Le chef de l’État se rend lundi et mardi à Ankara et Istanbul pour une visite historique, la première depuis 1992, et, surtout, la première depuis le froid diplomatique jeté par la présdience Sarkozy. Mais elle survient alors que le gouvernement d’Erdogan sombre chaque jour davantage dans l’autoritarisme.
De l’art du contretemps. C’est une visite historique et une marque de rupture avec le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Mais elle arrive au pire moment. François Hollande se rend lundi et mardi à Istanbul et Ankara, à l’invitation d’un exécutif turc discrédité depuis la révolte de la place Taksim, empêtré dans un vaste scandale de corruption et qui a dangereusement dérivé vers l’autoritarisme.
Dès son arrivée à l’Élysée, en mai 2012, François Hollande s’est attaché à renouer avec le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan qui entretenait des relations détestables avec Nicolas Sarkozy. Celui-ci s’était illustré par des déclarations fracassantes contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, et son soutien à la loi pénalisant le négationnisme du génocide arménien, définitivement votée en 2012 avant d’être abrogée par le Conseil constitutionnel, avait provoqué une crise diplomatique entre la France et la Turquie.
La glaciation entre les deux pays s’était illustrée à l’occasion du seul déplacement de Nicolas Sarkozy à Ankara, en février 2011 : il y était allé en tant que président du G20, avait refusé d’y faire une visite d’État et n’était resté que cinq heures sur place. « La Turquie et les relations franco-turques méritent bien plus que cela »,avait protesté le premier ministre turc, au pouvoir depuis 2003.
Autant dire que la visite d’État de François Hollande, la première d’un chef d’État français depuis celle de François Mitterrand en 1992, revêt une valeur toute particulière. Elle aurait dû symboliser la rupture avec son prédécesseur, la fin de la stigmatisation permanente des musulmans, sur le territoire national comme à l’étranger, et l’ouverture à un acteur majeur sur la scène internationale, très impliqué en Syrie, dans les printemps arabes ou en Irak, dans la lignée du discours de Tunis, en juillet 2013, quand le président socialiste avait estimé que l’Islam était compatible avec la démocratie. Ce déplacement « s’inscrit dans la démarche engagée depuis 20 mois pour renouer un dialogue constructif », explique-t-on à l’Élysée.
Mais, de façon encore plus éclatante qu’en Tunisie, François Hollande arrive à contretemps. Depuis plus d’un an, le gouvernement turc dirigé par les musulmans-conservateurs de l’AKP est empêtré dans une crise d’État permanente et s’illustre par ses dérives autoritaires de plus en plus patentes. Au printemps dernier, les manifestations et l’occupation de la place Taksim d’Istanbul ont été violemment réprimées par les forces de l’ordre, causant la mort de plusieurs civils. En France, la commission des affaires étrangères, présidée par Élisabeth Guigou, avait bloqué in extremis la signature d’un accord de coopération policière entre les deux pays, prévoyant, entre autres, l’exportation du fameux « savoir-faire » français en matière de maintien de l’ordre. Cet accord n’a toujours pas été ratifié.
En fin d’année dernière, la mise en accusation d’une cinquantaine de responsables politiques, dont le fils d’Erdogan, et d’hommes d’affaires dans un vaste scandale de corruption dans le BTP a provoqué un nouveau raidissement sans précédent du régime. D’incroyables purges, les plus importantes de l’histoire de la Turquie, ont été organisées dans la police et la justice : la vague la plus récente, le 22 janvier dernier, a concerné 96 juges et procureurs dont l’affectation a été changée ! À la direction de la sûreté d’Ankara, il ne reste plus à ce jour un seul fonctionnaire (ils étaient 1 500 policiers) à avoir été en place le 17 décembre dernier, jour du lancement de l’enquête pour corruption. Depuis un mois, avec ceux des autres grandes villes, pas moins de 4 000 policiers, du plus bas au plus haut grade, ont perdu leur place. Erdogan a également présenté une réforme de la justice qui prévoit de placer les magistrats sous l’autorité de l’exécutif.
« Même pendant les coups d’État, on n’a pas assisté à une telle purge de la police. Le gouvernement est en train progressivement de remettre en cause les éléments fondamentaux de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit en Turquie »,dénonce Jean Marcou, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, cité par RFI. En arrière-fond, se joue une bataille féroce entre conservateurs, entre l’AKP et la confrérie Gülen qu’Erdogan accuse de vouloir renverser le gouvernement.
C’est dans ce contexte que François Hollande sera à Ankara lundi pour ses entretiens avec le président Abdullah Gül et le premier ministre Erdogan. À l’Élysée, les conseillers du chef de l’État concèdent leur embarras mais assument de maintenir le déplacement, critiqué par plusieurs démocrates turcs, à deux mois des élections municipales en Turquie. « C’est une question classique de politique étrangère. C’est un cas d’école. Quand un pays est dans une situation donnée, faut-il lui tourner le dos ou essayer de peser sur la situation ? Cette visite n’a pas été choisie pour répondre à ces événements. Maintenant, elle existe et le président de la République portera les messages utiles vis-à-vis de ses interlocuteurs turcs. Ce sont les messages qui sont portés par l’Europe », explique un conseiller, lors d’un briefing organisé quelques jours avant le départ de la délégation française.
Pour l’entourage de François Hollande, c’est même parce que les ponts ont été rétablis entre Paris et Ankara depuis mai 2012 et que les négociations d’adhésion avec l’Union européenne ont très timidement repris, que le président français peut aller en Turquie pour rappeler « les principes (…) sur le respect de l’État de droit, le respect des libertés, la séparation des pouvoirs ». « Il vaut mieux discuter que de laisser un pays à la frontière de l’Europe choisir une orientation qui ne serait pas de notre intérêt. De ce point de vue, ce n’est pas à contretemps. La démarche engagée depuis 20 mois permet de porter ces messages. Sinon, nous aurions été dans l’impuissance », insiste un conseiller français.
François Hollande peut s’appuyer sur la ligne tenue par les institutions européennes, qui ont reçu Erdogan à Bruxelles, le 21 janvier. Le président du conseil Herman Van Rompuy et le président de la commission José Manuel Barroso ont exprimé leurs « sérieuses préoccupations » sur la réforme de la justice turque. Le président français a également décidé de ne pas cantonner la liste de ses interlocuteurs aux seuls représentants du gouvernement : il a prévu de rencontrer lundi le président du principal parti d’opposition, le CHP (parti républicain du peuple), Kemal Kiliçdaroglu.
À Ankara et à Istanbul, François Hollande devrait également redire qu’il est favorable à la poursuite des négociations entre la Turquie et l’Union européenne. Fin 2013, un nouveau chapitre a été ouvert, signe d’une timide éclaircie après les blocages provoqués par la Turquie, par la Commission européenne ou par la France de Nicolas Sarkozy.
Mais, depuis la campagne présidentielle, le chef de l’État reste très flou sur sa volonté de voir la Turquie adhérer un jour à l’Union européenne. Premier secrétaire du PS, il s’y était dit favorable en 2004, mais le candidat à la présidentielle avait botté en touche et, en 2012, il s’était contenté d’affirmer que « ça ne se fera pas durant le prochain quinquennat ». « Des engagements ont été pris, ils doivent être tenus. Cet engagement, c’est de conduire des négociations d’adhésion. La deuxième conviction, c’est que le processus ne préjuge pas de son aboutissement, ni dans son calendrier, ni le choix qui sera fait par les peuples turc et européens », dit-on aujourd’hui dans l’entourage du chef de l’État.
L’appât des grands contrats
Au-delà des enjeux de politique intérieure et des dérives du gouvernement de l’AKP, François Hollande est très sensible à la question arménienne. Cet engagement de longue date ne relève pas que d’un calcul électoral, mais aussi d’une conviction personnelle. Avant son élection, il a été un temps conseillé par Mourad Papazian, coprésident du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF). « Il y a deux questions de politique étrangère où François Hollande a vraiment une inclination personnelle de longue date : l’Algérie et l’Arménie », dit l’un de ses amis.
Il avait été favorable à la loi pénalisant le négationnisme du génocide arménien et, candidat, avait promis le dépôt d’une nouvelle loi. Pour l’instant, il n’en est rien, tant la censure du Conseil constitutionnel complique toute nouvelle démarche. Mais François Hollande n’a jamais renoncé – il l’a redit récemment aux représentants des Arméniens en France, à qui il a également promis de se rendre en Arménie en mai 2014.
« Sa conviction est que toutes les victimes ont le droit à la protection de leur mémoire. C’est dans le cadre juridique qui est le nôtre, celui du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme (elle vient de décider que nier le génocide arménien n’est pas un délit – Ndlr), que les moyens sont mis en œuvre pour exercer le devoir de vigilance », explique un conseiller du chef de l’État. À Istanbul mardi, François Hollande a prévu de rencontrer la veuve de l’écrivain et journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink, assassiné par un nationaliste turc en 2007. Il devrait aussi « encourager la Turquie à trouver les mots pour apaiser et refermer les blessures du passé », selon un de ses conseillers.
Le chef de l’État français aura aussi à s’exprimer sur les persécutions judiciaires subies par la sociologue turque Pinar Selek, spécialiste des Kurdes, aujourd’hui réfugiée en France. La Turquie a demandé son extradition et la France se mure dans le silence. « Depuis que Pinar Selek a été mise par la Turquie sur la liste rouge des personnes recherchées par Interpol, le gouvernement n’a publiquement manifesté aucune réaction. Nous attendons toujours de la part du gouvernement français une prise de position publique claire et ferme : “Non, la France ne livrera pas Pinar Selek” », ont récemment dénoncé de nombreux sociologues français, dont l’Association française de sociologie, Luc Boltanski, Rose-Marie Lagrave ou Éric Fassin, dans une tribune publiée sur Mediapart.
François Hollande pourrait également évoquer l’enquête en cours sur l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris et la piste d’un crime d’État. Le tireur présumé, un Turc de 31 ans, Omer Güney, est soupçonné d’avoir agi pour le compte de donneurs d’ordre en Turquie, rapporte Libération. Un dossier forcément explosif pour l’Élysée qui refuse de s’exprimer et renvoie vers les ministres compétents. « Ce sont des procédures en cours. L’essentiel est que la lumière soit faite », dit un conseiller de François Hollande. Avant de glisser devant la longue liste de questions épineuses : « On pourrait peut être passer au voyage aux Pays-Bas ! »
Dérive autoritaire du gouvernement Erdogan, répression policière des manifestations, acharnement sur Pinar Selek, possible assassinat télécommandé de militantes de la cause kurde à Paris, non-reconnaissance du génocide arménien : si rien n’a pu convaincre François Hollande de renoncer à son voyage en Turquie, c’est aussi, et peut-être surtout, pour des raisons économiques. Le programme du président de la République est pour moitié consacré aux échanges commerciaux entre les deux pays – la journée de mardi à Istanbul – et il est accompagné d’une très importante délégation de chefs d’entreprise, des PME (dont le président de la CGPME) mais aussi des grands groupes comme Areva, Alstom, la SNCF, GDF-Suez, Thales, CMA CGM, Sanofi ou Sofiprotéol.
Depuis qu’il est élu, François Hollande cherche à améliorer la balance commerciale française – c’est le message qu’il a délivré partout où il s’est rendu, récemment encore en Israël. Avec son taux de croissance, la Turquie représente une manne potentielle considérable. Cet automne, Arnaud Montebourg s’est déjà rendu sur place pour discuter de la construction de la centrale nucléaire de Sinop, à laquelle Areva et GDF-Suez participent. « L’objectif de nos deux pays est de faire de nos relations économiques reconstruites le point de solidité entre nos deux pays, quelles que soient les vicissitudes politiques », avait-il déclaré.
« Sous l’ère Sarkozy, beaucoup d’entreprises françaises ont perdu des parts de marché dans les contrats publics », a expliqué au Figaro Bahadir Kaleagasasi, coordinateur international de la Tüsiad, le Medef turc, que François Hollande doit rencontrer mardi matin. Entre 2002 et 2012, la part de marché de la France en Turquie a chuté de 6,3 % à 3,2 %, alors que, dans la même période, la Turquie, avec ses 76 millions d’habitants, a vu son PIB multiplié par trois. La France lorgne tout particulièrement sur le marché de la santé, les investissements ferroviaires, évalués à 45 milliards de dollars d’ici 2035 et ceux de l’aéronautique, estimés à 50 milliards d’ici 2020.
Mais là encore, le président de la République n’arrive pas au meilleur moment : depuis la révélation du scandale de corruption qui menace le cœur du régime, le 17 décembre, et dans le sillage de la fragilisation des pays émergents sur le marché des changes, la livre turque ne cesse de se dévaluer (lire l’article de Martine Orange). Au point de laisser craindre une grave crise économique.
Lénaïg Bredoux