Pinar Selek : « Je veux continuer à être une militante de la poésie »

Par les temps qui courent par Marie Richeux

Dans son livre « L’insolente » paru aux édi­tions Cam­bou­ra­kis, l’au­teure évoque les ren­contres et les dia­logues qui ont chan­gé sa vie, les portes qu’il faut ouvrir pour gran­dir, les tor­tures qu’il faut subir pour ne pas renon­cer, et la néces­si­té de com­prendre pour se décons­truire et se libé­rer.

Dans ce recueil d’en­tre­tiens, la socio­logue, écri­vaine et fémi­niste turque exi­lée en France, évoque son par­cours, ses enga­ge­ments auprès des mino­ri­tés et des mou­ve­ments contes­ta­taires. Elle conti­nue aujourd’­hui son com­bat pour décloi­son­ner les luttes et ouvrir des voies créa­tives vers une autre socié­té.

C’est les ren­contres et les dia­logues qui ont chan­gé ma vie, mon regard, même mes sen­ti­ments et mes pré­ju­gés. Depuis, mon enfance, ce sont les ren­contres qui comptent pour moi, et j’ai appris que quand vous ouvrez les portes, vous rece­vez plein de choses. Grace à ma famille, au milieu dans lequel j’ai gran­di, je n’avais pas de portes, elles étaient déjà cas­sées. Il y avait un dia­logue per­ma­nent, avec beau­coup de per­sonnes très dif­fé­rentes, et ça m’a per­mis d’apprendre beau­coup de choses.

Au départ, je ne vou­lais pas par­ler de ma vie, je vou­lais conti­nuer à vivre et ne pas jouer le rôle de vic­time, je ne vou­lais pas par­ler de ce que j’avais vécu. Mais quand Guillaume Gam­blin m’a pro­po­sé de faire ce livre, j’étais très contente, car je savais que ce serait sous la forme d’un dia­logue. Et à par­tir de ce dia­logue s’est ouverte une porte vers un dia­logue plus large et plus col­lec­tif. Depuis la paru­tion de ce livre, je cir­cule par­tout en France et j’écoute beau­coup, il y a eu beau­coup et j’adore ça.

Mon père a joué un grand rôle dans ma vie de conteuse. A ma petite sœur et moi, il nous racon­tait tout le temps des contes, et quand, il n’en avait plus, il en inven­tait. Quand il a été empri­son­né après le coup d’état en 1980, ça a chan­gé notre vie, car notre mai­son s’est trans­for­mée en un lieu de résis­tance, il y avait tou­jours du monde, mais pas assez de chan­sons et de contes. Alors, ma petite sœur a exi­gé que je lui raconte des contes. Donc, j’ai repris le rôle de mon père. J’ai tou­jours cru que ces contes étaient vrais, ma sœur aus­si. Nous avons vécu une enfance magique, pleine de dif­fi­cul­tés mais aus­si d’amour. Et ce qui m’anime, c’est que je veux vivre des choses magiques.

En Tur­quie les pri­sons étaient com­po­sées de grands dor­toirs. Quand j’ai été empri­son­née, il y avait qua­rante-cinq mille pri­son­niers poli­tiques, la plu­part étaient tor­tu­rés au cours des inter­ro­ga­toires, et les femmes kurdes étaient géné­ra­le­ment vio­lées.   En pri­son, tout le monde se mas­sait, car à cause des tor­tures, tout le monde avait mal au dos, alors c’était deve­nu quelque chose d’habituel, d’automatique. Et en sor­tant de pri­son, j’ai com­men­cé à mas­ser même des gens qui n’avaient pas vécu cette expé­rience, alors j’ai dû me rete­nir, mais j’aime cette culture médi­ter­ra­néenne où on parle aus­si avec notre corps, où on se touche, c’est une forme d’expression et de recon­nais­sance.

Me rendre compte de la signi­fi­ca­tion et de la réa­li­té du géno­cide armé­nien m’a per­mis de remettre en cause tout ce que j’avais appris à l’école, ma famille, l’histoire de la gauche, les mou­ve­ments contes­ta­taires turcs, mais aus­si ma per­son­na­li­té. Quand j’ai com­pris ce que signi­fiait être armé­nien en Tur­quie, j’ai com­pris que j’appartenais à une iden­ti­té domi­nante, la petite fille gâtée de ce monde. Avant, je regar­dais, mais je ne voyais pas, car mon regard était construit. Ça a été un moment de décons­truc­tion et de libé­ra­tion, tout ça, grâce à mes amis armé­niens.

 

Archives

  • Elise Caron, émis­sion « par les temps qui courent », France Culture, 2018
  • Fran­çoise Ver­gès, émis­sion « les savantes », France Inter, 2017
  • Hrant Dink, émis­sion « L’arène poli­tique », 2005

Réfé­rences musi­cales

  • Emel Math­lou­di, Dhiaf
  • Eliane Radigue, Occam
  • Per­rine en mor­ceaux, Sto­ry of melo­dy

Prise de son
Julien Dou­menc

 

https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/pinar-selek





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