Vivre comme un cafard

C’est un véritable cri de désespoir qu’a lancé en 1998 une jeune femme de 28 ans du fond de la tristement célèbre prison d’Ümraniye à Istanbul.

« Que vouliez-vous dire en criant que vous ne vouliez pas vivre comme un cafard ? » a-t-on demandé à la sociologue Pinar Selek, accompagnée d’Aygul Erce (compositrice interprète), invitées à Rennes par le Collectif de soutien à Pinar Selek en France dans le cadre de la semaine de Solidarité internationale organisée par la Maison internationale de Rennes.

C’était la seule alternative que m’offraient mes tortionnaires, lors des interrogatoires auxquels j’étais cruellement soumise : vivre comme un cafard, c’est-à-dire vivre, en échanges de dénonciations d’amis, comme un cancrelat dans la peau d’un délateur, d’une balance, d’un indicateur de police.Pınar Selek

Pinar Selek n’a pas cédé et est sortie plus forte encore de cette épreuve.

Née d’une famille stambouliote très ouverte et sensible aux injustices, elle s’est très jeune engagée pour défendre les plus démunis, les enfants des rues, les femmes, les groupes de populations marginalisés et victimes de discriminations, les peuples minorisés comme les Arméniens et les Kurdes. C’est dans cette direction qu’elle a naturellement orienté ses recherches en tant que sociologue tout en sachant pertinemment qu’elle s’exposait à quelque danger. Pour autant, elle n’avait jamais pensé que cette quête pour le respect du droit et des libertés allait la conduire en prison avec une accusation de « terrorisme » valant la réclusion à perpétuité. Aujourd’hui encore, bien que remise en liberté depuis décembre 2000 après avoir purgé une peine de 36 mois d’emprisonnement et acquittée en 2006, elle est à nouveau poursuivie en appel pour « terrorisme présumé » devant la 9ème chambre pénale de la Cour d’Istanbul qui a requis contre elle une peine de 36 années de prison. Un collectif de soutien a lancé une pétition en sa faveur.

Sociologue et écrivaine engagée

Malgré toutes ces vicissitudes, Pinar Selek continue son travail de sociologue et d’écrivaine engagée, dirige sa maison d’édition depuis l’Allemagne où elle est réfugiée, apporte sa collaboration à différents journaux turcs et a déjà à son actif de nombreuses écrits, notamment Barışamadık sur les luttes pour la paix en Turquie (2004) et Sürüne Sürüne Erkek Olmak sur le dressage machiste et militariste des jeunes recrues qui sont, lors du service militaire, transformées en « êtres rampants » (2008).

« Être loin de chez soi, mais jusqu’où ? » était le titre de sa conférence à Rennes [1]. Le message que Pinar Selek a fait passer est celui de la détresse de ceux et de celles qui sont forcés à l’exil, quelles qu’en soient les raisons, politiques ou économiques. Cette errance est loin du nomadisme ancré dans la tradition des peuples éleveurs.

« La migration forcée, c’est la mort. Les richesses culturelles d’une communauté contrainte d’émigrer sont abîmées, ses dynamiques sont détruites », martèle Pinar qui s’affranchissait volontiers, quand elle était chez elle, dans sa maison, des pratiques ancestrales du patriarcat et qui avoue que, loin de sa terre, elle souffre d’être déracinée. Si elle refuse le repli communautaire, elle comprend néanmoins le désarroi de celui ou de celle qui a perdu tous ses repères et qui tente de reconstituer son chez soi.

La « Maison des Mondes » que la MIR veut créer est une initiative à laquelle souscrit Pinar. Est-ce une utopie ? Certainement pas, répond-elle sans hésiter, mais ce projet requiert de la part des initiateurs beaucoup d’attention, beaucoup de patience et beaucoup d’amour : un immigré, même bien accueilli – et c’est son cas quand elle évoque tous ses amis qui lui ont ouvert leurs portes et leurs cœurs (Pinar Selek vit à Berlin ; elle est l’hôte de l’association Pen International qui soutient les écrivains en exil) – a besoin d’un temps d’adaptation pour se reconstruire :

« il faut qu’il soit fort dans son âme, il faut qu’il retrouve ses repères. »

[1] « Cette conférence, qui fut un harmonieux mélange de philosophie, de poésie et de politique, enchanta un public venu d’horizons vraiment divers ; ce fait est si inhabituel qu’il mérite d’être signalé » (Ghania Boucekkine).

Article original publié le mercredi 24 novembre 2010 par Amitiés kurdes de Bretagne





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