Travailler avec ceux qui sont en marge ? (2010)

Il y a des années, j’ai lu dans une revue ce qu’un pho­to­graphe- voya­geur, dont j’ai oublié le nom, racon­tait de son périple. Dans les mon­tagnes du Tibet, il avait pho­to­gra­phié des scènes de la vie sin­gu­lière qu’on y mène, et accom­pa­gné ces images de récits, dont un sur les Miaos. Une his­toire si forte qu’elle bou­le­ver­sa toute l’aventure du pho­to­graphe, et peut-être même la nôtre…

Les Miaos consti­tuent une tri­bu d’environ trente mille indi­vi­dus. Été comme hiver, ils vivent dans les mon­tagnes, pos­sèdent de grandes tentes ain­si que des habi­tats d’hiver, et pra­tiquent l’agriculture. Mais avec quelle ori­gi­na­li­té ! Deux heures avant le lever du jour, hommes et femmes se réveillent et com­mencent à se pom­pon­ner. Ils se parent de vête­ments bario­lés, se peignent le visage et le corps. Et chaque jour, d’une façon dif­fé­rente ! Ils pensent que pour accueillir le soleil, il faut être apprê­té, embel­li, et que cela influence les récoltes. Ils sont donc dif­fé­rents. En dehors de nous.

A la recherche d’images inso­lites, dans les moindres recoins, le pho­to­graphe ren­contre les Miaos au pied des som­mets tibé­tains. Face à ce spec­tacle qu’il contemple à en perdre presque la parole, il sai­sit immé­dia­te­ment son appa­reil pho­to… Mais sans même lui lais­ser l’occasion d’appuyer sur le déclen­cheur, les Miaos l’invitent sous une grande tente. Un vieillard au visage buri­né et impé­né­trable s’occupe de son accueil, puis tous deux se res­taurent. « Pour­quoi… ? — demande notre pho­to­graphe, bien sûr — pour­quoi vous ne me lais­sez pas prendre des pho­tos ? »

Le vieux lui répond cal­me­ment. « Vous, les hommes blancs, vous pre­nez d’abord des pho­tos, et ensuite, vous reve­nez dic­ter votre ordre. Vous vous appro­priez tout. Nous vou­lons vivre notre propre his­toire, nous, et non pas être une par­tie de la vôtre… Mais au fait, qu’est-ce que tu veux boire, jeune homme ? »

Le pho­to­graphe est per­plexe. Et savez-vous ce qui lui tra­verse alors l’esprit ? « Tiens donc !…Un vieux qui parle si bien dans une tri­bu aus­si pri­mi­tive… Comme c’est curieux !… »

Nous, cher­cheurs, ne sommes pas si étran­gers à l’attitude du pho­to­graphe. Car, de même que son appa­reil pho­to, le sty­lo que nous tenons à la main se heurte à un pro­blème éthique.

En effet, une ou plu­sieurs per­sonnes s’introduisent dans la vie d’autres indi­vi­dus qu’ils ne connaissent pas, col­lectent et enre­gistrent des don­nées sur leur exis­tence. Mais que deviennent alors, dans ce pro­ces­sus, ces êtres inven­to­riés dont on fouille l’existence et réper­to­rie les carac­té­ris­tiques ? Quelle rela­tion éta­blit-on avec eux ? Com­ment par­ti­cipent-ils, eux, à ces recherches ? Quels liens se nouent entre le cher­cheur et le sujet-objet de la recherche. De quelle manière les deux par­ties sont-elles influen­cées par la recherche ?

Ces ques­tions lar­ge­ment débat­tues et décrites par les spé­cia­listes des Sciences sociales, ins­pi­ra­trices d’une atti­tude éthique nou­velle et d’une approche métho­do­lo­gique inno­vante, posent de sérieuses dif­fi­cul­tés, par­ti­cu­liè­re­ment quand on tra­vaille avec des groupes sociaux dif­fé­rents du modèle domi­nant, mar­gi­na­li­sés, et cibles de vio­lence et de contrôle. Pré­ci­sons que l’impact de ces pro­blèmes est beau­coup plus pesant sur les groupes en ques­tion.

Par­tant de la recherche inti­tu­lée « Rue Ülker, espace de relé­ga­tion d’une sous-culture (dans Masques, Cava­liers, Gon­zesses, Pinar Selek, Edi­tions Istik­lâl) et d’autres expé­riences, j’interrogerai les réponses pré­co­ni­sées pour les ques­tions évo­quées pré­cé­dem­ment.

J’ai long­temps tra­vaillé auprès de ceux qui sont en marge, et à cha­cun de ces tra­vaux, j’ai éprou­vé d’énormes dif­fi­cul­tés et de nom­breuses contra­dic­tions. Ces périodes ont été celles où, aux prises avec mes sup­po­si­tions, je me suis trom­pée le plus, mais aus­si pro­fon­dé­ment ques­tion­née. Dans les limites concep­tuelles fixées avant une enquête de ter­rain, émer­geaient un cadre théo­rique, une approche métho­do­lo­gique et un débat géné­ral et, lorsque je m’engageais dans la voie ain­si tra­cée, je me ren­dais compte que ce cadre me ras­su­rait, mais limi­tait éga­le­ment ma per­cep­tion. Car, quelque soit votre approche d’ensemble, avant de com­men­cer la recherche pro­pre­ment dite, vous obser­vez de loin, à tra­vers quelques concepts, et vous tra­cez votre par­cours en fonc­tion d’une per­cep­tion aux contours pré­éta­blis.

Chaque fois que j’ai ren­con­tré un indi­vi­du en marge, j’ai eu la sur­prise de décou­vrir une réa­li­té qui m’avait échap­pée, mal­gré un champ élar­gi de réflexion et une atten­tion par­ti­cu­lière à l’Autre, et j’ai com­men­cé à ques­tion­ner mon regard anté­rieur. J’ai alors déce­lé les a prio­ri théo­riques, les hypo­thèses que je croyais exactes, mes propres pré­ju­gés, et ce n’est qu’en dénouant pro­gres­si­ve­ment tous ces noeuds que j’ai pu avan­cer. Ain­si, j’ai été ame­née à ouvrir des sen­tiers qui ont élar­gi, mais par­fois aus­si rétré­ci, la pre­mière tra­jec­toire que je m’étais fixée.

Entrer ou sor­tir, qu’est-ce qui est plus dif­fi­cile ?

Il y a plu­sieurs années, j’ai assis­té à la réac­tion d’un groupe de gens de la rue face à des cher­cheurs. Les enfants et les ado­les­cents en par­ti­cu­lier dis­cu­taient avec les gens, deman­daient leur aide, osaient même des fami­lia­ri­tés, mais n’acceptaient jamais les obser­va­teurs ni les jour­na­listes au sein de leur groupe. Sur ces gens que j’ai connus par hasard, qui m’ont accom­pa­gnée dans des expé­riences inso­lites, et avec qui j’ai vécu un par­tage qui m’a trans­for­mée, je n’ai entre­pris ni publié aucune recherche. Non pas que je n’éprouvais pas pour une telle étude l’enthousiasme qu’attisaient les secrets de leur uni­vers qu’ils par­ta­geaient avec moi. Je n’ai pas pu le faire, tout sim­ple­ment. J’ai été impres­sion­née par leur manière d’aborder les cher­cheurs, j’ai réflé­chi sur leurs com­por­te­ments, je me suis ques­tion­née. Et puis, je ne me sen­tais pas prête. « Peut-être que plus tard, j’écrirai autre chose… me disais-je. Des choses dans les­quelles je met­trai aus­si ma propre réa­li­té… »

Certes, les gens de la rue ne savaient pas dis­tin­guer un cher­cheur d’un jour­na­liste mais, désa­bu­sés par d’innombrables mau­vaises expé­riences, ils reje­taient tous ceux qui venaient gla­ner des infor­ma­tions sur eux. Et j’ai aus­si vu com­ment ils cas­saient les appa­reils­pho­tos, lorsque ça n’allait plus dans leur tête, comme ils le disent. Durant les années que j’ai pas­sées par­mi eux, j’ai un peu com­pris la rai­son de ces gestes d’exaspération. Ces gens ne vou­laient pas que l’on divulgue les secrets qu’ils pen­saient leur appar­te­nir, ni que l’on décode l’univers qu’ils s’étaient construits et qu’ils avaient grand peine à pré­ser­ver. Ils croyaient à la néces­si­té de pro­té­ger du monde exté­rieur qui les assié­geait et en lequel ils n’avaient aucune confiance, les secrets qu’ils consi­dé­raient comme les plus grandes richesses leur per­met­tant de res­ter debout. En même temps, ils pen­saient déte­nir une évi­dence dans le contexte de vio­lence où ils vivaient : « La plu­part des hommes sont inté­res­sés… La majo­ri­té des gens est mau­vaise… » Ils voyaient le Mal dans les rai­sons qui pous­saient les autres à nouer des rela­tions avec eux. Ils qua­li­fiaient d’« inté­res­sé » tout cher­cheur venu faire une enquête. « Il gagne­ra du fric sur notre dos… », ou bien « Il don­ne­ra une mau­vaise image de nous… » disaien­tils.

Par­mi les gens de la rue, les enfants sur­tout n’ont plus ce reflexe de méfiance. D’ailleurs, à cause des Asso­cia­tions et des Fon­da­tions qui oeuvrent pour eux, mais aus­si des opé­ra­tions de police pri­vant leur sphère intime de toute chance d’exister, ils n’ont plus beau­coup de secrets. Ils ont aus­si fini par aimer être des objets d’attraction. Cepen­dant, c’est leur réac­tion spon­ta­née d’autrefois, dont j’ai été un proche témoin, qui était per­ti­nente. Ces gens ne vou­laient pas être mêlés à une quel­conque recherche. Se cam­pant hors de la socié­té, avec le fort sen­ti­ment d’être corps et âmes dans une benne à ordures, ces hommes et ces femmes ful­mi­naient contre la loupe gros­sis­sante que d’autres gens à l’aise tenaient sur leur exis­tence.

Cette colère n’est pas tou­jours expri­mée avec la rete­nue du vieux Tibé­tain, ni avec exa­cer­ba­tion, comme le font les gens de la rue. N’importe quelle per­sonne se sen­ti­rait agres­sée par des intru­sions visant son exis­tence contre sa volon­té. Celui qui est réi­fié dans une quel­conque étude uni­ver­si­taire ou à tra­vers une enquête média­ti­sée, en prend conscience au bout d’un cer­tain temps. Même s’il trouve cette situa­tion nor­male, en l’intériorisant, soit il s’en éloigne, soit il met à dis­tance le cher­cheur avec qui il a accep­té de s’entretenir. Cette mise à dis­tance n’influe pas le fait qu’il parle trop ou pas assez, mais plu­tôt la façon dont il parle de lui­même. Avant tout, il raconte ce qu’on attend de lui et parle de l’habit qu’on lui a taillé. Il verse dans la lit­té­ra­ture vic­ti­maire, par exemple, ou bien écha­faude inlas­sa­ble­ment la ver­sion fil­mique de son iden­ti­té ima­gi­naire… Ain­si, la véri­té est mas­quée, et le réel com­mence à se décli­ner selon les varia­tions d’une télé-réa­li­té.

Il nous fau­drait donc déve­lop­per une méthode qui, pas­sée au crible des ques­tion­ne­ments déon­to­lo­giques, empê­che­rait la cho­si­fi­ca­tion des per­sonnes, notam­ment des exclus. Ici, la ques­tion n’est pas seule­ment de trou­ver la méthode appro­priée, mais d’asseoir sur une approche éthique, tant notre impli­ca­tion dans la recherche que les connais­sances qui en découlent. Notons ici qu’intégrer dans les études les indi­vi­dus qui nous inter­pellent, faire ain­si émer­ger leurs paroles tout en garan­tis­sant l’objectivité, la cohé­rence et la jus­ti­fi­ca­tion de la recherche, est capi­tal, non pas du point de vue de la dyna­mique de la recherche, mais de celui de sa signi­fi­ca­tion.

Les logiques qui cho­si­fient l’individu sont les consé­quences directes de l’esprit de pou­voir que dis­si­mule l’institutionnalisation des sciences, spé­ci­fi­que­ment sociales. Si une étude se fixe l’objectif de connaître pour assié­ger et domi­ner, elle réi­fie les indi­vi­dus. C’est pour­quoi, avant de s’engager dans une étude rela­tive aux relé­gués de la socié­té, on devrait préa­la­ble­ment répondre à la ques­tion : « Pour­quoi cette recherche ? » De même qu’elle met en lumière l’arrière-plan de la méthode à suivre tout au long des tra­vaux, cette réponse rend éga­le­ment visible la nature et le pour­quoi du savoir ain­si consti­tué.

Avec l’instrumentalisation des savoirs, les liens exis­tant entre les dif­fé­rentes formes de pou­voir décident des moti­va­tions des recherches. Ces der­nières finissent par se mettre au ser­vice d’une connais­sance détour­née pour défi­nir le modèle domi­nant, s’ingérer, contraindre, gou­ver­ner ou encore conce­voir de nou­velles tech­niques de mar­ke­ting en diag­nos­ti­quant, voire en créant les besoins. Evi­dem­ment, le cher­cheur ne décrit pas ain­si son inten­tion, mais der­rière cette curio­si­té qui l’anime et qu’il ne ques­tionne pas assez, il n’y a rien de posi­ti­ve­ment dif­fé­rent. Si elle n’est pas bien son­dée, la soif de savoir brouille aus­si la signi­fi­ca­tion du savoir émer­geant.

Et moi ? Pour­quoi ai-je donc le désir de savoir qui sont ces enfants de la rue, ces tra­ves­tis, ces ouvriers du sexe et ces tzi­ganes ? Qu’est-ce que cette curio­si­té me pousse à com­prendre ? Une réa­li­té qui m’est exté­rieure ? Y a‑t-il, dans cet espace, des véri­tés dignes d’intérêt ? On devrait répondre prio­ri­tai­re­ment à ces ques­tions. Pré­ci­sons que l’orientation de l’étude émer­ge­rait de ces réponses for­mu­lées en amont.

Quelle que soit la cause que nous défen­dons, celui du dehors, l’anormal ou le réprou­vé, est en même temps un objet de spec­tacle et de consom­ma­tion. Les exclus sont des proies plu­tôt faciles, bien qu’ils paraissent dif­fi­ciles d’approche. A cause de la gra­vi­té, mais aus­si du carac­tère sin­gu­lier des ques­tions qui les concernent, ils offrent aux obser­va­teurs l’occasion de briller faci­le­ment. C’est pour cela, me semble-t-il, que jour­na­listes, cher­cheurs, et cer­tains pro­mo­teurs de sen­sa­tion­nel courent der­rière l’autre dif­fé­rent. Bon nombre de ces per­sonnes accourent dans les espaces de confi­ne­ment des désaf­fi­liés ; d’autres, armés d’un appa­reil-pho­to, d’un magné­to­phone ou d’un sty­lo, essaient de déni­cher des his­toires, et quelques uns vivent la recherche comme une aven­ture. Mais cette der­nière aus­si par­ti­cipe de l’exclusion de l’autre… Car exhi­ber l’autre, l’observer et par­ler de lui, sont les rouages d’un même pro­ces­sus de mise à l’écart.

Ecou­tons ce que dit Ali Akay : « Le socio­logue navi­gue­ra évi­dem­ment entre plu­sieurs uni­vers, essaie­ra de com­prendre les gens qui ont une affec­ti­vi­té et un vécu mécon­nus de lui, et s’introduira par­fois dans ces vies-là. « Je vou­drais entrer dans plu­sieurs vies — nous dit Bour­dieu, repre­nant une phrase de Flau­bert — c’est-à-dire dis­cu­ter, par­ler, à l’intérieur même de ces vies, avec ceux qui la vivent, et tis­ser ain­si des liens entre les sin­gu­la­ri­tés des êtres. » » (Akay, 1995, page 17).

Pour­sui­vons nos inter­ro­ga­tions à tra­vers ces phrases, preuves de l’enthousiasme des socio­logues ou des spé­cia­listes en Sciences sociales. Que vou­drait donc dire « Je vou­drais entrer dans plu­sieurs vies… » ? S’agit-il de la volon­té de conqué­rir, de consom­mer le monde, ou bien de le com­prendre, de quit­ter pro­vi­soi­re­ment la peau dans laquelle on res­pire ? Est-ce le désir de contem­pler le monde et soi-même depuis une fenêtre dif­fé­rente ?

La ques­tion du pour­quoi est inti­me­ment liée à la façon dont on cir­cule entre ces diverses exis­tences. Com­ment nous intro­dui­sons-nous dans ces vies ? Quand et com­ment les quit­tons-nous ? Est-ce facile d’aller et venir entre plu­sieurs vies ? Est-ce dif­fi­cile de s’y intro­duire, mais facile d’en sor­tir ?

Une recherche est avant tout un pro­ces­sus de par­tage. Ce der­nier marque aus­si bien l’observateur que les indi­vi­dus sur les­quels porte l’observation. Il est donc indis­pen­sable de bien réflé­chir sur l’issue de ce par­tage, par­ti­cu­liè­re­ment s’il existe une dif­fé­rence de sta­tut social entre l’observateur et l’enquêté, et même s’il est sou­vent dif­fi­cile de déli­mi­ter dès le départ le cadre des attentes mutuelles qui se déclarent pen­dant les échanges. Rap­pe­lons, à ce pro­pos, qu’après un si long par­tage, l’enquêté subi­rait une grave atteinte morale, se voyant réduit à un moule dont la signi­fi­ca­tion et le contrôle lui échappent tota­le­ment. Ses phrases et ses récits fini­raient par lui paraître étran­gers.

Nous pri­vi­lé­gions, en l’occurrence, l’oeil qui regarde de l’intérieur. Le cher­cheur devrait d’abord défi­nir sa place dans le cadre pour pou­voir s’interroger, mais aus­si rendre des comptes sur son point de vue.

L’analyse cri­tique des sys­tèmes com­plexes, notam­ment dans les Sciences de la vie, a influen­cé les débats métho­do­lo­giques en Sciences sociales. Avec l’ébranlement du dua­lisme car­té­sien et du modèle new­to­nien, la dicho­to­mie onto­lo­gique entre l’Homme et la nature a subi une frac­ture. (Com­mis­sion Gül­ben­kian, 1996, p. 74) ; se sont ain­si effon­drés cer­taines notions, comme la trans­cen­dance, l’impartialité et le déve­lop­pe­ment symé­trique, L’immanence et la manière de voir les ont sup­plan­tés. C’est de cette approche qu’émergent géné­ra­le­ment des regards auto­cri­tiques, à tra­vers les tra­vaux des cher­cheurs qui, sans adop­ter des pos­tures d’impartialité trans­cen­dante, recon­si­dèrent leur objec­ti­vi­té rela­tive et qui se voient dans la même spi­rale propre la marge, où obser­va­teur et groupe social s’influencent mutuel­le­ment. Ces spé­cia­listes ont pour but de s’observer à tra­vers le regard de l’enquêté, d’étudier, depuis la marge, un cadre dans lequel ils s’intègrent, et ils déter­minent leur méthode d’analyse confor­mé­ment à ce choix. On pri­vi­lé­gie désor­mais le fait de vivre des situa­tions où le cher­cheur, se pla­çant, fût-ce pro­vi­soi­re­ment, dans un groupe social, fait de l’observation un ins­tru­ment com­mun de trans­for­ma­tion, et où l’objectivité est redé­fi­nie dans ce nou­veau contexte. Ain­si, la recherche devient action.

La ques­tion : « Pour­quoi faire cette recherche ? » sup­pose de répondre à d’autres inter­ro­ga­tions. « A qui pro­fite ce tra­vail ? Envers qui suis-je inévi­ta­ble­ment res­pon­sable ? » Et cela est inti­me­ment lié à l’usage que l’on fait des conclu­sions de la recherche, tout comme des déci­sions prises pen­dant les tra­vaux. Avec qui les par­tage-t-on ? De quelle manière ? Dans quel domaine ? Où la recherche devrait-elle s’arrêter ? Que faire après la fin de cette étude ? Si une ana­lyse, un article, un livre ou une thèse voit le jour, à l’issue d’une recherche sur les vio­lences faites aux per­sonnes exclues par les rap­ports sociaux de domi­na­tion, à qui cela béné­fi­cie-t-il ? En 1998, après la publi­ca­tion des conclu­sions de notre étude consa­crée aux évé­ne­ments de la rue Ülker, inti­tu­lée « Rue Ülker : espace de relé­ga­tion d’une sous­cul­ture », repu­bliée plus tard dans « Masques, Cava­liers et Gon­zesses », Demet Demir, un trans­sexuel qui m’avait encou­ra­gée à entre­prendre ce tra­vail, et par­ti­ci­pé acti­ve­ment à l’élaboration de nos obser­va­tions, m’avait posé cette ques­tion : « Est-ce que la rue Ülker est une fata­li­té ? » À quoi pou­vais-je donc abou­tir avec de telles inter­ro­ga­tions ?

Nous avions bien vu que les évé­ne­ments de la rue Ülker rece­laient un poids social impor­tant, que nous avons d’ailleurs ana­ly­sé durant notre tra­vail. L’expérience vécue dans ce lieu par les tra­ves­tis et les trans­sexuels n’était pas dis­so­ciable de sexisme, d’hétérosexisme, de mili­ta­risme, de natio­na­lisme, de la muta­tion des villes par la mon­dia­li­sa­tion, ni des rap­ports sociaux de domi­na­tion. « Ce n’est certes pas une fata­li­té, mais il nous faut d’abord une trans­for­ma­tion sociale. Et jusqu’à ce que l’on se débar­rasse du sexisme, du mili­ta­risme et des autres ‑ismes, vous conti­nue­rez de vivre cela », aurais- je dû dire à Demet. Je n’ai pas pu le lui dire. Car, fidèles à notre ligne métho­do­lo­gique, plu­sieurs per­sonnes avaient réflé­chi et tra­vaillé ensemble tout au long de notre recherche. Nous avions réus­si un vrai par­tage.

La recherche est donc un par­tage. Obser­ver l’autre, c’est aus­si se regar­der par ses yeux. Les seules recherches inno­va­trices, capables donc d’explorer de nou­velles voies, sont celles qui per­mettent de s’observer mutuel­le­ment et de se par­ler, et non pas celles qui se réduisent à un seul point de vue, ou à un regard par­tial.

Après une telle com­pli­ci­té et tant d’échanges dans la rue Ülker, on ne pou­vait pas aban­don­ner les exclus de ce quar­tier à leur impuis­sance écra­sante, ni à cette inter­ro­ga­tion : « Est-ce que le rue Ülker est une fata­li­té ? » Voi­ci ce que j’écrivais dans l’introduction de « Masques, Cava­liers et Gon­zesses » :

« Du point de vue des tra­ves­tis, des trans­sexuels, des habi­tants de la rue Ülker, mais aus­si des gens qui s’étaient décou­vert un lien fort avec ce lieu à cause des évé­ne­ments, que signi­fie­ra cette recherche ? Convain­cue qu’en Sciences sociales, le savoir est cou­pé de la vie, j’estime que les tra­vaux réa­li­sés cho­si­fiaient les indi­vi­dus au lieu de les inci­ter à une réflexion sur leur vécu. Et moi, pour­rai-je donc dépas­ser, au cours de cette étude, mes habi­tudes acquises depuis tant d’années ? Ou réus­si­rai-je à inté­grer dans ce tra­vail les approches alter­na­tives des spé­cia­listes fémi­nines ? Je ne vou­lais pas lais­ser les ins­ti­tu­tions offi­cielles récu­pé­rer les ensei­gne­ments résul­tant des obser­va­tions. Bien au contraire, la meilleure méthode était d’élaborer et d’utiliser ce savoir avec les enquê­tés-mêmes. […] C’est uni­que­ment ain­si que pou­vait sur­gir un pro­jet com­mun d’action. Il me sem­blait qu’un tel tra­vail aurait un sens, s’il pou­vait nous mener à une quête col­lec­tive du savoir et par consé­quent, à une éven­tuelle inter­ven­tion sur la vie, et non au simple constat des faits. » (Selek, 1998 – 2007, page 28)

Fina­le­ment, l’enquête n’a pas été ache­vée et s’est trans­for­mée en une étude d’actions. Entraî­nés par les constats émer­geant des obser­va­tions, nous avons emprun­té un nou­veau che­min et, tous ensemble, fon­dé l’Atelier des Artistes de Rues.

Pour­sui­vons avec un extrait de « Masques, Cava­liers, Gon­zesses ».

« Est-ce que la rue Ülker était une fata­li­té ? Pou­vions- nous affir­mer, d’un côté, que la vio­lence pou­vait être sup­pri­mée, et de l’autre, essayer de la com­prendre ? Ou encore, étions-nous capables de par­ta­ger la manière dont nous l’avions vécue ? C’est avec ces inter­ro­ga­tions qu’a com­men­cé la trans­for­ma­tion de l’enquête en étude d’activisme. Dès les pre­miers pas, il fal­lait sus­ci­ter des liens entre les gens, s’assurant que des lan­gages et des par­lers dif­fé­rents puissent se croi­ser, et de les inci­ter à se décou­vrir, à tra­vers leur his­toire et leurs expé­riences res­pec­tives. Les rela­tions ain­si for­gées ont débou­ché sur la créa­tion de l’Atelier des Artistes de Rue. Les pre­miers mois, nous avons eu peine à main­te­nir dura­ble­ment la cohé­sion des groupes, que des murs invi­sibles, par­fois même des fos­sés sépa­raient. […] Apeu­rés par un cli­mat d’insécurité, per­sonne ne vou­lait par­ler à per­sonne. Dans notre petite salle que nous avions louée comme ate­lier, nous avons pris conscience com­bien nous étions meur­tris, iras­cibles, instables, impa­tients, crain­tifs et mal­adroits ! […] Puis, nous avons lan­cé la col­lecte des déchets dans les rues de la ville, nous avons ache­té de la pein­ture, du papier, du plâtre, de la colle et de la terre glaise. Déter­mi­nés à rendre à la vie tous ces détri­tus, nous avons com­men­cé à pan­ser nos plaies et à nous recons­truire. Peu de temps après, notre ate­lier était plein de tableaux mul­ti­co­lores, témoins de toutes nos sen­si­bi­li­tés. […] Les conver­sa­tions se sont inten­si­fiées pen­dant les ate­liers. Petit à petit, cha­cun a livré son his­toire. C’est l’art qui a ren­du les ren­contres pos­sibles. (Selek, 1998 – 2007, p. 265, 266)

Plus tard, l’Atelier a connu d’autres péri­pé­ties encore, mais les gens ne se sont plus quit­tés. Cette expé­rience posi­tive m’a concrè­te­ment mon­tré com­ment cha­cune de mes recherches allait désor­mais trans­for­mer mon exis­tence.

Etre dif­fé­rent ou ne pas l’être ?

Au cours d’une recherche, le fait d’être dif­fé­rent ou non des enquê­tés, pose les mêmes pro­blèmes de méthode. Lors des obser­va­tions que j’ai effec­tuées sur les exclus, je me suis trou­vée dans ces deux situa­tions en même temps.

Tou­jours lors de mes enquêtes dans la rue Ülker, je consta­tais mes points com­muns avec les tra­ves­tis ou les trans­sexuels, vic­times de vio­lences et confron­tés aux bandes ou aux bri­gades de police, et j’avais le sen­ti­ment que j’occupais les mêmes posi­tions qu’eux. Mais je me sen­tais aus­si dif­fé­rente. Je n’étais ni les­bienne, ni trans­sexuelle, mais une hété­ro­sexuelle appar­te­nant à la majo­ri­té domi­nante. Mon sta­tut, tant cultu­rel que social, m’avait tenue à l’abri de leurs expé­riences. Je cam­pais à la lisière, voire à l’extérieur de leur uni­vers. J’étais une étran­gère pour eux. Jamais je ne m’étais ques­tion­née de leur point de vue. Pétrie des seules valeurs du milieu où j’avais gran­di, je n’avais pas, jusqu’alors, affron­té mon propre regard sur l’homosexualité, encore moins sur l’hétérosexualité. C’est ce tra­vail sur le cas de la rue Ülker qui m’a conduite à une telle intros­pec­tion.

Sur le cha­pitre des pré­ju­gés gros­siers, j’ose affir­mer que je n’ai pas eu trop de failles, mais face aux vic­times, j’ai eu énor­mé­ment de mal à res­ter objec­tive, à tel point que je me voyais par­fois frô­ler l’aberration de ne pas inter­ro­ger les agres­sés, ne les consi­dé­rant pas comme acteurs. Cette erreur de juge­ment peut pous­ser un obser­va­teur à réduire l’opprimé au sta­tut d’individu pas­sif, de sup­pli­cié, et par consé­quent, à faire l’éloge de la vic­ti­mi­sa­tion. A l’instar de cer­tains voya­geurs orien­ta­listes, le cher­cheur peut obser­ver un groupe social consi­dé­ré comme infé­rieur, non pas dans sa propre réa­li­té, mais à tra­vers un scé­na­rio mythique, char­gé de signi­fi­ca­tions magiques.

Je suis moi aus­si tom­bée dans cet écueil. Dès le début de l’enquête, j’avais d’ailleurs for­te­ment pres­sen­ti ce dan­ger, comme je le pré­cise dans mon intro­duc­tion :

« L’atmosphère sen­ti­men­tale créée par les témoi­gnages des enquê­tés pou­vait me pous­ser à écrire des louanges pour ces nou­veaux amis, deve­nus même com­plices, et à décla­rer sou­mise cette com­mu­nau­té-sujet. » (Selek, 1998 – 2007, page 27).

Durant nos enquêtes et entre­tiens, j’ai consta­té que les pré­vi­sions seules n’étaient pas satis­fai­santes, et je n’ai pu gar­der mes dis­tances vis-à-vis des gens, sur­tout des plus lésés. De peur d’instaurer des rap­ports de domi­na­tion, nous avons créé une situa­tion où, à cer­tains moments, mes propres obser­va­tions et les récits des tra­ves­tis et des trans­sexuels se confon­daient. Ma mécon­nais­sance de leur monde, dou­blée d’une crainte d’être inca­pable, parce qu’hétérosexuelle, de les com­prendre, a entraî­né des appré­cia­tions erro­nées. Au fur et à mesure que j’avançais, je me heur­tais à mes propres hési­ta­tions et j’ajustais ma dis­tance. J’ai éprou­vé les mêmes dif­fi­cul­tés en tra­vaillant avec les Gitans et les tra­vailleurs du sexe. Si j’avais choi­si comme sujet de recherche les expé­riences par­ta­gées avec les enfants des rues, j’aurais eu plus de mal à défi­nir mon approche, afin de mener un tra­vail objec­tif.

Dans tous ces tra­vaux, une autre équa­tion a sur­gi de mes rela­tions avec les rive­rains du quar­tier, la police, les ultra­na­tio­na­listes et les proxé­nètes. Dans ce genre de contexte, les pré­ju­gés l’emportent sur les dis­cours de domi­nant. Avant même qu’une per­sonne, dont on a une connais­sance par­cel­laire et une ima­gée figée, ne com­mence à par­ler, on tente de devi­ner ce qu’elle veut dire, de l’inciter à expri­mer uni­que­ment cer­taines choses, et de faire émer­ger ain­si une véri­té dont on a la cer­ti­tude. Pour cela, on déli­mite les entre­tiens par des ques­tions aux réponses connues d’avance ; ou encore, sou­cieux de décou­vrir le vécu des per­sonnes inter­ro­gées sous un angle unique, on for­mule les ques­tions en consé­quence. Les entre­tiens sont alors diri­gés dans un cadre pré­dé­ter­mi­né par l’enquêteur, et non dans l’espace de parole sou­hai­té par l’enquêté.

Tout au long de l’étude sur la rue Ülker, je n’ai ces­sé de remettre en ques­tion mes approches, et j’ai mul­ti­plié les entre­tiens avec cer­taines per­sonnes. Et quand je ne pou­vais pas le faire, je pre­nais soin d’analyser de mon mieux toutes les don­nées, et d’exposer mes posi­tions dont je voyais l’incidence sur les tra­vaux.

Il me semble que c’est le par­tage qui a, dans une cer­taine mesure, sau­vé les recherches que nous avons effec­tuées. Par­tant du constat que l’impartialité affec­tée est le majeur obs­tacle à l’accroissement du degré d’exactitude des conclu­sions (Com­mis­sion Gül­ben­kian, 1996, p. 72,73), je consi­dé­rais qu’il était fon­da­men­tal d’être objec­tif et d’assumer les conclu­sions de l’étude. Acquise à l’idée que cette accep­tion de l’objectivité s’inspire direc­te­ment de l’idée que la connais­sance n’est pas don­née d’avance, que la recherche peut nous sur­prendre par rap­port à nos attentes, et nous apprendre ce que nous igno­rions (Com­mis­sion Gül­ben­kian, 1996, p. 85), je me suis dévoi­lée dès le début. J’ai donc expli­qué quelles inter­ac­tions m’avait pous­sée vers ces tra­vaux, et j’ai expo­sé mon regard, mes pré­ju­gés, les contra­dic­tions que j’avais tra­ver­sées durant la recherche, les pro­blèmes, les erre­ments, la rai­son de tel ou tel choix, et la façon dont j’avais tra­cé la voie à suivre. En cours de route, j’ai conti­nué à recon­si­dé­rer le sujet de la recherche, mes appuis théo­riques, mais éga­le­ment mes propres hypo­thèses.

Cette règle indis­pen­sable, clé de la cohé­rence de la recherche, revêt une plus grande impor­tance dans les tra­vaux consa­crés aux exclus. Mon­trer par où et com­ment on observe une réa­li­té com­plexe, révé­ler ses pré­ju­gés, expo­ser com­ment on éla­bore une pro­gres­sion objec­tive, bref, rendre des comptes sur tous les stades des tra­vaux, per­met d’inclure dans l’étude, en tant qu’éléments consti­tu­tifs, les dif­fi­cul­tés ren­con­trées pen­dant ce long pro­ces­sus.

Voir la dif­fi­cul­té

Je vou­drais conclure par cette inter­ro­ga­tion. Ai-je réus­si, grâce à tout ce que je viens de décrire, à par­faire ma métho­do­lo­gie pour d’autres études que je consa­cre­rai aux vies en marge ? Puis-je désor­mais entrer plus aisé­ment dans l’existence de ces per­sonnes ? Et une fois que j’y suis, puis-je me pla­cer au bon endroit, cor­ri­ger mon point de vue, mes ques­tions et mes réponses par rap­port aux prin­cipes métho­do­lo­giques que je me fixe ?

Il est cer­tain que ces recherches, par­fois pesantes, ont réel­le­ment trans­for­mé ma vie et m’ont per­mise d’engranger une connais­sance pré­cieuse. Ain­si, dans mes rela­tions sociales, comme dans les récits d’enquête que je lis ou que j’écoute, je par­viens à me munir d’un regard plus cri­tique, puis, en inter­pré­tant toutes les conclu­sions, à mieux défi­nir ma propre posi­tion.

Mais je n’accoure plus dans ces quar­tiers recu­lés afin de trou­ver des réponses à mes inter­ro­ga­tions sur les espaces de relé­ga­tion. Le tra­vail de l’observateur se trouve sou­vent ralen­ti, de mul­tiples façons, par le sou­ci d’une approche éthique et d’une inter­ro­ga­tion sérieuse sur l’intention, la fina­li­té et la méthode de la recherche. Lorsque, de sur­croît, les expé­riences de ter­rain, contrai­gnantes, viennent s’ajouter à cette ligne de conduite, on peut dif­fi­ci­le­ment entrer dans d’autres vies. Car cela vou­drait dire qu’on doit chan­ger de vie. Et la vie, on ne peut si faci­le­ment en chan­ger… Kenar­da­ki­lerle çalis­mak mi ? Pinar Selek, tra­duit du turc par Ali Ter­zio­glu





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