Alors que le pouvoir turc réprime son peuple dans le sang et emprisonne ses opposants, le premier roman de Pinar Selek, sociologue et militante des Droits de l’Homme, aujourd’hui exilée en France, est plus qu’un portrait de la ville d’Istanbul et de celui d’une génération. C’est un puissant appel à la liberté et à la fraternité.
De Pinar Selek, certains connaissent la chercheuse et la sociologue, la militante engagée et la féministe courageuse qui a mené tant de combats pour la liberté d’expression et les Droits de l’Homme en Turquie. Condamnée en janvier de cette année à la prison à perpétuité pour un attentat qui n’a jamais existé (voir cet entretien), elle est depuis 15 ans la victime d’une invraisemblable persécution politico-judiciaire. Bien que des expertises aient démontré que l’explosion en 1998 au Marché aux épices d’Istanbul qui a fait 7 morts, était en fait un accident dû à une explosion de gaz, le pouvoir d’Erdogan et la justice turque s’acharnent contre celle dont le seul tort est son grand courage : torturée pendant une semaine puis emprisonnée deux années, elle a refusé de livrer l’identité des militants kurdes sur lesquels elle conduisait une enquête sociologique. Elle en paye le prix fort par un exil contraint, d’abord en Allemagne, et aujourd’hui en France. Son combat, devenu exemplaire pour toutes les luttes de défense de la liberté de recherche, lui vaut le soutien de nombreux collectifs ( voir ici et là), en Turquie comme en France, dans d’autres pays d’Europe, et à Strasbourg où elle fait sa thèse en bénéficiant du soutien de l’Université qui l’a mise sous sa protection académique.
Et si j’entamais mon récit à la manière de Sema ? Il était une fois…
Mais non, je ne peux pas. Ce n’était pas un conte. C’était la réalité.
La maison du Bosphore est construit autour deux couples. Salih est kurde, il aime Sema. Tous deux sont de milieu populaire et habitent le quartier pauvre de Yedikule. Elif et Hasan appartiennent aux classes aisées, cultivés. Hasan est violoniste, reçu au conservatoire de Paris. Le père d’Elif, opposant politique, est en prison. Il habitent tous deux le quartier de Bostanci, « le quartier des riches » comme dit Sema, quartier aux merveilleuses odeurs. Et Pinar Selek, qui excelle dans l’art de restituer la vie et l’atmosphère de ces deux quartiers historiques d’Istanbul, va faire communiquer ces deux mondes. Le père d’Elif, sorti de prison, installe sa pharmacie dans le quartier pauvre de Yedikule. La pharmacie va devenir le lieu autour duquel se construit toute une communauté, d’origines et de classes sociales différentes, faite de solidarité et d’entraide, entre kurdes, arméniens et turcs. On y retrouve Handé, la prostituée sauvés par « Le Singe », un enfant des rues. On y découvre cette fraternité vraie qui fait du roman de Pinar Selek une utopie sociale et politique, emprunte d’une profonde humanité.
C’est que le roman de Pinar Selek est aussi livre d’éthique, de philosophie, de sociologie et d’histoire. C’est un poème de la vie, où l’art a une grande place. Pas seulement par les formes multiples d’une écriture qui fait appel à la poésie et au conte. Mais aussi et surtout par le rôle central qu’y joue la musique, et plus précisément le doudouk. Instrument à double hanche, d’origine arménienne, le doudouk accompagnait le cinéma muet en Turquie. Sa musique mélancolique transparait puissamment dans la prose de Pinar Selek et accompagne parfois les présentations qu’elle fait aujourd’hui de son livre, en librairie. Le doudouk est l’instrument qui réalise la fraternité entre les kurdes, les arméniens et les turcs. Il y a au milieu du roman une scène d’une grande force : Artin, l’artiste menuisier arménien, a fabriqué avec Salih le kurde, deux doudouks qu’ils offrent ensemble à Hasan et Rafi.
Rafi, joueur de doudouk, est un personnage important du roman. Ami de Hasan le violoniste, il est un ashik, l’équivalent d’un troubadour. Tous deux formeront une troupe de musiciens, à Paris et sur le routes de l’Europe. Hasan dira, en évoquant son ami parti en Arménie après le tremblement de terre : « Le doudouk est notre voix à tous deux. La voix du partage, de l’amour, de l’amitié ». Plus avant, Pinar Selek construit explicitement un lien entre le doudouk et l’engagement politique. Elif, passée dans la clandestinité et engagée dans un groupuscule révolutionnaire, « n’entend même plus sa propre voix », dira Hasan, qui craint d’avoir perdu celle qu’il aime. La révolutionnaire ne pose plus de question : « Elif s’est tue ». Le doudouk délivre alors au lecteur un enseignement éthique et politique. Il incarne tout ce qu’un engagement extrémiste détruit : l’amour, l’amitié, la socialité, le questionnement. L’art se fait alors critique du politique.
Elif dira à propos de son engagement révolutionnaire : « J’étais de l’eau amère ». Et Hasan de l’interroger : « La révolution est-elle viable si on est coupé de la vie ? ». Une question d’une actualité brûlante, aujourd’hui, pour les milliers de turcs qui demandent plus de liberté. Pinar Selek y a répondu doublement. Par son premier roman qui est un poème de la vie. Par la voix du père d’Elif qui conseille à sa fille de prendre le chemin « d’une lutte ouverte et démocratique ».