Un féminisme à la tête des luttes civiles

TURQUIE • Militante et sociologue, Pinar Selek raconte comment le féminisme turc a instauré un nouveau mode de contestation basé sur le refus de la violence, déterminant dans l’histoire turque.

Elle est devenue sociologue parce qu’il faut «analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir». Pinar Selek se consacre à cette tâche depuis près de vingt ans, ce qui lui vaut des pressions. Elle dénonce en effet la culture militariste de son pays, la Turquie, les rapports de domination qui s’y exercent et les exclusions qui en découlent, notamment celles des transexuels, cœur du premier livre écrit sur le sujet, et à l’origine d’une solidarité nouvelle. Alors qu’elle s’intéresse à la question kurde, Pinar Selek est arrêtée par la police turque. Elle refuse de donner les noms des personnes interviewées, malgré la torture, et découvre une autre forme de harcèlement, politico-judicaire celui-ci: elle est accusée d’avoir participé à un attentat qui fit des morts et des blessés au marché aux épices d’Istanbul, en 1998. Bien que plusieurs expertises aient attribué le drame à l’explosion accidentelle d’une bouteille de gaz, Pinar Selek est condamnée à plusieurs reprises – la dernière fois à perpétuité. Elle a connu la prison et la torture. En décembre dernier, le jugement est renvoyé devant la Cour suprême. Malgré ce qu’elle décrit comme une «épée de Damoclès» suspendue au-dessus de sa tête depuis dix-sept ans, elle poursuit son travail. Elle sera au Salon du livre samedi 2 mai à 16h, où elle présente Parce qu’ils sont Arméniens, son dernier ouvrage consacré aux conditions de vie de la communauté arménienne en Turquie.

Romancière, maîtresse de conférence en sociologie et en sciences politiques, chercheuse à l’Ecole normale supérieure de Lyon, Pinar Selek a aussi cofondé la première librairie féministe à Istanbul, la revue théorique Amargi vendue à plusieurs milliers d’exemplaires en Turquie. Amargi, comme l’association du même nom cofondée en 2001 qui s’engage contre les violences faites aux femmes. Elle était la semaine dernière à Genève, invitée par les études genre de l’université, pour y évoquer le rôle du féminisme dans la nouvelle contestation turque, dont les manifestations de juin 2013 sur la place Taksim sont un exemple.

Vous êtes à nouveau en attente de jugement. Comment vivez-vous cet énième rebondissement?
Pinar Selek: Cela me fatigue beaucoup. J’essaie de ne pas y penser, de vivre ce que j’étais «avant», de poursuivre mes luttes, ici ou en Turquie. J’aimerais ne plus être entendue que pour mon travail. Grâce à skype, je peux participer aux réunions de l’association Amargi, par exemple, et organiser notre revue féministe. Au moins, ils ne touchent pas à mes livres, sachant que je suis populaire. Quant au jugement… En dix-sept ans, j’ai vu tant de violations juridiques que tout est possible. En Turquie, vouloir la justice implique d’affronter le système judiciaire. Heureusement, je suis très entourée, en France comme chez moi.

Selon vous, les mouvements sociaux ont inventé un nouveau mode d’action politique capable de mettre fin à la violence.
Depuis quelques années, la Turquie voit l’émergence d’une contestation non violente. Comme tout Etat-nation, l’Etat turc n’est pas construit sur un contrat social mais sur une violence. Notre société est construite sur des souffrances héritées, sur les violences que suppose le conservatisme, sur les interventions internationales qui nourrissent les cycles de violence. Comment sortir de là? Par la protestation. Or, celle-ci est traditionnellement identifiée à la violence. Voyez Kobané…
Depuis une quinzaine d’années, pourtant, oui, un nouveau répertoire de contestation apparaît. Il ne remplace pas complètement l’ancien bien sûr, certains mouvements de gauche se radicalisent, comme les Kurdes. Mais l’espace militant turc voit apparaître de nouveaux modes d’action et de nouveaux groupes, les Arméniens par exemple, qui s’expriment désormais, suscitant des solidarités. A noter que le collectif remplace désormais l’organisation. Pour lutter contre l’autoritarisme d’Etat, il est plus facile d’être petit et d’œuvrer dans le court terme.

Quel rôle le féminisme a-t-il joué dans l’émergence de ce nouveau cycle?
Le féminisme a émergé tard en Turquie – dans les années 1980. Il n’a pas «simplement» revendiqué l’égalité mais, beaucoup plus radicalement, la liberté. La Turquie montre bien l’importance de l’Etat-nation dans la construction du genre. Lorsqu’en 1923, Ataturk œuvrant à la construction de la république a choisi la femme pour symboliser l’état moderne, leur accordant rapidement le droit de vote et d’éligibilité – c’était en 1934. Les universités ont rapidement eu 50% de professeures, les femmes féministes ont pris leur place. Mais Ataturk avait une vision traditionaliste du rôle de la femme républicaine. Pour émerger, le mouvement féministe a donc dû être antimilitariste et antinationaliste dès le début. C’est ainsi qu’il est devenu l’initiateur d’un nouveau mode de contestation et aujourd’hui, la principale force de la société civile. Il a remis en cause tout l’ordre social: comment on discute, défile, s’habille, qui on écoute dans les réunions et ailleurs, les hiérarchies, etc. Il a compris que combattre le sexisme revient à combattre aussi le capitalisme, l’hétéro-sexisme, le racisme, la colonisation de la nature. Mais la résistance reste importante, les crimes d’honneur, les viols, le montrent. A noter qu’avant le féminisme, la gauche avait déjà déconstruit beaucoup de modes dominants.

Féministes et LGBT sont-ils alliés en Turquie?
Le contexte répressif induit forcément une grande convergence entre les luttes. Fin 1987, les groupes LGBT se joignent au mouvement, participent à toutes les réunions des féministes et deviennent leurs plus proches alliés, contrairement à ce qui se passe en France. Elément déterminant, les militants féministes et LGBT avaient tous plusieurs engagements et l’échange d’expériences fut important entre les divers groupes: ils ont donc essaimé et joué un rôle crucial lors des manifestions de Taksim, avec le groupe écologiste social. A tel point qu’un groupe de gauche plutôt hétéro est allé féliciter l’un des groupes LGBT et  leur a promis – ce qui nous a fait beaucoup rire –  de ne plus jamais, dans l’effervescence d’un match, traiter quelqu’un de «pédé».

Quel rôle spécifique a joué le mouvement LGBT dans l’espace militant?
Le mouvement LGBT a complété le rôle du mouvement féministe en organisant un grand nombre de personnes, plutôt des jeunes, contre le système patriarcal et hétéro-sexiste. Ces militant-e-s ont joué un rôle important dans le développement du mouvement écologiste social et anti militariste. Mais je veux souligner surtout sa capacité de mobiliser un très grand nombre de jeunes sur des causes qui ne sont pas liées directement a l’orientation sexuelle mais aux dominations sociales. I

Dominique Hartmann

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