Les possibilités d’inventer la politique malgré la « violence extrême »

POLITIQUE ET PHILOSOPHIE, CIVILITÉ ET ANTI-VIOLENCE
Les intellectuels et la violence
Pour les que les intellectuels aient prise sur la violence et sur les violences, il faut peut-être qu’ils cessent de l’observer, et pour cela qu’ils découvrent qu’ils sont toujours impliqués dans son économie – non seulement de manière générique (par exemple au sens d’une violence propre du logos : raison, discours), mais sous des formes spécifiques. Il leur faut découvrir qu’ils exercent des formes spécifiques de violence, sur eux-mêmes et sur d’autres.
Étienne Balibar, « La violence des intellectuels »,
Ligne n° 25, Violence et Politique, 1995, 9.

PINAR SELEK*
Les possibilités d’inventer la politique malgré la « violence extrême »
(Étienne Balibar)

Résumé : L’examen de l’espace militant en Turquie permet de mettre à l’épreuve une perspective dynamique en montrant à la fois l’influence de l’environnement sur l’action collective et le caractère non structurel, relationnel, dynamique et par conséquent complexe de celle-ci. L’analyse de cet espace, en renvoyant à une pluralité d’expériences, donne maintes occasions de comprendre comment les différents mouvements contestataires, malgré la répression, co-construisent les contextes et se co-construisent. En 1980, un nouveau cycle de contestation apparaît, et ce, malgré la répression meurtrière. Celui-ci entraîne plusieurs innovations dans le répertoire et les
modalités d’organisation et d’action. Dans un contexte de crise, ce registre d’action non partisan avec sa fluidité, renforce la capacité de l’anti-violence.

Mots-clés : violence, répression, contestation, action collective, cycle de contestation, répertoire

Özet : Türkiye sosyal mücadeleler alanının incelenmesi, kollektif eylem üzerindeki çevresel etkilerin yanında, bunun yapısal olmayan, ilişkisel, dinamik, sonuç olarak karmaşık karakterini yeniden gösteriyor. Bu alanın analizi, büyük bir deneyim zenginliğine dokunarak, baskı koşullarına rağmen, farklı muhalif hareketlerin nasıl kendilerini ve çevrelerini yapılandırabildiklerini anlamaya olanak sağlıyor. 1980’in ölümcül baskı koşulları içinde, yeni bir muhalefet devresi oluştu. Bu devre, muhalefet repertuarında, eylem ve örgütlenme biçimlerinde bir çok yenilenme yarattı. Kriz koşulları içinde, partizan olmayan bu muhalefet biçimi, kayganlığı sayesinde, şiddet karşıtlığı
kapasitesini güçlendirdi.
Anahtar kelimeler : şiddet, baskı, muhalefet, kollektif eylem, repertuar, muhalefet devresi

Réfléchir avec Étienne Balibar et Hannah Arendt sur la violence extrême nous permet de poser une des questions essentielles du monde d’aujourd’hui : jusqu’où la violence extrême peut-elle limiter la possibilité de la politique ? Étienne Balibar affirme que la violence constitue la question essentielle de la politique et avance le concept de civilité. Selon lui, ce concept ne renvoie pas à la non-violence mais à l’anti-violence (Balibar, 2010, 17). Il distingue trois types d’usages politiques de la violence : la « contre-violence », la « non-violence » et l’« anti-violence ». La première s’appuie sur une logique révolutionnaire qui s’inscrit dans l’horizon général d’une problématique de la souveraineté et dans l’héritage de la Révolution française ou des autres pratiques révolutionnaires. La dialectique hégélienne qui sera source d’influence de ces pratiques restitue un rôle déterminant au devenir dans la transformation politique et à la violence qui fait avancer l’histoire dont elle constitue le moteur. Marx et Engels se réapproprieront ensuite cette thèse à laquelle ils donnent un contenu matérialiste. Les thèses matérialistes historiques de Lénine suivies par celles de Mao, puis d’autres, légitiment davantage l’utilisation de la violence, par l’inévitabilité des conditions historiques. Selon cette logique matérialiste historique, la violence et la contre-violence constituent des conditions structurelles et permanentes de l’existence même de la politique. Dans les pratiques des mouvements contestataires qui s’appuient sur cette conception de la politique, la violence, même retournée contre elle-même, nourrit la violence.

La « non-violence », quant à elle, s’inscrit dans une tradition philosophique et politique, qui recouvre à la fois la description d’un État de droit et des formes variées de contestation de l’ordre social. Constatant que la violence appelle une contre-violence souvent plus intense et plus confuse et refusant de s’y soumettre, Gandhi s’est mis en quête d’une réponse à cette question de philosophie politique : comment contraindre l’autorité politique à reconnaître les besoins légitimes d’un groupe social opprimé ? La théorie politique qui consiste à opposer une fin de non-recevoir sans appel à la violence devient, avec Gandhi, une politique réelle, sur le terrain réel de l’histoire, une action réussie. Balibar, tout en prenant au sérieux la tentative de Gandhi, parle des limites de la solution de la non-violence. Il souligne que la non-violence a réussi à chasser les Anglais des Indes mais n’a pas pu mettre fin aux autres rapports de domination. Le nouveau régime, dans la continuité de celui auquel il s’est substitué, a vérifié encore une fois qu’il est impossible d’en finir avec la violence. Avec l’aspiration d’échapper à une résistance réactionnaire, donc à l’antithèse traditionnelle entre la non-violence et la contre-violence, Balibar propose une politique positive de la création, autour du concept de l’« anti-violence » comme seule capable de traiter et de civiliser les formes de l’extrême violence. Sans réduire ce concept à l’idée de conversion de la violence en droit, en institution ou en sociabilité, il développe la notion de « civilité », qui se différencie de celle de citoyenneté en ce qu’elle en excède le cadre institutionnel et juridique.

En cherchant à répondre à la perte de sens de l’action politique dans la conjoncture actuelle, il propose de civiliser la révolution. Ici, il s’approche de la philosophie politique arendtienne qui distingue la politique qui a le sens de liberté dans la scène de l’action commune et la polis qui est définie comme une activité de gouverner (Arendt, 1995,78-80). La politique avec son sens de liberté est-elle possible dans les conditions de la violence extrême ? La contestation contre la répression est-elle condamnée à la violence ? Comment s’en sortir ? Comment construire une civilité sous de multiples rapports de domination articulés ? Quand l’extrême violence en tant que rapport de force anéantit-elle la possibilité même du champ conflictuel ou stratégique, peut-on sortir du cycle de violence ? Si oui, comment ? Cet article va essayer de répondre à ces questions, à partir des expériences dans l’espace militant en Turquie, et présenter une vraie tentative de politique positive de la création. Comment cela peut-il être possible dans un contexte de forte répression, dans une Turquie caractérisée par un régime oppressif, de fortes tensions intérieures et une succession de gouvernements néoconservateurs ?

Étonnement devant la révolte
Au printemps 2013, la créativité, l’humour, le pacifisme résistant et la multiplicité des formes d’action exposés au cours des manifestations de la place Taksim, par exemple, ont créé l’étonnement national et international qui a fait parler du « mai 68 turc », du « printemps turc » ou de la « Commune de Taksim ». On a vu des militantes de diverses appartenances ethniques, sexuelles et politiques défendre leurs espaces et styles de vie, visiblement différents les uns des autres. Leurs paroles se diffusaient rapidement et de manière constante ; les slogans adoptés se répandaient dans tout le pays et dans les différentes couches de la société. Malgré une répression meurtrière conduite par la police, la résistance pacifique et déterminée de centaines de milliers de personnes, principalement des jeunes, n’a pas été vaincue. Les manifestations de Taksim se sont transformées en de multiples rencontres, protestations et actions très diverses et se poursuivent encore aujourd’hui, sans discontinuer.

Comment comprendre cette « révolte étonnante » ? Révolte contre les multiples rapports de domination, révolte contre les anciens modes de mobilisation, révolte face à la violence. Étonnante, parce qu’elle est apparue comme si elle tombait du ciel. De fait, non. Ce qui est « nouveau » est lié aux transformations sur lesquelles elle s’appuie. Sans examiner ses dynamiques sociopolitiques et historiques, il est très difficile d’analyser cette actuelle résistance « inattendue » et de saisir comment et pourquoi l’aspiration à la liberté, à la civilité, à l’anti-violence se manifeste ainsi dans la Turquie contemporaine. Par un examen attentif des trajectoires des mouvements dans cet espace, nous allons découvrir que bien avant ces mobilisations, durant la période de peur et de paralysie liée au troisième coup d’État de 1980, apparaît un nouveau cycle de contestation qui déconstruit le répertoire de contestation basée sur la violence et la contre-violence. Le champ politique et l’espace militant contestataire propres à la Turquie d’aujourd’hui résultent d’équations sociopolitiques trop complexes pour être traitées de manière exhaustive. Ce pays, carrefour aux portes de l´Europe, héritier de l’Empire ottoman, a connu une expérience démocratique précoce. Malgré le système parlementaire, l’État, en s’imposant comme la figure centrale de la démocratie, a donné au régime une dimension autoritaire, notamment du fait que l’armée y a pris le pouvoir à plusieurs reprises. Depuis les premières élections libres et l’alternance démocratique en 1950, la vie politique y a été rythmée par des cycles décennaux : en 1960 a eu lieu le premier coup d’État militaire ; en 1971 le deuxième ; enfin, en 1980, le troisième.

Entre les années soixante et quatre-vingt, l’espace militant contestataire est principalement occupé par la gauche qui rassemble des centaines d’organisations illégales ou légales. Ce vaste mouvement englobe dans sa stratégie l’ensemble des causes politiques défendues par l’opposition et joue un rôle essentiel dans l’écriture du répertoire militant. Comme de nombreuses recherches sur les différents mouvements contestataires le montrent (Peñafiel, 2012 ; Cefai, 2009 ; Sommier, 2008, Dufour et al., 2012), en Turquie aussi, la répression renforce la tendance à la radicalisation des mouvements de gauche. Pour faire face à la répression de l’État, la contestation se radicalise à différentes échelles : des formes de lutte de guérilla apparaissent, plusieurs organisations révolutionnaires sont constituées, avec des liens internationaux… Avec le coup d’État militaire de 1971, cette radicalisation de la gauche dont les leaders révolutionnaires sont emprisonnés – et les trois principaux exécutés – renforce la logique de contre-violence et participe à l’écriture du répertoire militarisé dans cet espace. Quand le gouvernement militaire quitte le pouvoir quelques années plus tard, différents groupes de gauche trouvent l’opportunité de se reconstruire et de se multiplier, entrant dans un processus de radicalisation.

Cela rappelle le processus de radicalisation des mouvements de la gauche en Italie qui a conduit à sa défection.
« Le processus de radicalisation qui caractérise le cycle italien (et conduit à son épuisement par la défection et l’élévation des coûts de l’engagement) est par exemple grandement lié aux compétitions entre groupes d’extrême gauche, mais aussi à leur confrontation sur le terrain de la rue avec les militantes d’extrême droite qui seront par ailleurs aussi utilisées, à travers la stratégie de la tension, à des fins de contre-mobilisation par une frange des services secrets militaires » (Sommier, 1996 ). En Turquie, après le deuxième coup d’État (1971), la même radicalisation des mouvements de gauche augmente les coûts de l’engagement et conduit à des divisions dans le mouvement qui donnent lieu à des conflits internes meurtriers. Plus les mobilisations animées par l’extrême gauche se trouvent confrontées au mouvement nationaliste, plus la violence provoquée par ces interactions augmente, ceci jusqu’au coup d’État militaire de 1980. Afin d’empêcher, voire de réprimer des formes de mobilisations massives dans le pays (rappelons qu’en 1979, le régime du Shah était tombé en Iran sous la poussée de puissantes manifestations), l’armée s’empare du pouvoir pour installer un nouveau régime. Celui-ci ne sera confié aux civils qu’en 1983 (mais toujours sous contrôle militaire). Dans ces années de terreur, des centaines de militantes sont tuées, un million de personnes sont confrontées aux interrogatoires de police et pendant deux mois les emprisonnements se comptent par centaines de milliers à travers le pays. (Voir les rapports de la sous-commission de recherche « 12 septembre » de l’Assemblée nationale, 2012). Voir aussi : Türkiye İnsan Hakları Raporu (rapport des droits humains en Turquie par la Fondation des droits humains), (1996.) L’opposition est dispersée, car tous les syndicats, associations, partis de gauche sont interdits et les militantes politiques tuées, emprisonnées, exilées ou condamnées à la clandestinité. La peine de mort, par exemple, est requise même contre les syndicalistes. Ce régime, qui gagne en stabilité à long terme, traumatise durablement une génération pour laquelle il devient impossible de concevoir un engagement politique au cours de la décennie suivante.

Que s’est-il passé depuis trente ans dans l’espace militant protestataire en Turquie, depuis le climat de paralysie qui s’est installé dans le pays à la suite du troisième coup d’État militaire de 1980 ? Si ce dernier marque une rupture dans l’histoire contemporaine de la Turquie, ce n’est pas seulement par sa brutalité et son ampleur, ni par la stabilité du régime qui en a résulté, mais aussi par la naissance d’un nouveau cycle de contestation1. Malgré la répression meurtrière qui ne permet à aucune opposition de s’exprimer, les nouveaux mouvements, de manière inattendue, sortant du cercle traditionnel, partant d’autres suppositions, parlant de rapports sociaux « inconnus », réussissent alors à activer des scènes de dissensus et déclenchent un nouveau cycle de contestation en Turquie autour de causes inédites.

Cette émergence inattendue paraît aller à l’encontre des théories occidentalo-centrées, par exemple, de la théorie de la Structure des opportunités politiques qui pose aux mouvements sociaux des conditions favorables ou défavorables pour leur mobilisation en admettant que l’absence de répression exercée par les autorités politiques, l’instabilité des alignements politiques ou bien l’ouverture institutionnelle rendent la mobilisation plus aisée en diminuant les coûts de l’action protestataire (Tarrow, 1993 ; Tarrow et al. 2008). Cette théorie qui a fait l’objet de critiques sur son usage routinier, sa vision statique de l’État et son caractère poreux, empêche de s’intéresser aux processus, en se focalisant seulement sur les facteurs objectifs (Edmondson, 1997 ; Filleule, 1997 ; Goodwin et al, 2003 ; Fillieule et al., 2005). Est-ce que, indépendamment de la capacité mobilisatrice du groupe lui-même, ce sont les structures et les évolutions conjoncturelles du système politique qui déterminent la mobilisation ? Selon Charles Tilly, l’évolution des modalités de protestation politique est étroitement dépendante de facteurs politiques : les modifications du schéma répressif et de facilitation devraient avoir deux effets connexes : « diminuer ou augmenter le niveau d’action collective, changer l’attrait relatif des différentes formes d’action collective » (Tilly, 1978).

Peut-on faire dialoguer la théorie de la structure des opportunités politiques avec celle de Balibar, selon laquelle certaines situations d’extrême violence manifestent soit la destruction de toute identité du sujet, qui le réduit lui-même à l’état d’objet, soit la complète adhérence du sujet à une identité absolue, sur le mode d’une violence « ultra-subjective » qui cherche à éliminer en elle et en dehors d’elle toute trace d’altérité ? Ce qui diversifie ces deux théories, c’est la question de Comment s’en sortir ? posée par Balibar, mais pas par Tilly ou Tarrow. Balibar insiste sur les effets extrêmes de la violence sur l’identité des sujets, qui donne toute sa signification à la nécessité d’une politique de « civilité ». En tant qu’action agissant sur la scène des conflits d’identification et de l’imaginaire des identités, la civilité suppose la réflexivité critique des acteurs politiques sur eux-mêmes et les identités qu’ils performent dans un « double mouvement simultané de dés-identification et d’identification » (Balibar, 1997, 49). Cette précision est proche de la philosophie arendtienne qui insiste sur le fait que la politique n’est pas un champ de l’existence d’identité, mais qu’elle est ponctuelle (Arendt, 1995). Elle est le champ de la nouveauté, de l’initiative qui prend naissance dans « l’espace intermédiaire ». Selon Arendt, la pensée politique est essentiellement fondée sur la faculté de juger. Jacques Rancière, quant à lui, définit le « processus de subjectivation [comme] un processus de désidentification ou de déclassification. La subjectivation politique est […] un croisement d’identités reposant sur un croisement… » (Rancière, 1998). De ce point de vue, la politique est une forme dissensuelle de l’agir humain.

Les effets de la répression sur l’espace militant turc
L’examen de l’espace militant en Turquie remet en question les conceptions réductrices de l’action collective et montre que les facteurs macrosociologiques sont insuffisants pour expliquer la contestation. Il permet de vérifier la perspective dynamique et la complexité des dimensions de l’action contestataire, en montrant à la fois l’influence de l’environnement sur l’action collective et le caractère non structurel, relationnel, dynamique et par conséquent complexe de celle-ci. Nous y voyons comment, malgré la répression, les différents mouvements se construisent ensemble, de même qu’ils façonnent les contextes dans lesquels ils interviennent, dans une interaction permanente entre eux et les autres acteurs, y compris l’État 2.

Les effets de la répression peuvent être multiples et variables par rapport aux liens complexes des différents facteurs. Il est possible que les individus s’organisent et créent des mobilisations malgré les contraintes liées au pouvoir monopolistique, donc malgré la répression : après le coup d’État de 1980 en Turquie et l’écrasement du mouvement de gauche qui occupait l’espace militant, un nouveau cycle de contestation apparaît, et ce, malgré la répression meurtrière. La répression qui frappe les mouvements de gauche donne un relief inédit aux revendications basées sur la sexualité, le genre et les appartenances ethniques qui prennent une place sans précédent dans l’opposition.

Le mouvement féministe est le premier à émerger durant cette période de peur et de paralysie qui traumatise durablement une génération. Ses fondatrices ont antérieurement connu une phase de militantisme partisan dont elles ne gardent pas un bon souvenir. Une fois les hommes emprisonnés, elles se sont trouvées psychologiquement abattues, mais « libres » de partager leurs vécus et de réfléchir sur leurs expériences en tant que femmes et sur les rapports sociaux de sexe dans leurs organisations. Cette réflexion est nourrie par les intellectuelles, les jeunes femmes rentrées au pays après leurs études à l’étranger qui ont une expérience directe du mouvement féministe en Europe des années soixante-dix. Les débats autour de multiples traductions entraînent la politisation du mécontentement et les « groupes de conscience » servent de catalyseur au mouvement. Le mouvement féministe est le premier à faire entrer sur la scène politique des sujets comme la sexualité, le corps, le mariage, la reproduction, la famille, auparavant considérés comme des domaines privés, donc non politiques. Il représente une dissidence inédite pour la structure républicaine, car son projet va bien au-delà de la lutte pour l’égalité et remet en cause pour la première fois une émancipation conçue pour servir la Nation, et avec elle, tout l’ordre social. Durant la répression meurtrière qui ne permet à aucune opposition de s’exprimer, il émerge ainsi comme une cause inédite en sortant du cercle traditionnel, parlant de rapports sociaux inconnus et déclenche un nouveau cycle de contestation en Turquie.

Il fait figure d’initiateur (McAdam, 1995), annonçant un cycle de mobilisation, identifiable à des mouvements qui vont en tirer leur inspiration et s’inscrire dans son sillage. Il sert d’incubateur à l’apparition de différents courants comme les écologistes, les libertaires, les antimilitaristes et le mouvement LGBT qui adoptent son mode d’organisation et d’action. Quant à ce dernier, il peut être défini comme « suiviste » parce que c’est grâce aux critiques des pionnières féministes que la question de l’orientation sexuelle peut trouver sa place.
Pendant les années quatre-vingt, les problèmes qu’on supposait privés et confidentiels sont devenus publics ; la sexualité est sortie de son abri et le « privé » est décrit dans un langage provocateur.

L’hégémonie politique et idéologique du mouvement de la gauche marxiste-léniniste ainsi diminuée provoque une revitalisation politique (Sommier, 2001, 11) dans un contexte de crise et une libération cognitive pour redéfinir les formes de domination et le terme « liberté ». Cela donne lieu à une poussée d’autonomie dans plusieurs groupes, à une mutation des formes de mobilisation autour de nouvelles approches de la liberté dans lesquelles rivalisent de multiples organisations interdépendantes. Patriarcat, hétérosexisme, écologie, antimilitarisme, féminisme, écologie sociale sont les sujets des nouveaux débats. Le nouveau cycle de contestation naît à travers la diffusion des nouvelles idées et la circulation de causes inédites. L’anti-autoritarisme est l’esprit à l’origine de ce cycle qui entraîne un changement majeur dans les formes d’action collective. En remettant en cause les vérités idéologiques de l’État-nation et des mouvements de la gauche, les militantes dépassent la contestation de la domination pour mettre en question le savoir dominant et, par conséquent, la certitude de la « vérité ». L’émergence d’un nouveau vocabulaire, de nouvelles interprétations du monde et de nouvelles organisations favorise l’extension des conflits en intervenant sur des thèmes non consensuels. L’espace militant contestataire devient multi-organisationnel par le nombre total d’organisations avec lesquelles il est possible d’établir les liens spécifiques (Russell et al., 1973). Le système monolithique en Turquie qui affecte tous les domaines, du champ politique à la vie privée, en faisant ressortir la structure intersectionnelle des rapports sociaux de classe, de sexe, de sexualité et d’ethnicité, participe à la constitution des conditions de leur émergence et encourage les alliances entre les mouvements contestataires. Leur besoin d’agir ensemble, comme adaptation tactique, contre la répression étatique, favorise les alliances avec les mouvements de gauche, malgré leur défiance – qui est toutefois gérable grâce à leur lien de parenté, à un répertoire commun et à une même culture politique. Leurs convergences renforcent leurs capacités. Le caractère multi-organisationnel de l’espace militant en Turquie s’articule à travers le besoin de se solidariser contre la répression. Cet espace unit, par les relations de dépendance mutuelle, plusieurs acteurs qui mènent différentes luttes contestataires. Mais cette collaboration n’empêche pas l’autonomisation de ces acteurs. Aussi, leur pouvoir de tracer de nouveaux chemins, leur autonomisation ne signifient-ils pas une coupure des relations avec la gauche, mais une transformation et une complexification de ces relations. Ces divers acteurs se mobilisent à partir du même répertoire de gauche et s’y affrontent pour le changer, constituant des ponts entre les réseaux militants. La participation de la nouvelle génération se réalise après les convergences, les croisements des réseaux et les innovations successives de l’espace militant.

Cet espace militant est aussi en Turquie un champ de clivages et de conflits. Les effets des interactions entre ces mouvements dépendent de lignes de fracture relatives à la structuration interne des rapports sociaux au sein desquels ils sont inscrits, à l’autonomisation des intérêts sociaux et du champ de production politique, à l’intégration dans la structure dominante, à leurs diverses modalités de hiérarchisation organisationnelle, enfin à la construction des identités politiques diverses. Les différents niveaux de répression auxquels sont confrontés ces mouvements proviennent de leurs rapports aux autorités, de leurs possibilités de collaboration avec l’État, liées à la perception de la menace qu’ils pourraient représenter. Les structures des organisations facilitent la mobilisation tout en créant différents freins. La construction du « nous » collectif comme un moyen d’action commun ne répond pas à la diversité des militantEs et rétrécit, par conséquent, les organisations en provoquant des clivages et une distance entre les groupes ou les mouvements. La structuration interne des rapports sociaux induit une différence dans l’exercice du pouvoir de représentation et reproduit des déconnexions entre les militantes s, les groupes ou les mouvements, ralentissant ainsi leurs influences réciproques.

Vers de nouvelles voies de la contestation
À travers ces conflits, le cycle de contestation, qui était novateur à ses débuts, en fait naître un nouveau. L’émergence de mouvements contestataires autour de causes inédites ainsi que leur convergence, depuis trente ans, ont une influence sociale qui entraîne elle-même ses propres conséquences. C’est là que se dévoilent les effets de convergences entre différents mouvements contestataires : dans le « tissu complexe des réalités » (Morin, 2005), ces mêmes conflits entraînent plusieurs innovations mutuelles, parce que leurs alliances permanentes donnent lieu à l’apprentissage de luttes communes, à la diffusion des concepts, à l’enchevêtrement des répertoires et à la multipositionnalité des militantEs. Ceux-ci édifient de nouveaux champs de débats politiques à propos de cadrages théoriques sur lesquels les mouvements s’appuient, pour qu’ils répondent davantage aux différentes problématiques de sexe, de classe, de nationalité, d’appartenance ethnique et d’orientation sexuelle. Qu’elle soit technique, stratégique ou fondée sur le besoin, cette interdépendance crée une possibilité d’articulation des différentes causes politiques. Depuis leur émergence, ces mouvements, à force d’être interdépendants dans un contexte conflictuel, portent une volonté d’être non identitaire. Le renforcement de cette volonté d’être non identitaire à l’encontre des mouvances identitaires est l’un des effets de leurs interactions qui, en créant de multiples conflits, provoquent l’élargissement des contenus des revendications de plusieurs groupes. Cela renforce le rapprochement des réseaux militants autour de ces mouvements. Vers 2010, les organisations structurées se trouvent en perte de puissance dans l’espace militant, en confrontation avec de nouveaux acteurs de mobilisations. Les diverses lignes de fracture donnent lieu à une rapide circulation des militantes. Les mouvements constitués au début par les organisations structurées, grâce à leurs convergences, se reconstruisent en englobant les formes d’organisations fluides ou passagères, les communautés et les réseaux militants. La volonté des militantes joue un rôle dans la construction des opportunités d’action contestataire. Le transfert d’activistes entre ces mouvements et la multipositionnalité de certaines activistes favorisent leurs influences mutuelles. Les communautés et réseaux militants, qui se sont élargis grâce aux alliances entre les mouvements, en touchant différents milieux sociaux et en englobant une multiplicité de groupes et d’individus, deviennent plus déterminants dans l’espace militant. L’émergence des réseaux sociaux sur internet et de nouveaux outils de communication renforce et met en avant ces communautés qui se sont substituées aux organisations pour la diffusion des informations ou pour la communication : les communautés militantes constituent, désormais, la dynamique principale de l’action collective, prenant le pas sur les organisations elles-mêmes. En s’appuyant sur les structures préexistantes et en s’ajoutant aux plateformes multi-organisationnelles et éphémères, elles permettent le croisement des militantes et des multiples réseaux, la combinaison de différents répertoires, la diffusion des idées, la circulation de ressources variées. Cette intermédiation, définie par Charles Tilly et Sidney Tarrow (Tilly et Tarrow, 2008), active d’autres mécanismes, comme la diffusion de l’action et facilite la coordination entre les différentes dynamiques de contestation. Sur cette base, le nouveau cycle de contestation se développe alors comme une pluralité de relations, à partir des années deux-mille-dix, dans un espace intermédiaire où les concepts et les répertoires, les idées, les expériences voyagent. Ce registre d’action non partisan renforce la capacité à créer des manifestations imprévues, malgré le contexte répressif. L’autonomie provoque la pluralité et la fluidité qui permettent, à leur tour, d’inventer de nouvelles méthodes d’action en déconstruisant le vocabulaire politique de l’espace militant.

Le dépassement des structures existantes, qui freinent la mobilisation, contribue à faire apparaître l’individualisation de l’action collective. Les mobilisations de ces quinze dernières années en Turquie se constituent de plus en plus comme relation, sans sujets ou avec des sujets in between, autrement dit les sujets entre-deux (Rancière, 1998, 252). Nous rappelons le chemin au-delà d’être objet ou d’être sujet, que Michel Foucault a déjà ouvert : il fait se refléter la subjectivité dans les miroirs en la faisant parler.Gilles Deleuze le suit en disant que le « je » signifie la subjectivité, mais non le « sujet ». Judith Butler, en rappelant Levinas qui parle de la subjectivité sans sujet, souligne l’impossibilité de ce sujet : « il faudrait peut-être, parler d’une subjectivité sans sujet : la place blessée, la meurtrissure du corps mourant déjà mort dont personne ne saurait être propriétaire ou dire : moi, mon corps » (Buttler, 2007 : 88). Dans ces conditions, la subjectivité signifie être en soi, devenir la personne en dépassant sa personnalité. Alfred Grosser, rappelant la définition d’Emmanuel Levinas pour qui « l’identité de l’individu consiste à être le même, à être soimême, à s’identifier de l’intérieur » et non pas « à se laisser identifier DU DEHORS par l’index qui le désigne » pose le problème de la liberté : « les individus, les groupes humains ainsi désignés doivent-ils toujours, doivent-ils vraiment se couler dans le moule que l’index a tracé ? » (Grosser, 1996) La proposition qui émerge de cette formule « dépasser la personnalité » est construite par l’index. Ce qui nous intéresse plus est que, dans cet espace, l’affaiblissement considérable du sentiment d’appartenance à un collectif et à une identité sociale ou politique et la volonté d’agir « sans se couler dans le moule » n’affectent pas la capacité d’action collective dans cet espace. Ces croisements ouvrent l’espace militant aux multiples subjectivations collectives qui ne sont propres à aucune position sociale, politique, idéologique ou identitaire préexistante.

Cette expérience apporte une réponse à la question de Balibar : « Comment s’en sortir ? », en montrant que la contestation contre la répression n’est pas condamnée à la violence. Même si l’extrême violence en tant que rapport de force anéantit la possibilité même de l’action collective, des « révoltes étonnantes » naissent dans l’espace militant en Turquie, des tentatives de civiliser la révolution par des méthodes anti-violentes, par des politiques positives de la création. Cela rappelle le constat d’Arendt qui souligne que « l’être humain lui-même possède manifestement le don de faire des miracles. Ce don, nous l’appelons dans le langage courant agir. C’est à l’agir qu’il revient en particulier de déclencher un processus, […] ou, pour le dire de façon kantienne, de commencer par soi-même une chaîne » (Arendt, 1995). Par conséquent, la violence extrême peut limiter la possibilité de la politique jusqu’à la possibilité de garder la faculté de juger. Quand, par différentes adaptations tactiques, cela devient possible, la contestation peut ouvrir de nouvelles voies autour de l’anti-violence. C’est possible. Dans cette conjoncture, plusieurs militantes sont en train de répondre à l’assertion de la perte de sens de l’action politique en montrant que la faculté de juger et la décision constante de prendre l’initiative peuvent troubler la normalisation des transformations. Avec cette expérience de liberté, l’action politique gagne son sens.

Pinar Selek.

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TARROW Sidney, Democracy and disorder : Protest and politics in Italy, 1965-1975, 1989, Oxford
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TARROW S., 2008, « Cycles ou collective Action », in Social Science History, n° 17

TARROW S. et TILLY Charles, Politique(s) du conflit, 2008, Paris, Éditions des Presses de
Science Po

TILLY Ch., From Mobilisation to Revolution, 1978, New York, Random Hause.

TILLY Ch. et TARROW S., Politique(s) du conflit, De la grève à la révolution, 2008, Paris, Éditions
des Presses de Science Po.

NOTES
* sociologue, docteure en Sciences politiques.
1. Cycle de mobilisation est un concept proposé par Sidney Tarrow, dans une étude
consacrée aux mouvements sociaux en Italie, dans les années soixante et soixante-dix
(Tarrow, 1989).
2. L ’ exemple de l’espace militant de la Turquie « plaide in fine pour un
approfondissement de la réflexion sur les contraintes discursives contribuant à définir
les contextes de mobilisation » (Fillieule, 2005).

http://www.ruedescartes.org/articles/2015-2-les-possibilites-d-inventer-la-politique-malgre-la-i-violence-extreme-





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