Pinar Selek, coupable d’être sociologue

On sait les journalistes persécutés pour leurs écrits, pour leurs photos dans tant d’endroits du monde. On le sait moins, mais les sociologues exercent aussi un métier dangereux. Il est vrai que journalistes et sociologues pratiquent l’enquête, sous des formes différentes, mais qui viennent souvent contrarier les discours officiels, ceux des Etats et des pouvoirs.

Pinar Selek, sociologue turque, est depuis treize ans accusée à tort d’un acte terroriste odieux (avoir posé une bombe au marché aux épices d’Istanbul qui a causé la mort de sept personnes) ; elle a été emprisonnée pendant deux ans et demi, torturée. Qu’importe que les rapports de police aient établi depuis le début qu’il ne s’agit pas d’une bombe, qu’importe que les rapports d’experts aient conclu à une fuite de gaz butane, l’injustice d’Etat est en marche, depuis 1998. Libérée en décembre 2000 sur la base de ces expertises scientifiques incontestables, qui seront régulièrement confirmées par la suite, Pinar Selek fut renvoyée devant le tribunal. Acquittée pour ces faits, des faits qui n’en sont pas, en 2006, après un procès qui aura duré cinq ans, il se trouvera un procureur pour faire appel de cette décision.

Bien qu’elle soit de nouveau acquittée à l’issue d’un deuxième procès d’assises en 2008, la Cour de cassation cette fois décide de la poursuivre encore, sous le même chef d’inculpation. Le 9 février 2011, les juges ont de nouveau conclu à son innocence, suscitant le soulagement chez tous ses soutiens, turcs et internationaux, présents au procès. La joie a été de courte durée : deux jours après, le ministère public vient de faire appel de cet acquittement. Un quatrième procès aura donc lieu avec les mêmes réquisitions : l’emprisonnement à perpétuité.

On a beau lire et relire le « dossier » de Pinar Selek, on ne comprend pas, dans un premier temps, l’acharnement judiciaire dont elle est victime depuis 1998. Certes, Pinar Selek s’est engagée très tôt dans les mouvements féministes, antimilitaristes, ce qui a sans doute suscité l’ire des fractions les plus nationalistes et les plus militaristes de l’Etat turc, et des menaces, déjà. Elle a aussi créé, en 1996, à Istanbul, elle avait alors 25 ans, l’Atelier de rue, qui accueillait non seulement « les enfants de la rue » mais aussi « des adultes, SDF, travestis, transsexuelles, travailleuses du sexe, gays, lesbiennes, des voleurs, des universitaires, des vendeurs ambulants, des collecteurs d’ordures, des musiciens gitans ». Un lieu unique, de débat et de création artistique, en ce sens un « atelier », dont elle a fait d’ailleurs le sujet de sa thèse. On imagine bien ce que ce « lieu d’échanges, lieu de mélanges », comme elle le qualifie elle-même, a pu susciter de haine chez les intégristes et autres gardiens de l’ordre moral et social. Mais dans une société turque en pleine transformation, Pinar Selek n’est pas la seule jeune femme à s’engager ainsi. Tout cela ne suffit donc pas à expliquer un tel acharnement, à commencer par la constitution de ce dossier judiciaire sans preuves, voire, ce qui est apparu lors du procès du 9 février, par la fabrication de preuves, pour attester sa culpabilité (comme le creusement d’un cratère pour corroborer, contre les rapports d’experts, la thèse de la bombe).

Pinar Selek est coupable aux yeux d’une partie de l’Etat, de son appareil militaire policier et judiciaire. Coupable de s’être intéressée à une réalité déniée, parce que réduite au terrorisme, celle de la guerre civile menée contre les kurdes ; d’autant plus coupable d’ailleurs qu’elle est une jeune intellectuelle non kurde. Or la lutte contre le terrorisme kurde en Turquie (comme, pendant la guerre d’Algérie, la lutte contre les indépendantistes algériens) « justifie » tous les traitements d’exception, toutes les opérations de basse police, toutes les pratiques inhumaines et indignes. En Turquie aujourd’hui, la question kurde, comme la question arménienne et, plus largement, le mythe national sont des sujets tabous dont on ne parle pas, ou plutôt dont on ne peut parler qu’en reprenant la version officielle, celle de l’Etat. Au risque de subir une répression arbitraire à laquelle n’ont pas échappé, malgré leur notoriété internationale, les grands écrivains turcs Yachar Kemal et Orhan Pamuk, qui soutiennent aujourd’hui Pinar Selek.

Pinar Selek est donc coupable d’avoir fait son travail de sociologue sur un sujet sensible. Coupable d’avoir opéré la rupture liminaire avec le sens commun et tous les discours d’Etat. Coupable d’avoir tout simplement enquêté auprès des militants kurdes pour comprendre leurs raisons et leurs motivations ; ce qui l’a amenée à les rencontrer et à les interviewer avec l’empathie que doit mettre en oeuvre le sociologue dans la réalisation de ses entretiens.

Oui, Pinar Selek est bien coupable d’avoir été sociologue, jusqu’au bout, jusqu’au bout de ses forces, refusant de communiquer, même sous la torture, l’identité de ses enquêtés, refusant en d’autres termes que son enquête sociologique vienne alimenter un fichier policier. Ce qui lui a valu depuis treize ans cette accusation gravissime – qui laisse des traces, même s’il est démontré très vite qu’elle ne repose sur rien – la prison, la torture, l’obligation de résider hors de Turquie et ces procès à répétition, c’est bien d’avoir agi en sociologue, d’avoir rigoureusement respecté les protocoles et l’éthique de la recherche.

L’acharnement judiciaire contre Pinar Selek doit cesser. Il est humainement ignominieux, il est juridiquement contraire aux principes que doivent respecter les Etats européens (et la Turquie, légitimement, prétend à ce statut), notamment l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui proclame : « Les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée. » Le 25 février, Pinar Selek devait être à Paris pour témoigner, lors de la rencontre inaugurale de Chercheurs sans frontières. Son cas illustre emblématiquement l’urgence d’une mobilisation large pour défendre la liberté de recherche partout dans le monde.

 

Frédéric Neyrat, Président de l’Association des sociologues enseignants du supérieur (ASES), membre de Chercheurs sans frontières (CSF)

Article paru dans l’édition du 26.02.11
Le Monde





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