra­vail l’an der­nier et main­te­nant je suis pas­sée à une autre étape. Je suis en train d’écrire quelque chose de très impor­tant pour moi. J’ai réflé­chi à la confis­ca­tion de ma recherche sur les Kurdes. J’ai publié depuis sur le sujet… Mais je n’ai jamais repris cette recherche, dis­cu­té la pro­blé­ma­tique, ou ana­ly­sé ce que j’avais rele­vé dans mes notes confis­quées. J’avais appris beau­coup de choses en Tur­quie mais aus­si à l’étranger, en Alle­magne… Je parle tou­jours de « ma recherche confis­quée » mais je n’ai jamais réflé­chi à ce que je pour­rais sor­tir de là. Et un jour dans le train, je me suis deman­dée pour­quoi je n’avais jamais réflé­chi à ça. Et je me suis aus­si deman­dé pour quelle rai­son j’y pen­sais à ce moment-là seule­ment. Et à pré­sent, je suis en train d’écrire un livre sur ma rela­tion avec ma recherche. On m’a pris mes don­nées mais j’ai beau­coup de choses dans la tête… Les recherches sont des orga­nismes vivants. Cette recherche vit quelque part, elle est faite, elle est dans mon cer­veau. Et moi, est-ce que mon « truc » post-trau­ma­tique ou trau­ma­tique a fait que je ne l’ai jamais tou­chée ? Je ne sais pas, c’est un pro­ces­sus. Main­te­nant je ne veux rien faire d’autre. Est-ce que je suis deve­nue l’objet ? Est-ce que je suis tom­bée dans l’objet ? On n’écrit pas quand on com­prend quelque chose, on écrit pour com­prendre.

A.J. – Tu penses que ça a un lien avec ton pro­cès ?

P.S. – Peut-être mais c’est mul­ti-cau­sal comme tout. J’ai la force, j’ai de la force.

M.S. – Oui tu as beau­coup de force.

P.S. – Je sou­haite faire une recherche sur la situa­tion des Kurdes en Europe et je sais que ça va me mettre dans une fra­gi­li­té impor­tante. Je m’apprêtais à l’annoncer, j’avais un peu peur, lorsque j’ai reçu l’appel d’une col­lègue de Paris Cité dont l’équipe veut faire des livres d’universitaires, de cher­cheurs, des livres ana­ly­tiques mais pour un large public. Ils ont sol­li­ci­té Ber­nard Lahire, moi et trois autres per­sonnes. Cette col­lègue m’a deman­dé si j’avais un pro­jet, et je lui ai répon­du « ma rela­tion à ma recherche ». J’ai envoyé la pré­face et elles ont beau­coup appré­cié le pro­jet. C’est un écrit très fort, très par­ti­cu­lier pour moi, il sera publié très bien­tôt.

Pour retrou­ver les publi­ca­tions de Pinar Selek :
https://www.urmis.fr/pinar-selek/

4 « Résis­tances des mou­ve­ments fémi­nistes en Tur­quie face à la vio­lence extrême de guerre – À par­tir de 1980 jusqu’au aujourd’hui », Revue Confluences Médi­ter­ra­née, 2017.103(4) : 89 – 99.
« Le rôle du mou­ve­ment fémi­niste dans l’émergence d’un nou­veau cycle de contes­ta­tion en Tur­quie », Mou­ve­ments, été 2017, 90 : 122 – 128.
En col­la­bo­ra­tion avec A. Allal, A. Débou­let, N. Le Blanc, G. Erdi Lelan­dais, É. Mas­si­card et S. Topc. « Édi­to­rial », Mou­ve­ments, 2017, 90(2) : 7 – 9.
« Quand les Apa­trides et les Infi­dèles contestent : ter­ri­toires, conflits, inno­va­tions » , Culture & Conflits, été 2016, 101 : 165 – 187.
« Les pos­si­bi­li­tés d’inventer la poli­tique face à la vio­lence extrême », Rue Des­cartes, 2015, 85 – 86(2) : 148 – 163.

https://www.afa.msh-paris.fr/entretien-avec-pinar-selek/





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