Une femme héroïque

Pinar Selek est héroïque. Depuis 1998, elle est pour­sui­vie par la jus­tice turque. Elle a eu le tort de mener des entre­tiens avec des Kurdes pour sa thèse de socio­lo­gie et sur­tout celui de ne pas vou­loir divul­guer leurs noms à la police. Elle a eu le tort d’ouvrir un ate­lier de créa­tion pour les tra­ves­tis et les enfants aban­don­nés d’Istanbul. Elle a donc eu le tort de s’intéresser aux bles­sés de ce qu’on appel­le­ra pudi­que­ment l’histoire ou la vie. Elle a cru que la souf­france pou­vait être en par­tie réso­lue par la science et l’art. Une parole qu’on n’a guère enten­due dans un com­mis­sa­riat d’Istanbul.

L’explosion d’une bou­teille de butane dans le mar­ché aux épices en cette année 1998 don­na un bon pré­texte pour accu­ser la socio­logue de ter­ro­risme et son ate­lier d’être une usine à bombes. Dans cette farce, on trouve même un com­plice déla­teur qui suc­ces­si­ve­ment dénonce et se rétracte en invo­quant des aveux faits sous la tor­ture. Qui pour­rait y croire sans avoir peur du ridi­cule ? Il s’est trou­vé des poli­ciers et des juges pour faire sem­blant, la jeter en pri­son pen­dant deux ans et demi et la tor­tu­rer. Relâ­chée en 2000, elle n’a pas été lais­sée en paix. En 2005, le pro­cu­reur deman­dait son empri­son­ne­ment à per­pé­tui­té. Relaxée en 2008, elle va com­pa­raître à nou­veau le 9 février pro­chain devant la 12ème Chambre de la Haute cour cri­mi­nelle d’Istanbul. Elle risque d’être arrê­tée à la sor­tie de l’audience. Elle a peur, for­cé­ment.

Aujourd’hui, il y a donc encore des héros. Et – faut-il y voir un signe ? – des héroïnes. Il faut alors des bour­reaux et des bureau­crates. Par quel mys­tère, remon­tant peut-être à l’enfance, y a‑t-il, en Tur­quie et ailleurs, des humains pour nour­rir autant de haine à l’égard de ceux qui pensent, aident et souffrent, pour frap­per un pauvre être sus­pen­du par les poi­gnets dans une salle d’interrogatoire ? Il suf­fit qu’un Etat les laisse faire. A moins qu’il y ait des ordres pour le faire. Les tor­tion­naires ont-ils été inquié­tés par des pro­cé­dures dis­ci­pli­naires, des pro­cu­reurs des­sai­sis, comme cela irait de soi dans un Etat de droit ? Quelles sont les peurs qui motivent les bour­reaux ? En Tur­quie, la simple évo­ca­tion de la ques­tion kurde sou­lève faci­le­ment l’hystérie. Quant aux parias aux­quels s’intéressait Pinar Selek, la répres­sion opère comme un test pro­jec­tif qui en apprend plus sur les bour­reaux que sur leurs vic­times.

Mais la science est uni­ver­selle : rien de ce qui est humain ne lui est étran­ger. Pour elle, pas de sujet défen­du. C’est la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle de Pinar Selek de se consa­crer aux ques­tions qui l’intéressent, en l’occurrence les plus dif­fi­ciles car elles exigent plus de soi que d’autres, aca­dé­miques et moins dan­ge­reuses, quoique aus­si néces­saires. Les forces de l’ordre ne peuvent pré­tendre dic­ter les bons et les mau­vais objets d’enquête. Quelles luttes internes à l’Etat turc expliquent-elles cet achar­ne­ment ? On les devine. Une affaire de spé­cia­liste, sans doute. On ne peut cepen­dant accep­ter que les règle­ments de comptes entre ins­ti­tu­tions, entre par­tis poli­tiques et entre diri­geants prennent des otages. A moi­tié par hasard, à moi­tié pour leurs idées, des citoyens sont les enjeux des luttes cyniques de pou­voir. Il arrive qu’un otage ne plie pas et pré­fère souf­frir pour ses idées que par hasard.

Depuis qu’elle a été libé­rée, tout en res­tant sous la menace d’une épée de Damo­clès, Pinar Selek a voya­gé. Elle était en France et en Alle­magne, il y a quelques semaines. Elle est ren­trée à Istan­bul pour son pro­cès. Cent fois, elle aurait pu renon­cer à reve­nir. Peut-être même aurait-elle débar­ras­sé ses har­ce­leurs. Elle a dit pour­quoi elle ne l’a pas fait, en évo­quant l’amour de ses proches, de ceux qu’elle a aidés, ses convic­tions intel­lec­tuelles et morales. Les convic­tions sont le prin­cipe, l’essence, l’être même d’un Etat démo­cra­tique. Aujourd’hui comme hier, là-bas plus qu’ici, il est périlleux de les faire valoir contre des ser­vi­teurs d’un Etat qui devrait en être le garant. Cet Etat a for­cé­ment de dignes ser­vi­teurs res­pec­tueux du droit et des autres comme il y a en Tur­quie des citoyens qui n’ont ces­sé de mani­fes­ter leur sou­tien à la socio­logue. Pinar Selek n’est pas une vic­time. Armée seule­ment de cou­rage, elle accepte le risque. A vrai dire, elle ne peut pas faire autre­ment. C’est la défi­ni­tion de l’héroïsme.

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