Pinar Selek « À travers moi, le pouvoir cherche à faire un exemple »

L’universitaire turque a été condamnée, l’année dernière, 
à la prison à vie à l’issue d’une procédure judiciaire de quinze ans ponctuée de trois acquittements. Malgré son statut 
de réfugiée politique en France, 
Ankara réclame 
son extradition. 

Les médias turcs ont révélé, ces dernières semaines, que la Turquie avait demandé à la France de vous extrader pour que vous purgiez votre peine de prison à vie dans votre pays. Comment avez-vous réagi ?

Pinar Selek. Cela ne m’a pas surprise parce que la presse avait déjà évoqué cette demande d’extradition fin avril, trois mois après ma condamnation. Cette annonce a de nouveau fait la une des journaux le mois dernier. Je n’ai pas compris pourquoi puisque les médias en avaient parlé. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une nouvelle demande d’extradition.

Pourquoi cette demande d’extradition est-elle de nouveau médiatisée ?

Pinar Selek. C’est peut-être parce c’était une façon d’influencer la décision du procureur de la Cour de cassation, qui a demandé la confirmation de ma condamnation deux jours seulement après cette médiatisation. La Cour de cassation doit encore se prononcer sur mon affaire. Jusqu’à présent, le procureur de cette Cour avait toujours demandé l’annulation de mes condamnations. Mais le pouvoir a changé de procureur il y a un an.

Vous avez obtenu de la France 
le statut de réfugiée politique. 
Est-ce une garantie suffisante pour éviter d’être extradée ?

Pinar Selek. Je crois que ce statut me protège. Mais cela n’empêche pas la Turquie de continuer à s’intéresser à moi. On voit qu’ils ne m’oublient pas. Je me sens aussi protégée par tous les soutiens qui m’entourent, notamment celui du président de l’université de Strasbourg, Alain Beretz. La société civile est derrière moi. Le 24 janvier 2013, une quarantaine de Français étaient à Istanbul pour assister à mon procès. Néanmoins, il faut toujours rester vigilant.

Pensez-vous que François Hollande va aborder votre cas avec son homologue turc au cours de sa visite en Turquie qui s’achève aujourd’hui,

Pinar Selek. Je ne suis pas intervenue personnellement auprès du président de la République. Mais je sais qu’il y a des tas de députés qui suivent mon cas et je suis sûre et certaine que le gouvernement est au courant de ma situation. Je suis sûre que François Hollande aura une position nette vis-à-vis de la Turquie dans mon affaire.

Comment expliquez-vous cet acharnement à votre encontre alors que plusieurs rapports d’expertise ont écarté la thèse d’un attentat lors de la mort de sept personnes 
sur un marché à Istanbul, en 1998, 
et ont affirmé qu’une bonbonne de gaz avait explosé accidentellement ?

Pinar Selek. Les rapports disent aussi qu’il n’y a pas eu de témoin. J’ai été envoyée en prison après des accusations portées contre moi par un jeune Kurde qui a été torturé pendant son interrogatoire de police pour lui arracher de faux aveux. Aujourd’hui, il a été acquitté. En réalité, on veut faire de moi un exemple pour intimider les chercheurs, les universitaires, les syndicalistes, les militants. À travers moi, ils s’en prennent aussi à ma famille qui est très connue en Turquie. Mon grand-père a été un des premiers communistes de Turquie. Mon père a été très engagé. Il a fait de la prison au moment du coup d’État de 1980. En Turquie, tout le monde dit qu’il s’agit d’une vengeance familiale. Je suis inquiète pour ma famille, pour mon père et ma sœur. Le pouvoir cherche à donner un message à toute la gauche. Si, après ma libération, je m’étais affalée dans mon canapé et je m’étais tue, je crois que le pouvoir m’aurait laissée tranquille.

Ce que vous n’avez pas fait…

Pinar Selek. Non, je suis devenue un symbole de la résistance. J’ai organisé des manifestations un peu partout. Je ne me suis pas arrêtée. J’ai publié huit livres. J’ai fondé des associations. J’ai utilisé ma médiatisation pour faire avancer des luttes sur les questions arméniennes, le combat antimilitariste avec les objecteurs de conscience, le mouvement LGTB (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), le féminisme… Pendant l’occupation de la place Taksim, en juin 2013, les manifestants avaient donné mon nom à une des allées du parc Gezi, qu’ils tentaient de sauver de la destruction. Je n’ai jamais cessé de déranger les autorités.

 Derrière ce symbole que vous représentez, combien d’universitaires, d’écrivains, de journalistes 
sont-ils aujourd’hui en prison parce qu’ils dérangent le pouvoir ?

Pinar Selek. Tout d’abord, il ne faut pas se limiter au gouvernement d’Erdogan. La répression dure depuis très longtemps, depuis le coup d’État de 1980. Nous avons connu des périodes plus dures que maintenant. Ce fut le cas lorsque mon procès a débuté. J’ai été torturée. Je n’ai pas pu bouger un petit doigt pendant six mois. Aujourd’hui, la torture systématique n’est plus de mise. Mais nous assistons à une torture juridique. Il y a une trentaine de journalistes en prison aujourd’hui. La Turquie est le troisième pays au monde pour le nombre de journalistes emprisonnés. Et les cas similaires au mien sont une centaine. Lorsqu’on est mis en prison, on ne connaît pas les charges qui pèsent sur nous. On est sans cesse dans l’attente d’informations. Le système juridique ne marche pas. Le gouvernement d’Erdogan n’est pas le seul responsable de cette situation car ce n’est pas le seul pouvoir en Turquie. Il doit composer avec le pouvoir militaire, celui de l’administration, des nationalistes, des kémalistes. Ils constituent des États parallèles parfois plus forts que le gouvernement. Au total, le nombre de prisonniers politiques en Turquie est estimé à 10 000, mais lors du coup d’État, il y avait un million de personnes en prison.

Comment jugez-vous l’actuel 
pouvoir du premier ministre 
islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan, en poste depuis dix ans ? Pensez-vous que l’on assiste à une dérive autoritaire et islamiste ?

Pinar Selek. Je ne partage pas cette idée. Je n’ai jamais vu un danger d’une montée de l’islamisme en Turquie. Le danger vient plutôt du néoconservatisme dans le monde entier qui se manifeste au Moyen-Orient et en Turquie par le biais de l’islam. Dans un autre contexte, ce 
néoconservatisme pourrait s’exprimer à travers la religion chrétienne. Ce qui menace la Turquie, le plus grand problème, c’est le nationalisme. Il faut lutter contre lui car les dynamiques démocratiques existent en Turquie mais elles sont fragiles.

Entretien réalisé par Damien roustel

http://www.humanite.fr/monde/pinar-selek-travers-moi-le-pouvoir-cherche-faire-u-557886





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