Pinar Selek, 26 ans de harcèlement judiciaire contre la sociologue d’origine turque installée en France

Pod­cast Comme per­sonne

La menace des liber­tés aca­dé­miques par l’E­tat turc touche aus­si l’u­ni­ver­si­té fran­çaise. Accu­sée de ter­ro­risme depuis 1998 pour ses tra­vaux, Pinar Selek, maî­tresse de confé­rences à l’u­ni­ver­si­té de Nice, est sous le coup d’un énième pro­cès en Tur­quie dont la pro­chaine audience aura lieu le 7 février.

Désor­mais natu­ra­li­sée fran­çaise depuis 2017 après avoir obte­nu le sta­tut de réfu­giée à son arri­vée en France en 2011, Pinar Selek est pour­sui­vie par l’E­tat turc depuis 1998. Elle est désor­mais aus­si inquié­tée pour ses acti­vi­tés aca­dé­miques ici, en France. Accu­sée de ter­ro­risme depuis 26 ans déjà et ses tout pre­miers tra­vaux auprès de la socié­té kurde en tant que jeune cher­cheuse sur place, en Tur­quie, Pinar Selek se voit à pré­sent accu­sée encore d’al­lé­geance avec le PKK, l’or­ga­ni­sa­tion kurde, pour avoir par­ti­ci­pé à une table ronde, co-orga­ni­sée à Nice par l’université Côte d’Azur, l’université Paris Cité, le CNRS et l’IRD, en avril 2024, dans le cadre du fes­ti­val « Prin­temps des migra­tions ». Aus­si­tôt après que cette inter­ven­tion dans le champ aca­dé­mique avait été uti­li­sée par ses accu­sa­teurs, le labo­ra­toire autant que l’u­ni­ver­si­té dont dépend l’en­sei­gnante-cher­cheuse avaient répli­qué, dénon­çant une entrave aux liber­tés aca­dé­miques en sus du har­cè­le­ment judi­ciaire de longue date. Sous le coup de pro­cès à répé­ti­tion depuis 1998, la socio­logue, qui a sou­te­nu il y a dix ans une thèse à Stras­bourg, enseigne à l’u­ni­ver­si­té de Nice depuis 2016.

Les auto­ri­tés turques qui, en 1998, l’a­vaient d’a­bord arrê­tée, incar­cé­rée et tor­tu­rée pour ses recherches en exi­geant qu’elle divulgue le nom de ses sources (ce qu’elle a refu­sé), ne ces­se­ront de char­ger son dos­sier d’ac­cu­sa­tion pour ter­ro­risme. Deux mois après son arres­ta­tion, alors que Pinar Selek était déjà en pri­son, elle appren­dra par exemple en direct à la télé­vi­sion qu’on l’ac­cu­sait désor­mais d’un atten­tat au Bazar aux épices d’Is­tan­bul. L’o­ri­gine acci­den­telle de l’ex­plo­sion a beau avoir été éta­blie de longue date, et quatre acquit­te­ments suc­ces­sifs pro­non­cés par la jus­tice turque, la pro­cé­dure ne s’est jamais éteinte. Libé­rée en 2000, Pinar Selek est tou­jours accu­sée de ter­ro­risme et les pro­cès suc­ces­sifs ont conti­nué à s’empiler.

Ne pas cen­su­rer les livres, mais har­ce­ler leurs auteurs

Après neuf ans de silence judi­ciaire, à 53 ans, la cher­cheuse qui a aujourd’­hui la natio­na­li­té fran­çaise affron­te­ra à dis­tance une nou­velle audience pro­gram­mée en Tur­quie, ce 7 février 2025. Au rayon fic­tion (des contes, des romans…) ou essais, ses livres conti­nuent pour­tant d’être dis­tri­bués, sur place, et sou­vent se vendent bien. Même ses essais sur un sujet aus­si tabou que le ser­vice mili­taire, ou encore le sort des mino­ri­tés armé­nienne ou kurde, sont ain­si acces­sibles en Tur­quie, rap­pelle celle qui raconte avoir pris conscience de l’emprise du natio­na­lisme turque dès l’en­fance, tan­dis que son père, avo­cat et défen­seur des droits de l’homme, était en pri­son. « Vis-à-vis de pays comme la Tur­quie, mais pas seule­ment la Tur­quie, on a des caté­go­ri­sa­tions très dua­listes entre démo­cra­tie et auto­ri­ta­risme, met en garde Pinar Selek quand on relève l’ab­sence de cen­sure. Or de nom­breux pays se situent en réa­li­té dans des zones grises, et le fait que mon pro­cès dure depuis 26 ans montre aus­si que je peux être acquit­tée dans ce contexte-là. »

Ne pas inter­dire les livres ou les œuvres tient en réa­li­té d’une stra­té­gie du pou­voir, affirme l’en­sei­gnante-cher­cheuse. Y com­pris quand les auteurs ou les artistes à l’o­ri­gine de ces œuvres sont har­ce­lés sur le ter­rain judi­ciaire, et par­fois en pri­son aujourd’­hui encore. Plu­tôt que d’en faire des mar­tyrs et de visi­bi­li­ser leurs écrits, l’E­tat turc silen­cie ain­si leurs tra­vaux, et les accuse de ter­ro­risme plu­tôt que de reve­nir à la réa­li­té de ce qu’ils pro­duisent… ce qui ne man­que­rait pas de mobi­li­ser à l’é­tran­ger, parie celle qui avait d’a­bord été accueillie en Alle­magne sous la hou­lette de la Fon­da­tion Hein­rich Böll, puis du Pen Club alle­mand, lors­qu’elle avait fui la Tur­quie, en 2009. Elle qui avait empor­té un por­trait de Camille Clau­del aux côtés d’une pho­to de sa mère lors­qu’elle avait fui la Tur­quie, en, 2009, avec un tout petit sac, a sou­vent fait le paral­lèle entre cette artiste fran­çaise assi­gnée, et les mino­ri­tés entra­vées en Tur­quie, pri­vées d’exis­tence publique.

Une his­toire de la vio­lence viri­liste et patriar­cale

La socio­logue, qui mène ses recherches en fémi­niste et s’af­fiche anti­mi­li­ta­riste, a sou­vent abor­dé l’empreinte du natio­na­lisme mili­ta­riste et mas­cu­li­niste sur la socié­té turque tan­dis qu’elle met­tait en évi­dence la vio­lence d’E­tat autant que les ima­gi­naires hégé­mo­niques. Dans Le Chau­dron mili­taire turc, paru aux édi­tions des Femmes en 2023, elle revient sur la construc­tion de cette mas­cu­li­ni­té vio­lente qui passe aus­si par le dres­sage des corps, dix ans après avoir consa­cré un pre­mier ouvrage, Deve­nir homme en ram­pant (en 2014 à L’Har­mat­tan), aux effets du ser­vice mili­taire sur les manières de voir et de faire des hommes turcs.

Elle-même a appris le kurde en pri­son, à la fin des années 1990, « pour remer­cier ces femmes qui m’ont soi­gnée alors que j’a­vais été tor­tu­rée », explique-t-elle : « Je suis tom­bée dans un quar­tier des femmes où il n’y avait que des Kurdes, il y avait beau­coup de femmes bien qui ne par­laient pas turc. Et donc tout d’un coup, je suis tom­bé dans un espace et où je ne pou­vais pas bou­ger. Je ne pou­vais bou­ger, ni mes doigts, ni rien. Et ces femmes-là qui ne par­laient pas turc me fai­saient des mas­sages. C’é­taient des sor­cières, un peu. Plein de vieilles femmes qui me cares­saient et me soi­gnaient. Et là, j’ai com­men­cé à vivre un autre pro­ces­sus, parce que je ne suis pas que la cher­cheuse. Dans la vie, on n’est pas que cher­cheur. On cherche, mais aus­si, on fait l’a­mour, on arrose des fleurs, on se balade, on fait des ren­contres. Et là, j’ai com­men­cé à vivre une autre expé­rience, d’être soi­gné par plein de femmes. Et j’ai appris le kurde pour les remer­cier. C’é­tait très impor­tant de pou­voir les remer­cier en leur langue. »

Mais elle se sou­vient aus­si que le simple mot « kurde » était inter­dit dans la Tur­quie dans laquelle elle a gran­di, elle qui est née en 1971 et fera des pieds et des mains auprès de sa famille pour aller à l’é­cole fran­çaise Notre-Dame-de-Sion, à Istan­bul. Ses trois pre­mières années de tra­vaux sur les mondes kurdes, en cours lors­qu’elle a été arrê­tée, en 1998, n’ont jamais été publiés. Mais ces maté­riaux de ter­rain confis­qués, « les maté­riaux bles­sés d’une recherche qui n’est pas morte, pareille à un être vivant », dit-elle, resur­gissent à sa mémoire depuis quelques mois, alors que son nou­veau pro­cès se rap­proche. Ces maté­riaux, fruits d’une enquête de ter­rain qu’elle avait pris soin d’a­no­ny­mi­ser au jour le jour pour pro­té­ger ses sources tan­dis qu’elle enquê­tait, n’ont jamais été exploi­tés par la cher­cheuse.

La remé­moire des maté­riaux

C’est avec la jeune cher­cheuse, pas encore titu­laire d’un doc­to­rat à l’é­poque, que Pinar Selek renoue aujourd’­hui à mesure qu’af­fleurent les sou­ve­nirs de cette enquête et des ques­tions qu’elle se sou­vient aujourd’­hui avoir posées alors — « et sans doute, je ne pose­rais pas les mêmes aujourd’­hui : j’é­tais aus­si prise dans une façon de pen­ser moder­niste et on nous avait incul­qué l’i­dée que les Kurdes étaient des arrié­rés ». À l’é­poque, elle se sou­vient s’être éton­née par exemple du nombre de per­sonnes, dans les vil­lages kurdes, qui n’a­vaient pas de carte d’i­den­ti­té ou dont on n’a­vait tout sim­ple­ment pas décla­ré la nais­sance. Stra­té­gie de contour­ne­ment pour évi­ter le ser­vice mili­taire ? Des femmes, pour­tant, étaient aus­si dépour­vues d’exis­tence civile, se sou­vient-elle avoir noté dans ses car­nets.

Or ces car­nets lui ont été lus, à voix haute, dans la salle même où elle était atta­chée au mur, tor­tu­rée. Ce sont les bribes de cette expé­rience, et en même temps toute une recherche en deve­nir, dont Pinar Selek entend aujourd’­hui retrou­ver la trace : « Je veux vrai­ment retour­ner à mes ques­tions dans mes car­nets pour sau­ver ma recherche de ces mains sales », dit-elle, à pré­sent que plus de 25 ans ont pas­sé.

Le 7 février 2025, date de la pro­chaine audience de ce feuille­ton judi­ciaire jamais éteint, des uni­ver­si­taires et des délé­ga­tions issues de plu­sieurs facs fran­çaises notam­ment Stras­bourg, où Pinar Selek est deve­nue socio­logue, ou Nice, où elle est désor­mais en poste, se ren­dront en Tur­quie pour assis­ter au pro­cès. Pinar Selek, elle, se trou­ve­ra dans les murs de son uni­ver­si­té, à Nice, aux côtés d’autres cher­cheurs qui orga­nisent ce jour-là un évé­ne­ment sur les liber­tés aca­dé­miques.

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